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Par Didier Missenard

Organisé par l’Inspection Générale de Mathématiques et la DGESCO, le colloque « Avenir de l’enseignement des Mathématiques » s’est tenu les 26 et 27 novembre 2008, à Paris dans le cadre prestigieux du grand amphithéâtre de la Sorbonne. Une assemblée composée de professeurs, d’universitaires et d’inspecteurs a travaillé pendant deux jours sur le thème de l’avenir de l’enseignement de la discipline mathématique. Plusieurs conférenciers ont présenté leurs idées sur ce thème, l’après-midi du mercredi étant consacré à un travail en ateliers.

? Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l’IHES de Bures, a fait réfléchir sur la diversité et l’unité de la discipline, et sur le lien entre problèmes anciens et développements récents : sa thématique, « les sciences sont-elles à un tournant ? » ouvre sur une réflexion relative à la nécessaire ouverture des Mathématiques aux autres sciences.

Dans un contexte de vigueur et de diversité des mathématiques, d’avancées importantes dans d’autres sciences (l’économie en particulier), le problème de l’unité des mathématiques se pose réellement. Si les mathématiques sont d’abord « le langage du quantitatif », il est clair qu’elles sont aussi la science des formes, des structures, des processus : elle se stratifie en quatre grands domaines (l’Algèbre, domaine des formules et des algorithmes, la Géométrie, science des formes et des espaces, l’Analyse, où l’on traite des inégalités et des limites, et enfin les proba-stats, le domaine des processus aléatoires). Aussi l’orateur a-t-il développé deux thèmes : d’une part, les mathématiques sont en plein développement (ce que la plupart des gens ignorent), et, d’autre part, les mathématiques doivent s’approprier le fait que leur développement est en grande partie conditionné par les utilisateurs.

L’orateur a illustré son propos à travers le déroulé historique de plusieurs thèmes qui illustrent bien son propos : on y a relevé l’étude du mouvement des astres, de l’antiquité à la géométrie non-commutative d’Alain Connes, une réflexion sur l’algorithme PageRank (qui est à la base de Google), et ses prolongements dans les travaux de Fan Chung, le calcul d’Îto, et ses applications en mathématiques financières. L’exposé se conclut sur le constat que les données étant en croissance exponentielle, le nombre de statisticiens devra croître pour que l’on puisse les exploiter correctement, et sur une préconisation, à savoir que la formation mathématique concerne davantage le discret. Les mathématiques sont donc à un tournant : elles doivent s’ouvrir largement aux autres sciences et technologies pour n’y pas perdre leur unité.

? Michel Granger, pour la SMF, Véronique Chauveau, pour « Femmes et Maths », et Edwige Godlewski, pour la SMAI, ont présenté leurs efforts de popularisation à travers manifestations et brochures (« L’explosion des mathématiques » et « Zoom sur les métiers des mathématiques »). En particulier, M. Granger a rappelé quels sont, pour lui, les trois grands objectifs en termes de formation mathématique : donner à tous une formation de base en mathématiques, former des utilisateurs de mathématiques, former des spécialistes de mathématiques.

? Gilles Dowek (Laboratoire d’Informatique de l’Ecole Polytechnique, LIX) a plaidé talentueusement pour l’émergence accrue des mathématiques discrètes dans l’enseignement.

Son exposé se fonde sur les remarques suivantes :

– les mathématiques donnent des outils à l’informatique,

– l’informatique donne des outils aux mathématiques,

– l’informatique donne des instruments et des outils conceptuels pour l’ensemble des sciences.

D’où son appel à ce que l’on enseigne les parties de mathématiques qui sont utiles en informatique. En matière de mathématiques discrètes accessibles, pour illustrer la richesse et la multiplicité des problèmes, il a cité la calculabilité, les réécritures, le ?-calcul, les définitions inductives, les théorèmes sur les arbres, la combinatoire…

G. Dowek présenta comme illustration une théorie des ordinaux : elle est publiée sur le site du colloque (http://colloque.maths.free.fr/spip.php?article13).

En conclusion, l’orateur a plaidé pour une « matematica povera » (allusion à l’ « arte povera »), en argumentant le fait que, pour remédier à l’empilement des connaissances, l’étude de thématiques issues des mathématiques discrètes (comme la théorie des graphes, ou la théorie des relations), pourrait permettre, par le lien entre informatique et mathématique, une formation plus attrayante.

? Carl Winslow (Professeur à l’Université de Copenhague), a présenté la réforme du lycée qui a été initiée en 2005 au Danemark, et montré les difficultés que sa mise en œuvre a rencontrées. La relation de cette expérience a permis une intéressante mise en perspective au regard de ce que nous savons de la prochaine réforme des Lycées.

Le lycée joue au Danemark le même rôle qu’en France : carrefour, et rite de passage. Mais il joue aussi un rôle de sélection, puisqu’à l’issue de leur scolarité, les élèves sont classés et peuvent, ou non, accéder à telle ou telle formation suivant les places qui y sont ouvertes. Au Danemark, environ 50% de la classe d’âge accède au Lycée, avec l’objectif de porter ce pourcentage à 80% dans 10 ans. La tendance, dans cette réforme, est de faire passer la formation d’une culture académique (« allgemeine Bindung ») à une préparation aux études universitaires. Pour cela, les filières existantes ont été remplacées par des « lignes d’études », ou « menus » beaucoup plus personnalisées et souples (il y en a 207). Le Lycée commence par un semestre d’orientation, suivi de 5 semestres « en ligne », comportant des modules obligatoires (danois, histoire, anglais, maths « C », physique « C », sociologie « C », etc.), et d’autres plus spécialisés. Dans l’horaire, 20% est réservé au pluridisciplinaire (cours d’enseignement scientifique général, préparation aux études supérieures, travail sur le projet final… ).

Les mathématiques optionnelles se déclinent en maths « B » et « A », pour les plus pointues. Environ 80% des lycéens achèvent leur scolarité en ayant suivi un cours de maths « B » ou « A ». Tous ont au minimum suivi le cours math « C », de 125 heures.

L’évaluation se fait principalement à l’oral, mais les lycéens ont aussi des notes sur l’écrit.

Citant Montaigne : « ll falloit s’enquerir qui est mieux sçavant, non qui est plus sçavant », l’orateur a ainsi défendu les catégories qui fondent les programmes de mathématiques dans cette réforme. Ces catégories sont au nombre de huit :

– exercer la pensée mathématique,

– formuler et résoudre des problèmes,

– raisonner mathématiquement,

– maîtriser des représentations différentes d’objets mathématiques,

– maîtriser les symbolismes et formalismes mathématiques,

– communiquer avec, dans, et sur les mathématiques

– se servir des outils permettant de faire des mathématiques.

Ces catégories insistent sur les « pouvoir-faire », les fonctions externes des mathématiques, et les interactions entre les mathématiques et les autres sciences.

Les contenus sont déclinés en termes de compétences, et le disciplinaire est décrit sous forme thématique, souvent pluridisciplinaire.

Ces programmes sont déclinés ainsi : identité, objectifs généraux, objectifs disciplinaires, noyau (les 2/3), suppléments (1/3), principes didactiques, modalités de travail, usage des TICE, interactions avec les autres disciplines, évaluation en cours de formation, évaluation finale (écrite et orale), critères d’évaluation…

Pratiquement, 10% de l’horaire est dédié à la préparation aux études supérieures, à travers des projets croisés (par exemple : la vérité, les épidémies), traversant 3 disciplines et deux « champs disciplinaires » distincts (ce qui interdit un projet exclusivement scientifique par exemple). Dans l’horaire de mathématiques, les élèves sont amenés à travailler sur des projets soit internes, soit thématiques, soit externes.

Au passage, ce qui pouvait intéresser l’auditoire, vu le contexte français, l’orateur a décrit le processus de formation des maîtres au Danemark : les maîtres sont formés en cinq ans à deux disciplines (une mineure et une majeure), avec des éléments de didactique, puis enseignent en demi service pendant deux ans en suivant un complément de formation en pédagogie, didactique et approfondissements dans la mineure…

En conclusion, illustrant la philosophie de cette réforme, C. Winslow a cité Y. Chevallard, qui, lors d’une mémorable conférences aux journées de l’APM en 2006, avait affirmé que : « L’expérience mathématique doit retrouver sa signification immanente, plus proche de l’art du plombier que des rodomontades du montreur d’ours. »

(http://www.apmep.asso.fr/IMG/pdf/APMEP_-_Journees[…])

* Une table ronde (modérée par Yves Meyer, académicien) a réuni Michèle Artigue, Professeure à l’Université Paris 7, didacticienne, et présidente de ICMI, J-P. Demailly, Académicien, Antoine Petit, directeur de l’INRIA Paris-Rocquencourt, et Claudine Schwartz, statisticienne et Professeure à l’Université Joseph Fourier à Grenoble. Ce moment a permis d’instructif échanges à propos de la réforme prévue au lycée et de celle qui concerne la formation des maîtres ; du fait que M. Artigue et C. Schwartz firent, il y a dix ans partie de la commission qui écrivit les actuels programmes de lycée, leur regard était particulièrement intéressant. A ce propos, a été annoncée la composition de la commission qui travaille actuellement d’arrache-pied à la réécriture des programmes de la classe de Seconde, qui doivent entrer en vigueur en septembre 2009 : elle est présidée par Brigitte Gajou et Jacques Moisan (Inspecteurs Généraux), et comporte deux universitaires (René Cori, Président de l’ADIREM, et Directeur de l’IREM de Paris7, et Patrick Foulon, Professeur à l’Université Louis Pasteur à Strasbourg), une IA-IPR (Françoise Munck, Académie de Nantes), et un enseignant de l’Académie de Créteil (E. Saurosina).

Lors de cette table ronde, Michèle Artigue insista sur la nécessité de renforcer l’enseignement des mathématiques discrètes, et des proba-stats, dont l’approche demande du temps, et est souvent contre-intuitive dans notre culture. Elle plaida, elle aussi, pour une connexion renforcée des mathématiques avec les autres disciplines, en préservant la multiplicité des champs mathématiques à enseigner. Elle acheva sur une double question : quelle place le calcul doit-il avoir ? Quelle progression permettrait une acquisition solide de ce champ ?

Jean-Pierre Demailly insista, lui, sur la nécessité de ne pas découper les mathématiques en champs trop distincts et revint rapidement sur le calcul en primaire…

Antoine Petit s’interrogea sur la place de l’informatique dans les programmes de lycée, et plaida pour que les champs disciplinaires mathématiques et informatiques n’y soient pas hiérarchisés.

Claudine Schwartz, enfin, osa une métaphore opposant les partisans de Balzac (dans la vie réelle) et ceux de Defoe (sur l’île déserte de Robinson). Actuellement, pense-t-elle, le balancier penche vers Balzac, la simulation et la modélisation. Elle plaida pour le retour des IPES (pour contrebalancer l’allongement de la formation des maîtres, et pallier au manque de candidats), fît l’éloge du contre-intuitif dans la pédagogie, et insista sur le rôle important que pouvaient avoir les ordinateurs dans l’appropriation de notre discipline.

À l’occasion des questions, très diverses, Yves Meyer insista, en substance, sur le fait que chaque époque a sa culture, et qu’il faut penser à travers la culture du jour, et non avec celle du passé. Antoine Petit parla de l’état désastreux de la formation continue des enseignants, et sur le fait que les enseignants de mathématiques arrêtaient souvent de pratiquer leur discipline autrement qu’en l’enseignant, ce qui les distinguait des autres praticiens. C. Combelle insista sur la nécessaire robustesse, et l’écologie des dispositifs d’enseignement. M. Artigue pointa le fait que « l’on rate des changements d’échelle » dans les évolutions de notre système, et qu’il faut relativiser pour ce qui est des contenus : d’autres pays font des choix programmatiques très différents, ce qui ne les empêche pas de former des mathématiciens « valables ». Elle pense aussi qu’il vaut mieux chercher à faire vivres aux apprenants quelques expériences mathématiques réussies plutôt que de leur faire accumuler des connaissances disparates : les modules prévus en classe de Seconde sont peut-être l’occasion de faire vivre cette idée. À son avis, l’enseignement des mathématiques en France a un défaut : l’ambition en parole, la pauvreté dans la réalité. René Cori, insista, avec beaucoup de véhémence, sur l’état calamiteux de la formation continue des maîtres du secondaire, a contrario de ce qui se fait dans tous les pays de même niveau de développement. Il préconisa la mise en place de semestres sabbatiques dédiés à cette formation (un tous les quatre ans).

* Deux conférences ont clôt cette réunion : une conférence de M. P. Tassi, DG de Mediamétrie, qui a montré à quel point les entreprises avaient besoin de mathématiciens, mais aussi comment l’entrée de mathématiciens es qualité pouvait encore poser problème, puis un exposé de J-J. Duby sur les responsabilités des Mathématiques, où l’orateur profita de la tribune pour y assurer que l’avenir de l’enseignement des mathématiques n’était rien d’autre, pour lui, que l’avenir de la France, à travers sa compétitivité. Il prescrivit quatre lignes pour notre enseignement :

– enseigner les mathématiques comme un processus,

– en montrer les usages,

– en faire voir la dimension humaine,

– insister sur la dimension personnelle de la pratique des sciences (exigence, formation de l’esprit, source d’épanouissement, source d’imaginaire).

Il conclut en appelant à une transmission « passionnée » des mathématiques.

* Le colloque a été conclu par le doyen de l’Inspection Générale, François Perret, qui a lancé un appel aux enseignants de mathématiques pour qu’ils redonnent priorité au plaisir dans la pratique de notre discipline : c’est un appel auquel on ne peut que souscrire.

Le site du colloque publiera rapidement les diaporamas utilisés par les conférenciers, et les actes un peu plus tard.

Les ateliers du mercredi après-midi ont été très divers ; certains des textes utilisés ont été placés sur le site du colloque. En voici la liste au 29 novembre :

– logistique et recherche opérationnelle, par M-C. Costa (CNAM)

http://colloque.maths.free.fr/spip.php?article6

– le Kangourou sans Frontières, par A. Deledicq

http://colloque.maths.free.fr/spip.php?article11

– sur l’éducation périscolaire en mathématiques en Allemagne, par Dierk Schleicher

http://colloque.maths.free.fr/spip.php?article9

– Mathématiques, Banque, Finance et leurs métiers (B. Lapeyre et C. Michel)

http://colloque.maths.free.fr/spip.php?article7

Un lien RSS permet de suivre les actualités de ce site (textes ou interventions)

http://colloque.maths.free.fr/spip.php?article5

Le site du Colloque

http://colloque.maths.free.fr/

En guise de conclusion…

Un certain nombre de points sont revenus de manière récurrente lors de ce colloque, et n’ont guère suscité d’opposition :

– d’abord le constat que l’enseignement des mathématiques est à un tournant. Son échec à susciter de véritables vocations scientifiques en nombre est patent, même si le phénomène a un aspect sociologique international. Son échec, aussi, à se rendre attrayant aux yeux des élèves est tout aussi évident, malgré la réflexion qui a sous-tendu les programmes mis en œuvre depuis dix ans ;

– aussi, les interventions ont-elles cherché des solutions dans l’évolution des contenus d’enseignement (mathématiques discrètes, probas-stats, voire informatique), et dans les modalités (appui sur les autres sciences) ;

– la philosophie de cet enseignement a aussi été évoquée à plusieurs reprises, tant est claire l’inadaptation du cadre d’enseignement, la façon dont les programmes sont écrits et la pédagogie qui leur est faite.

Ces constats sont d’autant plus intéressants qu’ils ont été faits dans une instance convoquée par l’Inspection Générale, et où presque tous les IPR de maths étaient présents. Pas une voix ne s’est élevée pour défendre une conception de l’enseignement des mathématiques où les contenus priment sur tout le reste, ce qui a pu sembler être parfois celle d’antan, et qui reste peut-être encore trop souvent le point de vue dominant en salle des profs.

Bien sûr, tout un chacun sait que le donneur d’ordre ne réside pas à l’Inspection Générale, mais plutôt dans le cabinet du Ministre, voire dans celui de la Présidence ; de ce fait, les perspectives à court terme ne sont pas encourageantes ; mais, néanmoins, les élus passant, et les enseignants restant, alors, si les idées ont évolué, on peut, à réfléchir avec tous les animateurs de ce colloque, se prendre à rêver à un avenir meilleur pour l’enseignement des mathématiques…