« L’autre jour, j’étais sur la plage, tout seul, au bout du port, après la fabrique de glace et le baptistère de Saint-Jean. Deux heures de l’après-midi, un ciel sans nuages et un soleil de plomb. Et de nouveau dans ma tête un vers d’Elytis :
Plus loin que la mémoire barques rouges de pêche
Elytres d’or du mois d’août dans la léthargie de midi…
Devant moi, trois petites filles jouent dans l’eau. Derrière moi, des odeurs de friture de la maison voisine. La mère appelle ses trois filles, de cette voix suraiguë qu’ont les femmes des îles : « Vasso, Antigone, Hélène ! Venez manger tout de suite ! » Deux des filles accourent aussitôt . La troisième reste à jouer dans l’eau. Au bout de cinq minutes, la mère ressort, excédée et se met à hurler : « Antigone ! Vas-tu venir manger, oui ou non ? Tu n’en fais toujours qu’à ta tête ! »
(…)
Dans le monastère de Saint-Jean, il y a une curieuse chapelle, dédiée à saint Basile, dont l’un des murs est entièrement couvert de graffiti représentant un raid des Francs sur le port de Patmos. On y voit des dizaines de bateaux en tous genres, des Francs en armure. Ces graffiti rappellent sans doute la razzia du Vénitien Morosini qui au XVIIe siècle ravagea l’île et détruisit tous les bateaux du port. »
Ton inimitable, familier et érudit, de cet incroyable guide que fut Jacques Lacarrière !
Ce ton s’installe dans L’été grec, publié en 1975: il entrelace les souvenirs de ses différents voyages, superposant plus qu’il ne confronte la première impression et, des années plus tard, les retrouvailles avec le mont Athos ou telle île des Cyclades. L’anecdote succède aux notes de lecture, qui précèdent quelques vers d’un poète grec contemporain ou un croquis de la main de l’auteur. On le suit, pas à pas, au cours d’une promenade à la fois enjouée et recueillie, dans l’espace et dans le temps.
En relisant les différents portraits donnés de lui ces derniers jours, on se rappellera comment cet étudiant (de lettres classiques, mais aussi d’hindi et de grec moderne) découvrit « pour de vrai » la Grèce à vingt-deux ans lorsqu’il partit, avec la troupe théâtrale de la Sorbonne, jouer à Epidaure. De nombreux voyages suivront, solitaires et pédestres, ainsi que quelques séjours prolongés.
Le foisonnement des activités passionnantes et passionnées de Lacarrière semble décourager toute entreprise de recensement : à l’étude d’une Grèce littéraire, il adjoint celle d’une Grèce quotidienne, à celle de la Grèce antique, celle de la Grèce contemporaine. Il écrit des essais et des études, mais aussi de la poésie, il traduit et met en scène… Encore a-t-il regardé, au-delà de la Grèce, vers d’autres civilisations !
Ce qui frappe surtout, c’est combien cet homme fut, tout à la fois, un spécialiste profond et un touche-à-tout à l’insatiable curiosité, deux aspects qui nous paraissent souvent exclusifs l’un de l’autre… A plus d’un titre, le parcours de Jacques Lacarrière peut inspirer notre démarche d’enseignants, nous invitant à traiter des sujets plus divers, à tisser et souligner les liens entre les différentes sphères de la culture.
Il n’était pas de ceux que l’on entendait le plus dans les débats sur l’enseignement des langues anciennes. Citons, cependant, ces mots tout en légèreté et en profondeur, qu’il prononça dans un entretien accordé au journal Libération l’an dernier, au sujet de l’utilité de l’apprentissage du grec :
«Cet enseignement sert tout simplement à posséder un monde plus riche qu’à sa naissance. C’est la langue ancienne idéale qui réunit philosophie et mathématiques, stupidement séparées aujourd’hui. Ce que nous ont légué les Grecs, c’est un système de pensée transmissible et reproductible.»
Biographie et bibliographie sur BiblioMonde :
http://www.bibliomonde.net/pages/fiche-auteur.php3?id_auteur=312
Portraits de Jacques Lacarrière :
« Lacarrière, du style au Styx », par Claire Devarrieux :
http://www.liberation.fr/page.php?Article=324620
« La Grèce perd un amoureux », par Alain Nicolas :
http://www.humanite.fr/journal/2005-09-20/2005-09-20-814379
Quatre photos de la Grèce, en noir et blanc, prises et présentées par Lacarrière :
http://www.issy.com/statiques/mediatheque/expo_lacarri.htm