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En un an, Stéphane Bonnery est devenu attendu, à tous points de vue. Attendu par tous ceux qui, suite à la lecture de son livre « Comprendre l’échec scolaire » (La Dispute), veulent noircir son agenda pour l’inviter à un colloque, un stage, une formation… Mais aussi par ceux, pédagos chevronnés, aimeraient bien lui signifier que dans leur classe, c’est beaucoup mieux que dans celles qu’il décrit…



GFEN 2009« Mon propos est surtout de ne jamais ricaner de ce qui peut paraître malhabile chez un enseignant, lorsqu’il faut entourer les dessins qui représentent des mots où on entend [i] sans avoir vérifier si les élèves connaissent la tite-lire ou l’hippopotame… »
Oui, c’est ce à quoi « on ne pense pas » qui peut amener les élèves à ne pas pouvoir réussir la tâche. « Faute de penser l’implicite, on ne précise pas assez ce qu’est la spécificité de la culture scolaire ». Pour lui, la responsabilité n’est pas à faire peser sur les individus-enseignants, mais sur le collectif-école et sur l’institution, à qui il revient de mettre à jour ces questions et d’y aguerrir les enseignants. « Aujourd’hui, on n’enseigne plus les anecdotes sur la vie de Louis XIV, mais le concept de monarchie absolue… » On ne parle pas de ces choses-là à la maison. Les familles ne décodent pas l’univers scolaire et ce qu’on y fait, l’Ecole ne doit donc pas faire porter sur elles ce qu’il y a à faire à l’Ecole. « Un élève en difficulté ne porte pas en lui sa difficulté, comme un élève brillant n’irradie pas à sa naissance. L’Ecole n’est pas un abat-jour qui canalise les dons de l’élève… Elle a le travail de mettre l’électricité partout…». Or, plus d’un élève sur deux a des parents dont la qualification ne permet pas de décoder les attentes scolaires. Ils n’ont que l’Ecole pour apprendre l’Ecole. Ce ne sont pas de sauvageons ou des sous-doués, ce sont des élèves qui ont des difficultés à apprendre. « Mais où avez-vous vu qu’un apprentissage pourrait se faire sans problème ? »
Mettre du politique dans le pédagogiquePour S. Bonnery, le débat pédagogique n’est donc pas un débat technique, mais un débat où s’articulent le politique (quel projet pour l’Ecole ? Qu’est-ce qu’un élève « normal » ?) et pédagogique (est-ce qu’il va se mettre à comprendre si on le met « en activité » ?). Entre le « spontané » et le «scientifique », le passage ne va pas de soi.
La salle réagit vivement : « Ce que vous dites est surtout vrai pour la pédagogie transmissive ! » « Nous risquons de tomber dans le taylorisme scolaire » « Pourquoi être méfiant devant les apports culturels ? » « Il faut aller sur le terrain pour découvrir la vie »…
Mais S. Bonnery est rôdé à l’exercice : « Ni conservatisme pédagogique, ni libéralisme pédagogique ne sont mes choix ». Sortir ou non de la classe, faire entrer ou non les projets ou le culturel, ce n’est pas le problème. Tout dépend de ce qu’on en fait : étudier, sous un autre angle, les objets du quotidien, c’est un travail conceptuel. « L’Ecole, ce sont des angles de vues successifs sur des choses, qui permettent de discipliner sa pensée, dans tous les sens du terme.. Les élèves n’ont pas besoin d’aide, ils ont besoin d’enseignement. »


Indifférence aux différences, ou surattention aux différences ?
gfenParfois, l’Ecole fait comme si tous les élèves étaient spontanément des « enquêteurs » capables de se demander « mais qu’est-ce qu’il veut que j’apprenne ? ». La présumée « construction de savoir » reste trop rare, et l’enseignant organise trop souvent sa séance en se fixant des « interdits » (d’exposer le savoir, de donner les réponses….) qui l’obligeront à demander à un « bon élève » ce qui était sensé être construit par chacun. « Dans ce scénario, l’élève « implicitement normal » est celui qui a déjà en tête les organisateurs logiques pour savoir ce qu’on est en train d’apprendre ».
Mais l’Ecole peut aussi être activement inégale lorsque, constatant que certains élèves n’auraient pas « les pré-requis », elle demande de faire « autre chose pour eux », en individualisant la relation pédagogique dans un tutorat qui va découper les tâches pour les rendre « faisables », au risque d’en faire perdre le sens. C’est l’activisme plutôt que l’activité intellectuelle, le lien social plutôt que l’apprentissage.
Quel est donc le contenu de ce qu’il faut apprendre à tous ? Quelles sont les modalités d’un « apprentissage universel » ? Contrairement à ce que pensent les tenants de l’individualisation, les difficultés d’apprentissage sont des difficultés normales, à prendre en charge dans des démarches collectives d’apprentissage. Les « pauvres enfants de pauvres » n’ont pas à être valorisés par compassion.
Faire l’Ecole, selon la conception de S. Bonnery, ce n’est donc pas qu’un recueil de gestes techniques, c’est avoir une conception politique sur son travail : tous les enfants peuvent-ils apprendre ? « Le terme « échec scolaire » n’existait pas à l’époque où la moitié des enfants sortaient de l’école sans certificat d’étude et allaient travailler à 12 ou 14 ans ». Ce n’est que face au constat d’échec de la phase de massification que la théorie du « handicap socio-culturel » a donné lieu soit au fatalisme, soit à la montée de l’aide compensatrice, caritative. Stéphane Bonnery martèle son message politique : « il faut remplir la bouteille à moitié vide de la démocratisation, pour que les objectifs généreux des années 70 ne débouchent pas sur un constat d’échec amenant RMI culturel et mise en concurrence exacerbée des individus dans la course aux savoirs, en individualisant les formations, en cassant les diplômes pour permettre de casser le lien qualification/salaire. Sous entendu, augmenter les qualification sans augmenter les salaires… ».

Mais cette grille de lecture ne doit pas décourager les praticiens d’inventer des leviers transformateurs pour « combattre cette désocialisation des apprentissages » dans la classe, y compris en ne jouant pas les faux-monnayeurs sur les exigences intellectuelles et le travail que requierent les apprentissages.

Le maître Vygotski serait sans doute satisfait du message, lui qui écrivait déjà en 1921 : “Une fois que nous avons saisi l’immensité du chemin à parcourir, il devient compréhensible que l’élève doit entrer dans une lutte brutale avec le monde, et que dans cette lutte l’enseignant doit avoir le dernier mot ; et nous comprenons l’idée qu’enseigner, c’est comme mener une guerre.” (Vygotski, 1921-23/2006, p. 348). Laxistes, les pédagos ?