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Après l’expérience congélation dans la grande verrière de la bourse du travail, tout le monde est frigorifié. C’est le moment de faire travailler nos méninges à notre tour. Ne reculant devant aucune nouvelle expérience pédagogique, votre humble scribe a participé. Compte-rendu subjectif d’une expérience sensible et collective…
Immersion dans un groupe en sous-marin
Ouf, il fait meilleur ici, il y a des radiateurs, soulagement. Difficile d’envisager de se concentrer si un minimum de conditions ne sont pas réunies. En attendant l’intervenante, qui a fort à faire dans les couloirs, puisque c’est la grande organisatrice de la journée, on s’installe dans la salle, on papote. Il est encore et toujours question de pédagogie, derrière moi on cause « supports et formats » pour le graphisme, les participantes faisant le lien avec l’atelier qu’elles ont choisi pour l’après-midi (photocopies), les professionnelles sont avec nous.

Comment faire la place aux concepts
En préambule, Christine Passerieux nous rappelle ce qui se dit, ce qu’on nous dit des élèves : « Ils ont un vocabulaire pauvre, non maîtrisé… » Idée qui renvoie à celle selon laquelle il y aurait un vocabulaire riche, et idée qui renvoie aussi au fait que les enfants des milieux populaires auraient comme « un manque, un trou, du vide ».
travailOr selon elle, c’est beaucoup plus compliqué. La question n’est pas celle d’un manque, mais d’un autre rapport au langage, à la langue de ces enfants qui ne sont pas en connivence avec les apprentissages. Leurs pratiques du langage sont socialement situées : en relation immédiate de complicité, dans le cadre familial. A l’école, l’usage du langage consiste à mettre à distance le vécu et l’expérience pour en faire un objet de connaissance. Ce langage, scriptural, permet progressivement d’entrer dans une conceptualisation du monde.
Car en fait, il est là le fond du problème : les mots ne sont pas des étiquettes qu’il s’agit d’emmagasiner, il ne peut y avoir vocabulaire que lorsqu’il y a du concept derrière.
A l’école maternelle, au fil des années il s’agit pour les enfants d’acquérir une distance par rapport aux mots qu’ils manipulent, de réfléchir sur du langage. Le français, langue de scolarisation, n’est pas le français des conversations ordinaires.
L »école est l’univers où petit à petit, on se détache du vécu et de l’expérience immédiate pour ne plus travailler qu’avec des symboles, des représentations (les mots, les nombres). L’école maternelle est l’endroit qui permet le contact, la familiarisation avec cette culture.
C’est un changement complet de posture pour nos élèves, un passage difficile, puisque les attendus de l’école maternelle consistent à passer du langage de l’immédiateté du quotidien à un langage distancié, réflexif.

La démarche, copyright GFEN
On se met au travail : il s’agit d’un exercice concocté par J. Bernardin, Christine Passerieux annonce « vous allez me remplir ce texte à trous ». Le texte n’est pas de n’importe qui, nous ne sommes plus des enfants, il va falloir se coltiner la langue de Gide.
« Dans un premier temps, vous allez travailler tout seuls, puis en petit groupe de 3 ou 4″parce qu’on ne peut réfléchir à plusieurs que lorsqu’on s’est au préalable mobilisé individuellement….
Alors c’est parti, chacun-e planche sur sa copie. « Vous avez 10 mn », on entendrait une mouche voler. L’ambiance est celle d’une d’une classe de lycée, studieuse. Je m’y mets aussi. Dans un premier temps, je lis le texte dans son ensemble, pour essayer de m’imprégner du contexte. Une deuxième lecture me sera nécessaire, ça y est je « situe » à peu près la scène. Maintenant il va falloir que j’endosse le costume de Gide, bon ben on est pas sorti de l’auberge. Vais-je-en avoir assez, du vocabulaire, pour réussir l’exercice…
« Il vous reste 3 mn », la pression ne se relâche pas.
travailVient le temps de la mise en commun à quelques uns, il faut se lâcher, on argumente, les positions s’expriment, certaines argumentent précisément, « Gide n’aurait pas pu écrire ça », mieux qu’un commentaire de texte, on explore la musicalité du texte, la recherche du mot précis. On se réfère au contexte historique…Nous devons nous mettre d’accord sur une proposition, certaines se recoupent, elles ne seront pas forcément retenues pour autant. Qu’est-ce qui se joue à ce moment, on se rallie à la « meilleure idée » de la voisine, on se laisse influencer, on ne cède pas sur son idée? On fait du sens ensemble en tous les cas, et nos éclairages individuels, notre lecture personnelle du texte enrichit le collectif, nous n’avons pas tous été sensibles aux mêmes choses, nos lectures s’entrecroisent.

Il faut aller vite, passons à la mise en commun « en grand groupe ». Ce qui nous a guidé dans le choix des mots est précisé : les critères historiques, culturels, sémantiques. On se réfère au sens du texte, et mêmes aux assonances. Et enfin, on voit que nous restons des élèves, certains se sont mêmes posée la question de ne pas tomber dans « les pièges du prof », serions-nous donc en plus un peu paranoïaques ?

Christine Passerieux anime le groupe, elle nous enjoint d’argumenter, de préciser, il ne suffit pas de faire sa proposition, il faut la justifier, le groupe répond, tout le monde se jette à l’eau. En petit groupe on a déjà du se mettre d’accord, accepter peut être de renoncer à sa proposition pour une jugée meilleure, alors face au grand groupe, on reconvoque l’argumentation développée, un vrai débat s’engage.
Il faut aller vite, alors les mots de Gide nous sont enfin révélés. Nous en avions trouvé collectivement quelques uns, pas peu fiers… Mais d’autres étaient en vérité difficilement trouvables, les mots ont une histoire, leur définition n’est pas figée, selon l’époque des glissements de sens s’opèrent. Nous avons eu beau essayer de nous projeter dans l’époque de Gide, nous coller au plus près des représentations que nous avions de l’écrivain, nous référer au contexte, il nous était impossible de trouver « le mot juste » parce que nous ne sommes pas Gide, il faut s’y résigner, tout simplement.
Mais nous avons partagé : le mot « mûre » accolé à « étoffe » délie les langues, qui y voit un usage poétique, un autre se remémore la langue de ses grands-parents, alors acception aristocratique ou populaire? L’usage de la langue, par rapport à un même mot, des regards différents selon l’histoire de chacun, ses référents.
Nous ne sommes pas Gide, et alors ? Et alors tous ensemble, qu’avons-nous fait ? Nous avons bien « compris » le texte, composé avec, fait sens à partir du contexte. Dans l’esprit, nous y étions. N’est-ce pas l’essentiel ?

Comment transposer cette activité à la maternelle ?
Soyons sérieux, ne perdons pas de vue nos élèves, on a beau jouer, on ne les oublie pas, ils ne sont jamais loin de nos préoccupations. L’une des participantes s’interroge, « et avec les enfants, comment faire pour qu’ils ne butent pas sur le contexte ?» Le registre littéraire est bien éloigné de la langue de l’élève. Comment réagit-il ? Faut-il lui apporter des « notes explicatives ». Une participante raconte comment elle a été « empêchée de lire » par des notes de bas de pages alors qu’elle s’essayait à la lecture des contes de Perrault. Cela l’a démobilisée, on lui volait le droit de construire du sens.
Prenons garde à laisser nos élèves « imaginer » la scène, ainsi ils conceptualisent, construisent (peut être partiellement) du sens. C’est ce qui leur permettra de s’approprier des mots nouveaux. Ne pas leur donner tout de suite, les laisser explorer mentalement.
Christine Passerieux cite Catherine Tauveron : « Un mot ne fait sens qu’en contexte », « c’est parce que ça résiste que ça fait réfléchir ».
Un débat s’engage, on préconise de ne pas mettre les élèves en « dépendance cognitive » : il ne faut pas tout leur donner tout cru. Être élève, c’est penser, réfléchir, comprendre. Leur rendre le fait que c’est eux qui construisent du sens, ce sont eux qui font le travail de lecteur, on ne signifie pas à leur place. Enfin à l’école, on apprend avec les autres, dans la confrontation avec l’autre on élabore de la capacité à réfléchir.
Brigaudiot propose une activité de lecture où elle remplace certains mots, non par des tirets, mais par des « mmmh mmmh ». C’est une bonne idée, un peu ce que l’on vient de vivre, alors pourquoi pas, tout en veillant à prévenir les enfants afin de rendre lisible le contenu de l’activité : « on est en train d’apprendre à parler ensemble, on va faire un travail où l’on va lire une histoire pour apprendre à chercher des mots ensemble »
Il ne s’agit pas de mettre les enfants en difficulté, dans la salle on précise : mettre les enfants devant un obstacle, en leur proposant de trouver ensemble ces mots, ce n’est pas les mettre en difficulté. Un obstacle, ça se surmonte, d’autant plus quand on est plusieurs. Il faut aussi que l’enseignant soit au clair sur ce qu’il attend. Ce n’est pas « le bon mot » qui nous importe, mais de permettre aux enfants de s’habituer à réfléchir, à entrer dans une logique. Apprendre du vocabulaire, ce n’est pas apprendre « le bon mot », mais réfléchir sur la langue, produire du sens, travailler sur du contexte.
Si l’on veut que les enfants s’approprient ce vocabulaire, le réutilisent, il faut quand même qu’il puisse devenir un « référent commun », le fixer, le figer pour le groupe. Si des mots différents existent, c’est qu’ils ne recoupent pas tout à fait la même réalité. Travailler le lexique, c’est être précis, catégoriser : une chaise n’est pas un tabouret. Toujours en relation avec un contexte on peut mettre des concepts différents derrière chacun des mots.
Avec les élèves, pensons également à travailler sur le « méta » : on fait, on dit ce qu’on a fait et comment on a procédé, on revient sur l’activité. Devenir élève, c’est être en confrontation aux autres, aux démarches. Sans l’autre je n’apprends pas, mais on ne peut travailler avec les autres, que si soi-même on a au préalable réfléchi individuellement. La réflexion personnelle est constitutive des apprentissages.

Mise en oeuvre en classe : « attention, on ne dit rien, on réfléchit dans sa tête », veiller à ne pas se précipiter dans la tâche, prendre le temps de se mobiliser.
On cite Rochex : un élève ne fait jamais de réponse absurde. Quelquefois on ne le comprend pas, parce qu’il n’y a pas de références communes. On peut avoir une exigence de précision pour s’entendre, se comprendre, mais ne pas rejeter les propositions, les balayer d’un revers, celles-ci ne sont que le reflet d’un écart qu’il faut combler par de l’explicitation.

Il est l’heure de déjeuner, c’est fini, on repart tous avec un petit bout de quelque chose, où le déclic s’est il opéré ? Pour certains, la révélation sera sur les modalités de la démarche : en préalable au travail en groupe, il faut avoir réfléchi tout seul, pour d’autres sur les contenus. Nos futurs moments de langage avec le groupe classe tireront forcément profit de cette expérience.