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Et si pour assurer l’application de ses réformes, Xavier Darcos était en train de mettre au pas les inspecteurs ? C’est ce que laisse craindre Pierre Frackowiak, dans cette tribune. A l’appui de ses dires, une négociation en cours entre le principal syndicat d’inspecteurs et le ministère qui prévoit la réduction de la formation à une année, la départementalisation contre de nouveaux avantages de carrière.

Au moment où la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) publie un épais rapport sur la formation des inspecteurs à l’Ecole Supérieure de l’Education Nationale (l’ESEN à Poitiers), le ministre signe avec le syndicat majoritaire de l’Inspection de l’Education Nationale, le SI-EN UNSA, un protocole qui prévoit la fin de la formation des inspecteurs et donc, logiquement, la fin de l’ESEN.

Une excellente formation pour les inspecteurs ?

Dans l’introduction du rapport, on lit sous la signature du directeur de la DEPP, que la formation est utile, voire indispensable :

Tout d’abord, les inspecteurs territoriaux sont majoritairement satisfaits de leur formation, de même que leurs « employeurs » et le sentiment très largement partagé d’assumer les différentes dimensions du métier et d’en avoir les compétences et capacités en est le témoin.

L’environnement de l’ESEN est jugé tout à fait satisfaisant et la formation utile, voire indispensable. Parmi les formations jugées les plus utiles, émergent l’évaluation, le juridique et le management. Quelques légères critiques cependant émanent des IA-IPR, concernant l’alternance ESEN/académie.

L’enquête dessine aussi un portrait des inspecteurs territoriaux ou plutôt plusieurs portraits selon qu’ils soient IA-IPR, inspecteurs du premier ou du second degré.

Ainsi sont déclinées les motivations qui les ont poussés à devenir inspecteur, leur passé scolaire et leur origine sociale ainsi que leur représentation du métier avant et après exercice.

Ces deux grands constats ne sont qu’une petite partie des informations contenues dans ce dossier et révèlent avant tout une satisfaction générale à avoir choisi ce métier « passionnant » et « diversifié » laissant de « grandes marges de liberté ».

Il y a beaucoup à dire sur les affirmations du directeur, par exemple sur « les grandes marges de liberté », et sur l’enquête de satisfaction publiée, mais il convient d’abord de la mettre en regard avec la décision ministérielle approuvée par un syndicat, supprimant la formation des IEN. Voici l’extrait du protocole que l’on peut trouver intégralement sur le site du SI-EN :

Elle sera donc supprimée

Dans le cadre de la mise en œuvre de ce protocole, le ministre et le SIEN-UNSA s’accordent sur les points et le calendrier suivants :

1)-Le recrutement :

Les modifications de l’évaluation des enseignants, l’élévation du niveau de sortie de l’enseignement professionnel comme l’aspiration des IEN à voir leur métier mieux reconnu et leur statut de personnels d’encadrement supérieur conforté, nécessitent d’améliorer l’entrée dans le métier. Il s’agit d’encourager la diversification des voies d’accès et de permettre une prise de responsabilité immédiate.

Pour cela :

* Le reclassement est effectué dès la nomination dans le corps. La titularisation est prononcée par le ministre sur proposition du recteur. Elle intervient à l’issue d’un stage ramené à une année. Il s’effectue en responsabilité

* La formation est repensée et adaptée à la diversité des parcours et aux exigences des missions d’encadrement : elle est individualisée et largement externalisée, l’ESEN étant chargée de l’ingénierie de cette formation et effectuant notamment un bilan de compétences à l’entrée dans le corps.

Cette déclaration signifie en fait, non seulement la suppression de la formation des inspecteurs et la disparition de l’ESEN, mais, au-delà, elle annonce implicitement un type de formation sur le tas qui s’orientera vers un formatage encore plus fort que celui constaté depuis plusieurs années à l’ESEN.

La décision est évidemment budgétaire, elle s’inscrit parfaitement dans la logique de la réduction de la dépense publique à tout prix, exactement comme la fin de la formation des enseignants et la mort des IUFM. Elle est aussi idéologique. Il faut des inspecteurs aux ordres, taillables et corvéables à merci, sages, propagandistes de la parole officielle. C’est cette conception de l’encadrement qui impose aux inspecteurs aujourd’hui, de parcourir le territoire en psalmodiant: « Le soutien, c’est bien, personne n’y avait pensé jusqu’alors, c’est l’intérêt des enfants, il faut essayer, on verra… Le SMA, c’est la loi, nous sommes dans une République démocratique, la loi s’applique et selon une pauvre formule qui s’est curieusement répandue chez les nouveaux IEN, « les fonctionnaires fonctionnent ».

Beaucoup d’enseignants pensaient jusqu’alors que l’éducation était synonyme de liberté, d’émancipation et d’intelligence, elle semblerait s’orienter désormais insidieusement vers la pensée unique et l’autoritarisme. G. de Robien avait donné le ton avec le b-a ba obligatoire et l’interdiction de la méthode globale que personne n’avait jamais vue. X. Darcos semble vouloir continuer sur la lancée avec les nouveaux vieux programmes tout en évoquant une liberté pédagogique inscrite dans la loi. Cette liberté ne s’appliquerait qu’aux trucs, tours de main, habiletés, relations, surtout pas aux conceptions pédagogiques, aux modèles, aux représentations, au fondamental.

Un corps national qui devient académique

Dans un document annexé au protocole, on peut lire de plus cette précision qui n’est pas neutre, qui éclaire les intentions ministérielles et permet de mieux comprendre les enjeux :

Missions des IEN

L’évaluation des IEN, qui relève de la compétence du recteur, s’inscrit dans une perspective professionnelle. Elle est menée régulièrement dans le cadre d’un entretien avec l’IA-DSDEN, sur la base du projet de circonscription, des tableaux d’indicateurs partagés, du rapport d’activité, et fait l’objet d’un avis communiqué à l’intéressé.

Séparés du grand corps de l’inspection, « académisés et départementalisés » plus que jamais, les IEN deviennent des exécutants soumis exclusivement à l’autorité, aux pressions et aux jugements des recteurs et des DSDEN Les espaces de liberté évoqués dans le texte du directeur de la DEPP, et dont rêvent les élèves IEN, sont réduits à néant sur le terrain. La suppression de la formation ne pourra qu’accentuer cette évolution. Les inspecteurs reçus au concours (dossier et oral) seront donc nommés directement sur une circonscription. Ils auront vraisemblablement un tuteur ou un référent pour la première année. On sait que ces accompagnateurs sont plutôt choisis parmi leurs collègues qui ont le bon profil, ce qui pourrait renforcer à la fois la dépendance par rapport au DSDEN et au recteur, l’inspection générale ayant été évincée de ce plan. Certains s’en réjouissent, ils risquent de le regretter amèrement. Le bilan de compétences effectué par l’ESEN tant qu’elle existera ne sera qu’une formalité et on imagine mal le rôle éventuel d’un formateur de l’ESEN par rapport au tuteur de terrain et du DSDEN. On va à l’évidence vers un renforcement du « formatage ».

Une image qui se dégrade

On observe dans le même temps que l’image des inspecteurs s’est dégradée. Les syndicats d’enseignants, les sites pédagogiques, les responsables des mouvements pédagogiques constatent une recrudescence des plaintes et des protestations contre les attitudes, les exigences, le développement exponentiel de la paperasse, les actes d’autoritarisme de leurs supérieurs hiérarchiques. Les inspecteurs ne mesurent pas vraiment la gravité de la situation. Souvent, ils ne le peuvent pas, la liberté de parole et la communication vraie n’étant pas encore la caractéristique principale des rapports inspecter/inspectés.

Sans reprendre la charge de Brigitte Perucca et d’Emmanuel Davidenkoff dans leur livre passionnant « La République des enseignants » (Editions Jacob-Duvernet. Avril 2003)[i], on peut s’étonner de cette évolution et s’étonner encore davantage du fait que les corps d’inspection ne se posent guère le problème des bonnes pratiques et ne les diffusent jamais, comme si tout se passait dans le meilleur des mondes, que le problème n’existait pas et qu’il n’était pas nécessaire dans ce domaine comme dans d’autres de prévoir des évolutions, voire des pratiques résolument nouvelles. On peut comprendre cette dégradation Qu’un ministre affiche des positions radicalement différentes de ses prédécesseurs ne choque personne, c’est dans l’ordre des choses. On pense même que chaque ministre successif a une réforme dans sa besace. Que les recteurs et DSDEN, du sommet de leurs immeubles relaient les paroles du ministre ne choque personne. D’ailleurs personne sur le terrain n’y porte une grande attention.

Par contre, que les IEN, cadres intermédiaires, supérieurs hiérarchiques des enseignants du premier degré, viennent dire aux enseignants qu’ils connaissent, qu’ils rencontrent, qu’ils apprécient que tout ce qu’ils ont dit depuis trente ans est nul et que tout ce qu’ils leur ont demandé de faire a été un échec détériore gravement leur crédibilité et leur image. Et quand les plus zélés s’évertuent à démontrer qu’il n’y a pas de différence ou si peu entre 2002 et 2008, prenant leurs interlocuteurs pour des ignorants et gommant sans complexe le caractère idéologique de ces programmes[ii] , on frôle l’insupportable.

Voici un exemple parmi des dizaines reçus en quelques jours, celui d’une directrice d’école passionnée, ayant 20 ans d’ancienneté et ayant repris des études supérieures tout en travaillant pour renforcer son professionnalisme :

Je suis en conflit avec mon IEN, parfait cadre de l’éducation nationale comme vous le décrivez si bien : ordinateur, statistiques, camemberts, et cie

Parce que je ne suis pas dans le moule du béni oui-oui, il me qualifie d’atypique …

Récemment, nos relations ont franchi un cap vers un conflit plus ouvert puisqu’il nous a imposé en dépit des textes officiels, une organisation-type pour la fameuse nouvelle organisation du soutien malgré notre proposition bien étayée d’une aide personnalisée en maternelle. Il me reproche d’être critique avec le système, pas loyale …d’être passéiste, de ne pas aller de l’avant et ne pas saisir le train des réformes .. Si elles me semblaient aller dans le sens d’un quelconque progrès pour les enfants !

A chaque réunion de directeurs, il nous dit qu’ « un fonctionnaire doit fonctionner », que l’éducation coûte cher, et qu’elle doit être rentable, que nous devons remonter la moyenne de nos évaluations de x points l’année prochaine, etc ………

Nous n’avons que le droit de nous taire, de faire le dos rond comme s’appliquent d’ailleurs à le faire tous mes collègues directeurs …

Il est vrai que l’on pourra toujours dire que de tels comportements ont toujours existé, qu’ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble du corps, qu’ils sont minoritaires. On peut au moins l’espérer. On observe toutefois que les bonnes pratiques fondées sur la confiance, le respect, la compréhension des choix, le dialogue, le pari de l’intelligence sont très peu diffusées, analysées, valorisées.

Des perspectives inquiétantes

On observe aussi que, même si l’on admet ces comportements sont minoritaires, ils tendent plutôt à se multiplier depuis un an ou deux. On est donc en droit de penser que la formation à l’ESEN n’y est pas pour rien. Le formatage au technicisme contribue à déshumaniser les cadres du système. Ces comportements se multiplient dangereusement depuis la rentrée avec le soutien, les nouveaux programmes, le SMA alors que les IEN sont pressés par leur hiérarchie pour « faire du chiffre » et prouver que les politiques sont mises en œuvre. On est en droit de penser que la suppression de la formation ou la formation sur le tas risque d’accentuer le phénomène de dépendance et de vassalisation des cadres intermédiaires et que cela répond également à une volonté politique.

Au-delà de ces évolutions conduites avec une grande cohérence, on cherche en vain le grand projet éducatif généreux et démocratique, moderne, inscrit dans la perspective de la société de la connaissance et de la communication et de l’éducation tout au long de la vie, dont notre pays a besoin. Un beau projet dans lequel les inspecteurs de la maternelle à la terminale, ou pour le moins, de la maternelle à la troisième, en relation avec l’inspection générale, seraient mobilisés pour accompagner les enseignants dans leur recherches, pour améliorer réellement la réussite scolaire et pour garantir la formation de citoyens ouverts, responsables, attachés aux valeurs de le République.

Cette grande ambition mobilisatrice nous manque cruellement. « L’admistratisme », « l’évaluationnite » et le technicisme dominants nous en éloignent un peu plus chaque jour.

Pierre Frackowiak

Inspecteur honoraire de l’Education Nationale

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Dernière publication :

Les éditions de l’Aube publient un ouvrage de Philippe Meirieu et Pierre Frackowiak, « L’éducation peut-elle être encore au coeur d’un projet de société? « , mai 2008.

Sur cet ouvrage voir :

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/[…]




[i] Page 89. « De tous les interlocuteurs des enseignants, les inspecteurs sont sans doute ceux qui font l’unanimité la plus évidente. Contre eux. »

[ii] En censurant ou en enlevant du site ministériel tous les documents d’accompagnement des programmes de 2002, le ministère confirme que l’on a vraiment changé d’optique. On privilégie la mécanique au détriment de l’intelligence pour des raisons qui sont claires…