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Par François Jarraud

En ce début d’année scolaire, l’Ecole française semble se trouver dans une situation intéressante. D’un coté on a une équipe politique qui affirme vouloir le changement, voire la rupture. De l’autre, on a des enseignants qui souffrent, les attentes des parents et une sensibilisation du public aux comparaisons internationales en matière d’éducation. Tout cela ouvre des opportunités pour faire évoluer notre modèle éducatif.

Et puis on a des chercheurs, comme Nathalie Mons. Elle publiera cet automne, aux PUF, un livre qui ne passera pas inaperçu. Utilisant les études existantes et ses propres données, elle y interroge les choix en matière d’éducation au regard d’un critère qui nous interpelle tous : l’efficacité scolaire. C’est dire que cet ouvrage tombe à point. Elle a bien voulu répondre au questions du Café pédagogique.

Selon vos observations, la France est-elle capable de changement en matière éducative ?

Oui, la France est capable de changements, d’ailleurs elle change. La recherche présentée dans ce livre montre que, malgré une image d’immobilisme, le système éducatif français s’est réformé pas à pas, depuis vingt ans. Si l’école française renvoie cette image d’incapacité à se réformer, c’est parce que, contrairement aux autres pays de l’OCDE, les réformes y avancent sous couvert, parfois sans régulation nationale précise, faute d’ambition politique affichée. Par exemple, depuis plus de vingt ans, le système éducatif français s’est progressivement décentralisé, sans que le ministère ait eu des velléités de pilotage volontariste de ce processus, ni même une vision exhaustive des stratégies et des projets des acteurs locaux. Le changement se fait à petits pas, parcellairement, sans vision globale. Ce phénomène de changement par incrémentalisme se retrouve d’ailleurs dans de nombreux pays, la France n’est pas une exception.

Entrons dans l’analyse plus détaillée de ces politiques éducatives. Le premier débat public a eu lieu sur la carte scolaire. Les décisions prises s’écartent-elles vraiment des choix précédents ?

Là encore, les décisions politiques se mettent en place progressivement, pour la bonne et simple raison que la carte scolaire est un outil d’administration des ressources financières et humaines du système éducatif qui dépasse largement le problème de la sectorisation, c’est-à-dire la distribution des élèves entre les différents établissements. Tout ceci ne peut pas être balayé du jour au lendemain, sauf à déstabiliser tout l’édifice. Mon étude montre que les pays de l’OCDE qui ont supprimé ou assoupli la carte scolaire l’ont fait dans un cadre démographique favorable. Du fait d’une natalité faible, l’offre scolaire devenait, dans ces pays, excédentaire par rapport au nombre d’enfants à scolariser, ce qui a donc permis d’offrir aux parents la possibilité de choisir entre plusieurs établissements. La France n’est pas dans ce cas-là. La réforme de la carte scolaire est donc chez nous une politique périlleuse.

Peut-on affirmer que le libre choix des parents, s’il devait être effectif, améliore le niveau scolaire des élèves ?

Non, l’étude montre que ni le libre choix dans le réseau public, ni le développement du secteur privé – qui peut participer également à une politique de libre choix de l’école – ne sont associés à une amélioration du niveau général des élèves. Ce résultat met en défaut les théories néo-libérales qui affirment que le libre choix permet une émulation entre les établissements et donc une stimulation des équipes pédagogiques, ce qui au final se traduirait par de meilleurs apprentissages des élèves. Les choses ne sont pas aussi simples, comme l’ont d’ailleurs montré d’autres études. Par contre, malgré les affirmations des défenseurs de la carte scolaire, la sectorisation est associée à des inégalités scolaires d’origine sociale supérieures à celles liées à certaines variantes du libre choix de l’école. Le libre choix ne conduit donc pas systématique à un accroissement des inégalités à l’école. Il n’y a donc pas lieu d’adopter une position manichéenne de défense ou d’opposition systématique sur ce sujet. Il faut concrètement regarder les dispositifs mis en place et être vigilants car certains systèmes apparaissent peu favorables : par exemple, le libre choix sans régulation externe – les parents présentent des vœux, les chefs d’établissements sélectionnent leurs élèves- est associé à des inégalités scolaires et sociales élevées sans efficacité accrue. L’Angleterre qui était allée dans cette voie est d’ailleurs revenue en arrière. Puisque certains pays ont été pionniers en la matière, il faut analyser plus en détail leurs erreurs et revirements afin d’essayer de ne pas tomber dix ans plus tard dans les mêmes écueils.

Concrètement, l’expérience des autres pays peut-elle nous aider à définir les limites que devrait mettre en place l’Etat par rapport au libre choix des parents ?

Les politiques de libre choix de l’école ont été mises en œuvre dans les pays de l’OCDE depuis une vingtaine d’années. Nous avons donc un retour d’expérience sur le sujet. Nous pouvons tout à fait nous servir de ces exemples étrangers et plus particulièrement de l’analyse de leurs évolutions. Après des années 1990 qui ont vu, dans certains pays anglo-saxons et certains anciens pays de l’Est, se multiplier les politiques de libre choix libérales qui tendaient à mettre en place un quasi-marché scolaire, on assiste aujourd’hui à un renforcement de la régulation des inscriptions des élèves dans tous ces pays. Cela signifie que les parents conservent la possibilité d’exprimer des vœux mais que ces demandes doivent être régulées en fonction d’impératifs sociaux, comme la mixité sociale ou ethnique par exemple. Dans ce schéma d’organisation, ce ne sont pas les établissements qui décident de leur recrutement mais les administrations intermédiaires ou les collectivités locales qui peuvent faire la synthèse entre les choix parentaux et des considérations d’ordre général.

L’autre thème porté politiquement ces derniers mois, c’est celui de l’autonomie des établissements. C’est l’idée qu’en libérant les établissements, en leur accordant une grande autonomie on améliore les résultats. D’ailleurs un décret a récemment élargi leurs compétences sur le plan pédagogique et certains établissements vont s’en emparer. Peut-on dire que c’est efficace ?

Tout dépend concrètement du dispositif mis en place. Si l’autonomie pédagogique est associée quand elle suit certaines organisations à de meilleurs résultats des élèves, le transfert de nouvelles responsabilités aux chefs d’établissements dans les domaines budgétaires ne semblent pas directement en lien avec les apprentissages. Si l’autonomie peut être bénéfique en termes d’efficacité, par contre, cette recherche montre que c’est l’organisation centralisée (programmes nationaux, recrutements centralisés, certification nationale…) qui est associée aux inégalités scolaires et sociales les plus faibles. Il est donc crucial de créer une régulation nationale qui permette à la fois d’offrir plus de flexibilité et d’encadrer l’autonomie des établissements, de façon à ne pas créer un système à plusieurs vitesses.

Finalement qui est alors le mieux placé pour diriger le système ? L’Etat ? Les collectivités locales ?

Là encore, les positions dogmatiques manichéennes ne sont plus de mises. Il ne faut pas être pour ou contre la décentralisation mais plutôt se poser la question suivante : quelles compétences doivent être transférées à quels acteurs, dans quelles conditions ? Je montre dans cet ouvrage que si dans certains cas, la décentralisation politique peut être positive, le rôle de l’Etat central reste cependant crucial, mais ce rôle se renouvelle, il intervient davantage dans la conception, le guidage, l’évaluation du système que dans sa gestion directe. Il doit être l’animateur des politiques développées par les collectivités locales, ce qui n’est pas encore assez le cas en France. Nous n’avons pas su développer une régulation nationale de la décentralisation, contrairement à d’autres pays, dans lesquelles les collectivités locales ont des comptes à rendre au niveau national sur leurs actions menées en matière d’éducation.

Quand on lit votre ouvrage, on voit toute l’importance que vous accordez aux acteurs de terrain? Pour vous l’avenir de l’Ecole se joue d’abord sur le terrain ? Les profs ont-ils la lourde responsabilité d’être les premiers acteurs du changement ?

Oui, les acteurs cruciaux du changement sont sur le terrain, ce sont les enseignants, les chefs d’établissement, l’encadrement intermédiaire… Certes, il faut une impulsion nationale, une vision globale, une politique éducative qui assure une cohérence entre les différentes mesures présentées, mais si les acteurs de terrain ne sont pas convaincus de la pertinence des choix présentés ou si les mesures décidées entrent trop abruptement en opposition avec leur réferentiel professionnel, rien ne se fait, voire on assiste à des effets pervers de détournements des politiques. Depuis plusieurs décennies, la sociologie des organisations a mis en évidence cet écart entre la décision politique et sa mise en œuvre, cette illusion de la tout puissance des politiques publiques. Aujourd’hui, il ne faut pas seulement se poser la question du contenu des politiques mais aussi et peut-être surtout la question du « comment ». Il faut davantage s’interroger sur la mise en œuvre des politiques publiques. Sur ce terrain, nous sommes très en retard en France.

La question de la gestion de l’hétérogénéité est aussi centrale dans votre ouvrage. Beaucoup de parents et même d’enseignants pensent que les classes hétérogènes affaiblissent le niveau général. Certains systèmes éducatifs permettent-ils la réussite de tous ? Le font-ils en classant les élèves dans des filières séparées ou au contraire en construisant des groupes hétérogènes ?

Le collège unique souffre d’une image négative en France, les enseignants et parents pensent que les résultats seraient meilleurs dans un système qui présenterait des classes voire des filières scolairement plus homogènes. Or, c’est le contraire. Il y a désormais un quasi-consensus sur le sujet dans la recherche, et mon étude va dans ce sens. Ce sont les systèmes qui, dans l’enseignement obligatoire, mixent le plus possible les élèves de niveaux scolaires et de conditions sociales différents qui sont les plus efficaces. A contrario, aux enquêtes internationales, comme celles de PISA, les résultats les plus faibles sont observés dans les pays qui ont conservé les filières –la destinée sociale des enfants se décide alors aux alentours de 10-11 ans. Il est d’ailleurs intéressant de voir que aujourd’hui, alors qu’en France nous assistons à une remise en cause progressive du collège unique, des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche sont eux en train de penser à la mise en place d’une école unique.

Quels sont les effets sur les systèmes éducatifs des remises en cause de l’école unique ?

Mon étude montre que les dispositifs qui tendent à raccourcir le tronc commun – par exemple en France le module Découverte professionnelle de 6 heures qui exclut du collège les élèves les plus faibles dès la fin de la 4ème -, ce type de dispositifs est contre-productif en termes de performances scolaires. Chaque année de tronc commun perdue est associée à une augmentation du nombre des élèves en difficulté et plus globalement à une baisse du niveau général. Dans l’enseignement obligatoire, plus un système éducatif sélectionne précocement, moins il est efficace, car comme l’avait déjà montré le sociologue américain, Ralph Turner dès les années 1960, le fait de garder tous les élèves dans un même établissement pour suivre un cursus scolaire identique crée une émulation et permet à l’ensemble d’entre eux de progresser davantage. A contrario, les systèmes précocement sélectifs ne sont pas associés à des élites numériquement plus nombreuses. L’école unique n’aboutit donc pas à un sacrifice des élites.

Mais l’école unique ne semble pas avoir tenu l’objectif de démocratisation qu’on lui avait assigné ?

L’école unique ne peut aplanir toutes les différences sociales. Il ne faut pas observer ses résultats dans l’absolu, mais comparativement. Or, il s’agit d’un système plus égalitaire que l’école à filières. Car, de fait, quand on met en place des politiques qui conduisent à une homogénéité des classes et à des processus de sélection précoces, on crée aussi une homogénéité sociale et ethnique. Aux Etats-Unis, ces pratiques font traditionnellement l’objet de débats virulents et la Cour suprême a eu à en juger sur la base de discrimination raciale. De même quand on demande aux enseignants japonais pourquoi il n’y a pas chez eux de filières ou de classes de niveau dans l’enseignement obligatoire, ils évoquent la discrimination sociale. Chez nous il y a une trop grande acceptation sur le sujet, ce qui explique peut-être que le collège unique n’ait pas été doté de tous les moyens pour réussir. Notre école unique ne ressemble pas à l’école scandinave qui accompagne chaque élève individuellement dans sa progression scolaire. Aujourd’hui, il ne faut donc pas se débarrasser du collège unique car cette formule réussit comparativement mieux que l’école à filières mais se demander comment créer les conditions de la réussite de notre école unique. Il n’y pas de raison qu’on y arrive à l’étranger et pas chez nous.

Peut-on pour autant « finlandiser » une école française qui a déjà une longue histoire ?

Le travail de comparaison des systèmes éducatifs ne doit pas avoir pour objectif d’importer et d’imposer de soit disant « bonnes pratiques », il ne s’agit donc pas de copier le modèle finlandais. Les contextes locaux sont différents et du fait de l’importance du jeu des acteurs et des référentiels culturels développés dans chaque pays, la mise en œuvre des politiques éducatives aboutit à des résultats fort différents. Il ne s’agit donc pas d’importer de l’étranger des modèles tout faits. Le comparatisme a pour but d’alimenter une réflexion sur soi-même qui passe par une investigation sur l’autre, il ouvre le champ des possibles pour mieux se comprendre et permet ainsi de placer plus haut la barre de l’ambition politique. Pourquoi l’école unique réussit-elle en Finlande et pas chez nous ? Pourquoi les enseignants français préfèrent-ils avoir des classes homogènes tandis que les enseignants japonais affirment que leur pédagogie est mieux adaptée aux classes hétérogènes ? Pourquoi la constitution de classes de niveau fait-elle aux Etats-Unis l’objet d’une condamnation de la Cour Suprême alors qu’elle reste le plus souvent taboue chez nous ? Le comparatisme est là pour nous interroger, nous bousculer, remettre en cause nos certitudes, nous donner les moyens d’une plus grande créativité politique, il ne doit pas nous enfermer dans des recettes de politiques publiques toutes faites.

Nathalie Mons

Entretien : François Jarraud

Nathalie Mons a publié, aux PUF, un ouvrage intitulé « Les Nouvelles Politiques Educatives ». Elle nous autorise à publier cet extrait de la conclusion de l’ouvrage.

« La France a évité la tentation du changement pour le changement et ne s’en trouve aujourd’hui pas si mal lotie. Les résultats médians du pays aux évaluations internationales en témoignent. La France n’a certes pas choisi les voies optimales tant en termes d’efficacité que d’égalité scolaires. Sa décentralisation timorée, son école unique monolithique, le dogme intangible d’une carte scolaire de fait contournable conduisent à des résultats moyens et à des inégalités sociales bien supérieures à celles que devrait produire cette école républicaine trop longtemps adossée au principe rigide de l’égalité de traitement. Pour autant, ce sont ces mêmes choix de centralisation assouplie, d’école unique indifférenciée et de carte scolaire flexible qui lui ont permis d’éviter les chemins qui ont conduit ailleurs à des efficacités médiocres et à un creusement renforcé des inégalités sociales à l’école.

Au milieu du gué, confrontée à la persistance d’un échec scolaire prégnant qui la singularise désormais par rapport à la majorité des pays de l’OCDE, la France ne peut demeurer dans ce statut quo de façade, dans ce no man’s land de la réforme. Face aux deux modèles d’avenir qui se dessinent – l’école de la « différenciation intégrée » ou l’école de la « différenciation désarticulée » -, le pays devra choisir. C’est un choix qui sera collectif.

Car, au final, les politiques mises en œuvre dépendront non seulement des positions du personnel politique et de la haute administration, chargés de donner un cadre formel aux réformes, mais aussi, et peut-être surtout, elles seront conditionnées par les stratégies des cadres intermédiaires de l’Éducation nationale, des équipes pédagogiques et des agents des collectivités territoriales et qui, aux côtés des familles, façonnent les politiques éducatives sur le terrain. »

Sur le site du Café