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Par Philippe Boisseau

Bentolila a raison de dire que les mots doivent être acquis à l’oral et non découverts à l’écrit. En effet, si le vocabulaire est d’abord conquis à l’oral, dans la syntaxe de l’oral, qui lui est plus familière (même s’il a, là aussi, bien des conquêtes à réaliser), l’enfant est dans son vocabulaire comme un poisson dans l’eau. Si, par contre, il l’extrait laborieusement de l’écrit, qui lui est en grande partie opaque, l’enfant ne peut se l’approprier que comme on s’empare du vocabulaire d’une langue étrangère. Il n’y sera jamais vraiment à l’aise.
De même, Bentolila a aussi raison de dire que les textes qu’on donne à lire aux enfants doivent être à leur portée, lisibles à leur âge. Faute de quoi, leur lecture et la découverte du vocabulaire qui l’accompagne ne peuvent être pour eux que des tâches laborieuses et peu efficaces où s’embourbent totalement les moins armés.


Il est intéressant d’ailleurs de rapprocher les deux propositions précédentes (ce que Bentolila ne fait pas). En amont du travail sur les textes de l’écrit, l’enfant doit être aussi entraîné à écouter, à comprendre, à restituer progressivement, à raconter enfin en autonomie des textes de l’oral, des récits, des contes, comme ceux des albums qui les passionnent, non pas lus dans les structures de l’écrit, mais racontés, dits, bien dans des structures de l’oral à portée de chaque âge : des textes de l’oral dont puissent s’emparer des 3 ans, d’autres plus complexes pour les 4 ans, d’autres encore pour les 5 ans. C’est dans un tel cadre syntaxiquement à portée de l’enfant que la diversification de son vocabulaire doit être prioritairement cultivée, si on veut qu’il s’en empare activement pour ensuite s’y mouvoir avec aisance.



De ce point de vue, on est étonné que la solution pédagogique préconisée par Bentolila soit « la leçon de mots« . On n’apprend des mots que dans une syntaxe. La construction de la syntaxe, c’est le moteur qui rend possible l’acquisition d’un vocabulaire de plus en plus riche. Un mot, même simple, n’est bien acquis par l’enfant que s’il l’a découvert et sait l’utiliser dans des contextes syntaxiques variés à sa portée.


Autre source d’étonnement, c’est l’insistance de Bentolila sur des affirmations du genre : Le pouvoir d’information d’un mot est inversement proportionnel à sa fréquence.Ce qui le conduit à affirmer que les 365 mots à apprendre annuellement sont ceux « qu’ils n’auraient pas appris en dehors de l’école ». Cependant en maternelle, il est prioritaire de découvrir pour les comprendre et les utiliser les mots les plus fréquents dans les situations d’échange les plus ordinaires. Les enfants de 3 et 4 ans les plus démunis ne possèdent pas une bonne partie de ces mots. Pour eux, ces mots sont aussi des mots « qu’ils n’auraient pas appris en dehors de l’école ». Si on tente de réformer l’enseignement du vocabulaire, c’est pour aider à la réussite de tous. Les 365 mots annuels de Bentolila sont à intégrer dans un cadre plus large qui inclut des mots plus faciles que beaucoup d’enfants ne possèdent pas non plus et qu’il est prioritaire de leur faire acquérir si on veut assurer leur réussite : à 3 ans les 750 mots les plus usuels, 1500 mots à 4 ans, 2500 mots à 5 ans…


750 mots dès 3 ans ! L’objectif peut sembler démentiel ! Quels vecteurs pédagogiques peuvent rendre cet objectif possible (1) ? :

1 – Des situations choisies dans les thèmes qui passionnent les 3 ans : raconter leurs exploits en salle de grande motricité, raconter la fabrication des gâteaux, des crêpes, de la soupe aux légumes.., parler de l’animal qu’on élève dans la classe, des grands animaux dont on va souvent s’occuper dans la ferme pédagogique voisine… Ventilée dans ces thèmes porteurs, la liste de 750 mots est plus aisément opérationnelle : les mots de la motricité, les mots de la cuisine, les mots des animaux…Le vécu de ces situations, les mots posés par l’adulte dans ce cadre, les feedbacks qu’il propose en écho des approximations de l’enfant tentant de les produire à son tour, permettent une première appréhension en situation de ces mots.


2 – Des photos des enfants en action dans les situations précédentes : motricité, cuisine… peuvent conduire à la réalisation d’albums-échos. Sur la base des réactions spontanées des enfants à leurs photos, on établit des échos bonifiants de leurs tentatives, un peu au-delà de leurs capacités syntaxiques et lexicales du moment. Les interactions adulte-enfant qui s’instaurent autour de tels albums, composés des photos accompagnées de ces échos, aident l’enfant à progresser en syntaxe orale. Les réitérations qu’ils rendent aisément possibles lui permettent de s’emparer parfaitement du vocabulaire mobilisé dans l’album. En finale, il est capable de présenter son album en autonomie.


Ces deux premiers vecteurs permettent de couvrir les mots les plus fréquents d’une liste comme celle de 750 mots : mots grammaticaux, adjectifs et verbes. Pour les noms, moins fréquents, c’est plus difficile.Mais les noms sont aisément représentables ce qui rend possible un autre vecteur pédagogique : celui des imagiers.


3 – Tout thème vécu (qui a pu être renforcé par des albums-échos) gagne à déboucher sur la création d’un imagier. Par exemple, pour la grande motricité, des images de tous les engins et matériels qu’on utilise dans la salle : la montagne, l’échelle, le pont, la tour, le toboggan, une chaise, un banc, une table… mais aussi les parties du corps qu’on met en oeuvre pour se mouvoir : la main, le pied, le bras, la jambe, la tête, le dos, le ventre…



4 – Des jeux : lotos, kims.. réalisés avec ces images permettent des réitérations qui installent parfaitement le vocabulaire visé.



5 – Enfin les albums en syntaxe orale adaptée ou « oralbums » (2) évoqués ci-dessus : textes racontés, dits, bien dans les structures de l’oral à portée de chaque âge et que les enfants s’entraînent à raconter à leur tour peuvent renforcer et compléter la couverture totale de la liste.



Cette approche est tout aussi possible à 4 puis à 5 ans mais évidemment avec des thèmes plus variés permettant de passer de 750 à 1500 mots puis à 2500. A 5 ans, d’autres activités deviennent possibles : jeux de catégorisation (3) , jeux de dérivation, jeux de définition…


Sur cette base diversifiée d’apprentissage du vocabulaire, vers 5 ans, les leçons de mots de Bentolila pourraient, à l’occasion, devenir possibles. Par exemple, lors de la découverte d’un nouvel album en syntaxe orale adaptée qui met en oeuvre le vocabulaire visé dans une syntaxe assez familière. Dans un tel cadre, porté par la sémantique du texte et la syntaxe orale, les enfants, qui savent avoir à s’emparer de l’histoire pour la raconter à leur tour, sont motivés à clarifier le sens des mots qu’ils vont avoir bientôt à déployer eux-mêmes.


L’acquisition du vocabulaire était le souci dominant des leçons de langage d’antan en maternelle (Il y a un demi-siècle). Tournées vers l’émergence du mot, ces leçons multipliaient les questions fermées appelant le plus souvent les réponses enfantines en un mot, celui souhaité justement ! L’objectif vocabulaire se révélait au total très mauvais pour l’autonomie de la prise de parole enfantine. Les leçons de langage de cette époque n’apprenaient pas vraiment à parler à l’enfant. Par ailleurs, il n’existait alors aucun souci de focalisation sur un lexique prioritaire si bien que les mots évoqués pouvaient être très loin des possibilités du moment de la plupart des enfants, les réponses aux questions magistrales émanant le plus souvent des enfants les plus armés par leur milieu familial sans que cela garantisse une quelconque contamination des autres, noyés dans le grand groupe, où ils apprenaient essentiellement à se taire. L’enregistrement dans les années 60 / 70 de telles leçons, la déception qui résulta de leur analyse, conduisit à se méfier de la culture du seul vocabulaire et à accorder une bien plus grande part à la construction de la syntaxe.


Les leçons de mots de Bentolila, son insistance sur les mots peu fréquents, pourraient nous ramener à la case départ !! Des démarches qui ancrent le vocabulaire dans le vécu des enfants : activité / verbalisation de l’activité / album-écho / imagier.., d’autres qui entraînent les enfants à raconter des textes de plus en plus complexes de l’oral… sont absolument indispensables. Les leçons de mots ne doivent pas être considérées par l’école maternelle comme la panacée sur laquelle elle peut compter pour assurer à tous, y compris aux plus démunis, la conquête du vocabulaire diversifié et efficace permettant de réussir à l’école.


Philippe Boisseau


Liens :

Philippe Boisseau sur le site officiel Bien lire !


(1) Pour plus de détails sur cette démarche voir :
Enseigner la langue orale en maternelle, Ph. Boisseau, RETZ (2005)
Pédagogie du langage pour les 3 ans, Ph. Boisseau, CRDP de Rouen (2002)
Pédagogie du langage pour les 4 ans, Ph. Boisseau, CRDP de Rouen (2004)
Pédagogie du langage pour les 5 ans, Ph. Boisseau, CRDP de Rouen (2006)
(2) voir les « oralbums » Ph. Boisseau, RETZ (2007)
(3) Pour plus de détails sur la catégorisation voir : Catégo, S;Cèbe, J-L. Paour et R. Goigoux, Hatier (2002)