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Par François Jarraud

L’année 2009 se termine comme elle a commencé par l’échec de la réforme du lycée, une contestation profonde de celle du primaire, un mouvement de désobéissance qui gagne un nombre croissant d’enseignants au sein d’un pays en crise économique et sociale. François Dubet, André Giordan et Bruno Suchaut, trois spécialistes reconnus, nous aident à comprendre les enjeux de 2010. Au risque de faire grincer des dents…

Réforme : « Le crime est collectif » François Dubet

« Le pire s’est produit ». Le sociologue François Dubet réagit, à la demande du Café, sur l’échec de la réforme du lycée. Un échec définitif ?



François DubetA bien y réfléchir, il n’y a pas à se réjouir du fait que Xavier Darcos ait dû battre la retraite de la réforme des lycées. Même si cette réforme n’était pas parfaite, son rejet ne porte guère d’espoirs. Le refus des réformes alliant, aujourd’hui comme hier, les sentiments d’inquiétude profonde de la jeunesse, le conservatisme à courte vue des corporations enseignantes et le radicalisme idéologique de ceux qui ne veulent rien changer aujourd’hui pour tout changer après demain, ne laisse rien espérer de bien positif pour l’école. En revanche, des réformes bien plus discutables sont passées sans trop de difficultés, comme si le pire était toujours certain.


La réforme de l’école élémentaire est une mauvaise réforme vendue au prix fort puisque les professeurs des écoles y gagnent un allégement considérable de leur temps de travail. On enseignera à peine plus de 140 jours par an afin de caler le calendrier scolaire sur le rythme de travail et de loisir des classes moyennes aisées. Les journées des élèves seront encore plus lourdes et la plupart des enfants passeront une partie de leur vie dans les centres aérés et les structures d’accueil municipales pendant que leurs parents travaillent. Il faut être bien ignorant de la chose scolaire pour penser que les élèves étiquetés faibles et qui feront du soutien entre midi et quatorze heures en profiteront vraiment et se débarrasseront un jour de leur étiquette « d’élève en difficulté ». De manière générale, l’école a choisi d’externaliser ses difficultés et de les sous-traiter aux communes et aux associations alors que son « honneur » était de garder les élèves ensemble le plus longtemps possible. Ajoutons que le gouvernement fait peser sur ces politiques un climat détestable en évoquant sans cesse une sorte de criminalisation de l’enfance et, il faut bien le dire, de l’enfance pauvre dont il faudrait dépister précocement les conduites « antisociales » sans d’ailleurs dire ce que l’on en fera. Cette réforme est une régression d’autant plus dangereuse qu’elle opère comme un cliquet : qui osera demain toucher au calendrier scolaire sans mettre en cause « l’avantage acquis » de travailler moins tout en se défaisant des élèves les plus difficiles ? [1]


Personne n’était prêt à mourir pour les IUFM tels qu’ils sont. Mais leur suppression ne réglera pas le problème de la formation des enseignants même si les IUFM l’ont mal résolu. Le transfert de la formation vers les universités renforcera les logiques académiques et disciplinaires parce que c’est cela que l’université sait faire le mieux, pendant que la formation en stage sur le terrain sera nécessairement dominée par la reproduction de ce qui se fait déjà et dont on dit que ce n’est guère efficace. Au fond, chacun a accepté cette disparition en échange d’un recrutement à bac plus cinq, ce qui est une manière de revaloriser les indices, mais pas la profession et moins encore le métier d’enseignant. On peut aussi se demander ce que feront demain les titulaires d’un master d’enseignement et qui auront échoué aux concours. Ils seront mieux définis pas leur échec aux concours que par l’acquisition d’un diplôme.


La réforme des lycées était sans doute la meilleure ou la moins mauvaise des initiatives de Xavier Darcos. Elle s’efforçait de casser les filières qui créent des sections trop rigides et des bacs à plusieurs vitesses. Elle s’efforçait aussi de donner un peu d’autonomie aux lycéens dans la construction de leur cursus. Mais chaque filière et chaque discipline se sont senties menacées. Il ne semblait guère acceptable que les élèves puissent choisir une part de leur formation et, quoi qu’on en dise, on a préféré maintenir un système profondément injuste et guère efficace. Il est vrai qu’il est difficile de convaincre le monde enseignant quand, au même moment, on ne parle que de suppressions de postes et de restriction des moyens.


Au fond, le pire s’est produit. Les réformes les plus conservatrices et les plus autoritaires sont passées au prix de quelques cadeaux et de quelques résistances, pendant que la réforme la plus innovante est tuée dans l’œuf. On pourra toujours accuser le ministre qui aurait pu être plus adroit, plus conciliant ou plus ferme… Mais on sait aussi que ses prédécesseurs n’ont pas toujours fait mieux et que l’éducation nationale est profondément paralysée. Il y a quelque chose de tragique dans cette histoire, c’est de voir un système, bien plus que tel ou tel de ses acteurs, travailler obstinément à son propre affaiblissement.


François Dubet




Dernier ouvrage de F. Dubet :

F. Dubet, Faits d’école, EHESS, 2008.

Analyse dans le Café :

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/[…]



Derniers articles de François Dubet dans le Café : « Le thème de la culture commune procède d’une volonté d’égalité relative »

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Page[…]

La violence

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pag[…]





[1] IL faut rendre hommage à Jack Lang qui est une des rares hommes politiques à s’être opposé à cette réforme quand les autres se bornaient à dénoncer l’absence de moyens. Ce qui, en général, ne coûte rien.

Bruno Suchaut : A qui profite l’impossibilité des réformes ?

Sombre pronostic : l’Ecole française semble incapable de se réformer. Bruno Suchaut, directeur de l’IREDU, renvoie les partenaires dos à dos. Finalement l’immobilisme profite-il à un des acteurs ?


A l’heure de la nouvelle année et des vœux qui l’accompagnent, que peut-on souhaiter pour 2009 à l’école et à ses acteurs ? Tout simplement que le système éducatif puisse enfin bénéficier d’une politique à la hauteur des enjeux actuels. Malheureusement, les évènements récents laissent penser que ce souhait naïf relève d’un vœu pieu.


On peut effectivement s’interroger sur la pertinence de la politique éducative conduite au cours de cette dernière période. Après un enchaînement sans précédent de réformes conduites à un rythme accéléré, prenant de cours la communauté éducative, le gouvernement a été contraint de reculer significativement sur plusieurs volets de ses réformes. Le fait d’intervenir sur plusieurs fronts (de la maternelle à l’université) et à des niveaux d’action différents (programmes, organisation du temps scolaire, aide aux élèves, etc.) a paradoxalement regroupé les enseignants, les syndicats et les élèves, autour d’un slogan classique centré sur la diminution des moyens.


La plupart des réformes engagées n’ont pas été justifiées, argumentées, ni même discutées…

Ce n’est pas par hasard si cette question des moyens fédère actuellement les revendications des acteurs dans différents domaines, car c’est en effet l’élément commun qui traverse l’ensemble des mesures proposées sans qu’une autre forme de cohérence soit clairement lisible. Si la question des ressources est évidemment centrale dans la gestion d’un secteur comme celui de l’Education nationale, elle ne doit pas se substituer à une réflexion approfondie sur les aspects d’amélioration de la qualité des services éducatifs. Or, la plupart des réformes engagées n’ont pas été justifiées, argumentées, ni même discutées sur des bases validées par des recherches ou des études scientifiquement reconnues qui produisent des connaissances, mêmes partielles, sur l’école et son fonctionnement.


La conséquence du centrage des débats et des revendications sur la dimension économique induit des effets pervers qui risquent finalement de nuire à l’amélioration du système, sans pour autant satisfaire chacun des protagonistes qui composent les rapports de force en présence sur la scène sociale et politique. Plusieurs exemples peuvent être mobilisés pour illustrer la situation actuelle, qui risque de conduire, une fois de plus à des blocages ou à des compromis qui, in fine, contribueront à ne pas agir avec pertinence pour l’amélioration de la qualité de l’école et de son efficience.

Une réaction qui évacue les vraies questions de fond sur l’évaluation des élèves…

La nécessaire réforme du lycée, faute de concertation à temps voulu, a focalisé les débats sur la question des moyens, comme si celle-ci était la seule en jeu. La réorganisation de l’offre scolaire, l’accompagnement des parcours des élèves, les modalités d’orientation, les volumes horaires et la répartition des disciplines sont autant de points qui méritent d’être débattus pour que notre enseignement secondaire s’adapte à ses nouvelles finalités.


Dans le premier degré, l’annonce de la suppression de postes de RASED a déclenché de fortes réactions chez les enseignants et a conduit le Ministre à revoir les prévisions à la baisse en divisant par deux le nombre de postes destinés à être supprimés. Cette décision récente, comme l’annonce initiale, ne témoigne pas d’une vision claire des moyens à mettre en œuvre pour l’aide aux élèves en difficulté, mais plutôt d’un pilotage à vue centré sur la gestion des postes d’enseignants. La vraie question est de savoir dans quel cadre apporter cette aide, quels élèves doivent en bénéficier et selon quelles conditions. Sur ce point, les recherches en éducation ouvrent des pistes intéressantes et montrent qu’il existe des modes de prise en charge efficaces à condition qu’ils soient véritablement intégrés au fonctionnement de l’école et mobilisent de fait, des moyens conséquents en termes d’encadrement. Même dans un contexte budgétaire contraint, ces solutions peuvent être envisagées à condition d’une réorganisation partielle du fonctionnement pédagogique des écoles.


La récente réaction concernant les évaluations nationales dans les classes de CM2, montrent le manque de confiance du milieu enseignant à l’égard des directives officielles. Quelles que soient la composition détaillée de ces évaluations, qui par nature ne peuvent être parfaites, les outils d’évaluation CE1 et CM2 actuels sont sans doute des instruments de meilleure qualité que les évaluations précédentes, elles devraient permettre d’obtenir, d’une année sur l’autre, des repères comparables sur les compétences des élèves. Là encore, l’ambiguïté du contexte dans lequel ces évaluations prennent place (modalités peu claires de diffusion des résultats, rémunération des enseignants pour la passation, la correction et la saisie des épreuves) a déclenché une réaction qui évacue les vraies questions de fond sur l’évaluation des élèves et de son utilité à la fois au niveau pédagogique et du pilotage local.


A vouloir réformer trop vite…

A vouloir réformer trop vite, sans suffisamment de concertation et sans véritable logique d’amélioration de la qualité du système, le Ministère risque de tomber dans le même piège qu’il s’évertue pourtant à combattre : celui de l’impossibilité de réformes qualitatives de fond du système éducatif français. Il n’est pas certain que la responsabilité de cette difficulté à réformer revienne aux acteurs politiques, mais peut-être une fois encore aux enseignants et plus généralement à l’école publique. A qui cela profitera-t-il ?


Bruno Suchaut


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André Giordan : Mettre l’apprendre au programme

« Le sentiment d’une crise majeure de l’éducation, dans nos sociétés modernes est aujourd’hui à peu près unanimement partagé. L’éducation, au coeur de la construction humaine, est appelée à se repenser, se refonder, inventer de nouvelles pratiques et en particulier à l’école, si elle veut sortir des contradictions et des impasses auxquelles elle se trouve aujourd’hui confrontée. » Cette perception d’un état de crise de l’éducation et de l’enseignement ne date pas d’hier, ni même de l’après-mai 1968. Tout le XXème siècle est parcouru par la perception, le constat ou l’annonce de cette crise comme exprimant ou accompagnant la crise de civilisation des sociétés occidentales. »


Ce texte n’est pas d’aujourd’hui, il date de 2002 ; il est extrait de « Pour une politique de civilisation », d’Edgar Morin. Dans sa « lettre aux éducateurs » de la rentrée 2007, le nouveau Président de la République français, avait annoncé son intention de « refonder l’école ». « Donner le maximum à chacun au lieu de se contenter de donner le minimum à tous. Voilà comment je souhaite que nous prenions désormais le problème de l’éducation et particulièrement celui de l’école. Cette refondation de notre éducation, elle ne pourra être accomplie qu’avec le concours de tous les éducateurs. La volonté politique ne peut suffire à elle seule. » Il en est résulté la « réforme » des horaires et des programmes de l’école primaire (incluant les enseignements préscolaires) conduite par Xavier Darcos qui représente un grand bon en arrière puisqu’elle s’inspire des Instructions officielles de 1923 ! Ont suivi l’« accompagnement personnalisé » et la « réforme du lycée », pas inintéressantes en soi, mais présentées au « pas de course », sans véritable stratégie d’accompagnement et dès lors illisibles. Le tout sur fond de réduction de postes, d’évaluations d’écoles mises sur la place publique et surtout d’un sentiment de « coups médiatiques » pour masquer en fait des mesures d’économies, plutôt que de volonté politique de repenser vraiment l’école.

Sortir de la lamentation

S’agit-il alors de réclamer le retour aux programmes de 2002 ou d’en rester au lycée actuel pour que l’école soit au service d’une politique de civilisation ?.. Le retour au passé, la lamentation sont contre-productives : il ne suffit pas de critiquer les projets, il s’agit d’avancer des contre-projets. Par exemple, en matière de programme de lycées si on s’en tient à la supposée « réforme » en cours, tout notre système scolaire est construit en descendant, à partir des classes préparatoires aux grandes écoles. Chaque année n’est conçue que comme une propédeutique à l’année suivante. De plus, ces programmes ne devraient pas reprendre la forme de nomenclatures de savoirs disciplinaires, même mâtinés de compétences. L’enjeu essentiel est éludé : les savoirs de l’époque ne sont pas proposés par l’institution scolaire.


Il s’agit dès lors de sortir des habitudes, et notamment du corporatisme disciplinaire, pour se demander quels sont les savoirs vraiment « porteurs » pour un jeune d’aujourd’hui, afin de lui permettre de comprendre et de vivre dans une société en mutation qui doit rester démocratique ? D’évidence, apprendre à écrire reste un objectif prioritaire, mais pas en se limitant à la seule dissertation. Faire un rapport, réaliser une note, établir une synthèse, savoir prendre des notes, écrire un article, développer un argumentaire ou une intrigue sont autant de passages obligés. Dans le même temps, apprendre à parler, à argumenter, à prendre du recul, à être critique, à être curieux, à avoir une bonne estime de soi et à entreprendre sont tout autant indispensables.

Au-delà de ces bases inévitables que ne propose pas ou si peu le lycée actuel, le jeune reste tout autant illettré s’il n’a pas appris à rechercher, trier et à critiquer l’information, y compris visuelle, s’il ne s’approprie pas un optimum de savoirs sur le droit – ne vit-on pas dans une société de droit-, sur l’économie ou sur l’éthique. Pourquoi attendre la terminale pour commencer la philosophie ? Désormais, il faut comprendre l’autre différent, gérer des conflits, changer son regard sur le monde, pourquoi l’anthropologie n’est-elle pas présente ? 9 enfants sur 10 habitent la ville, pourquoi n’apprennent-ils pas les bases de l’urbanisme pour lire leur cité ? De même, pourquoi la sociologie, la psychologie, l’analyse des institutions, l’histoire des idées ne sont-elles toujours pas au programme des lycées ?


Tous ces savoirs sont tous indispensables pour comprendre notre époque, au même titre que la culture des techniques ou de la production industrielle, toujours dévalorisée, méprisée, alors que les objets et la consommation envahissent nos vies. Pouvoir les décoder intelligemment, en décoder les usages et les limites font partie du bagage de base…


Toutefois, tout n’est plus que contenus et contenu disciplinaire ; des savoirs transdisciplinaires sont à introduire, des savoirs organisateurs sont à définir pour éviter l’émiettement des connaissances. Les démarches, comme l’analyse systémique, la pragmatique, la modélisation sont des outils tout autant nécessaires pour décoder un monde complexe et incertain. Et pourquoi pas renouveler la rhétorique, tant il est important de communiquer et de convaincre.


Enfin l’apprendre, pourquoi n’est-il pas non plus au programme ? Cette immense lacune est reconnue de tous, apprendre à apprendre n’a rien d’évident ; elle n’est pas une retombée automatique des autres apprentissages. Pendant ce temps, d’autres savoirs continuent à être enseignés, uniquement pour… l’examen, par habitude, comme beaucoup de savoirs mathématiques inutiles ! Dans cette discipline, beaucoup de savoirs algorithmiques seraient à évacuer ; leur apprentissage gaspille un temps énorme alors que la plupart d’entre eux bloquent, et l’imaginaire, et la pensée…


La question de l’apprendre

Mais la question des programmes n’est pas la seule grande question à traiter dans une réforme de du lycée… La question de l’apprendre est tout autant dramatique. Tout n’est pas affaire d’heures de cours, contrairement aux discussions en cours. L’institution scolaire demeure une institution des moyens, et non pas des résultats ! Que de temps perdu dans les classes… Parfois dans une heure de cours, seules 10 minutes restent efficaces ; le reste est passé en organisation ou pour faire de la discipline. Ensuite que de temps gâchés parce que les élèves attendent passifs que l’enseignant commence à enseigner.


La manière de transmettre et l’organisation du lycée sont à (re)penser. Les recherches sur l’apprendre montrent que ce n’est pas quand le professeur dit ou montre que l’élève apprend. Bien au contraire, cette pratique quand elle devient permanente démotive ou inhibe l’élève ; il apprend à « consommer » des notions. Sans questionnement, sans repères, rien ne fait sens pour lui ; cette méthode unique lui enlève même le désir d’apprendre et le goût pour les études.


Le recours à de l’activité (projet, défi, intrigue, travaux de groupe,..) paraît certes à introduire. Seul l’élève peut apprendre ; lorsqu’on ne prend pas en compte leurs conceptions en classe, celles-ci persistent et même peuvent se renforcer. Sans freiner l’enthousiasme des innovateurs, il importe cependant de prendre conscience que les pédagogies dites « de la construction » ont également de grandes limites ; surtout qu’une dérive existe : on confond souvent activité et apprentissage.


Apprendre implique que l’élève ne soit pas seulement «actif » (avec ses mains ou ses pieds), il doit être d’abord «auteur» (avec sa tête) ! Il lui faut tout à la fois élaborer un nouveau savoir et en même temps, déconstruire celui qu’il maîtrisait déjà. Il apparaît certes important de partir des élèves (ce qu’ils sont, ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils ignorent). Toutefois, partir des élèves ne veut pas dire y rester !.. Beaucoup d’autodidaxie est à injecter dans le lycée. Ce qui ne veut pas dire que l’enseignant doit disparaître. Beaucoup reste à faire à ce niveau… Apprendre est un processus complexe et paradoxal ; croire qu’il existerait une seule et « bonne » méthode est trop réducteur, l’enseignant doit pouvoir jongler avec plusieurs. Toutefois, un environnement didactique complexe mis à sa disposition par l’enseignant ou l’équipe d’enseignants est mieux à même de pouvoir motiver le lycéen, l’interpeller, le nourrir et l’accompagner.


A terme, la fonction du professeur deviendra plus celle d’un éveilleur, d’un repère, d’un confident, d’une sage-femme, d’un metteur en scène des savoirs que celle d’un transmetteur d’informations. Sur ce dernier plan, d’autres médias (DVD, Livre, document, Internet,..) sont bientôt plus pertinents, dans lesquels les enseignants auront sûrement un rôle d’élaboration et de critique. Le métier va sûrement fortement changer dans les prochaines années, la profession doit s’y préparer sous peine de disparaître ! [1]


Vers une société apprenante

Mais pour s’approprier une culture, tout n’est pas qu’affaire d’enseignements. Pour qu’une dynamique émerge, d’autres tabous institutionnels restent à rompre. Leur contestation ne manquera pas de faire quelques vagues elles aussi. À commencer par la question du temps scolaire ; pivot de l’école ; il est le symbole à la fois de l’importance des disciplines, de la représentation de l’école et de sa structure temporelle. Le découpage du temps scolaire est un formidable outil… pour l’administrateur, pas pour le pédagogue. Ainsi la grille horaire rythme la pédagogie de l’école, tant elle est incrustée dans les têtes, les mentalités et les représentations. Les conséquences de ce mirage sont désastreuses : il est impossible d’intéresser un élève à tel poème ou telle œuvre d’art et de le remotiver avec la même intensité trois jours ou une semaine plus tard, entre un match de football en cours d’EPS et une interrogation écrite de maths ! Comment sublimer des sentiments ou faire émerger une émotion, un regard en le saucissonnant ! On souhaiterait préparer les jeunes au pitonnage et à la consommation débridée, qu’on ne s’y prendrait pas autrement !


L’enseignant quant à lui, peut-il établir une communication passionnée avec trente ou quarante élèves pendant 55 minutes et recommencer 15 ou 18 fois par semaine ? Et répéter 36 fois dans l’année la même formule d’emploi du temps prépare-t-il à la créativité et à l’innovation ? Par ailleurs, ce découpage est incompatible avec la diversité des rythmes des élèves, des pratiques interdisciplinaires, l’autodidaxie et l’ouverture de l’école. Tout devient rigidité, morcellement et immobilisme, alors qu’apprendre est inventivité, diversité et changement.


Le lycée devrait introduire vite des temps flexibles. Des moments – courts pour enregistrer une technique, effectuer un échange de savoirs-, longs -pour élaborer une synthèse – ; et des ruptures de temps : des après-midi banalisés pour un projet, des semaines centrées sur un regard transversal, des moments personnels en studiolos pour concentrer l’apprenant sur une étude personnelle. Il devrait encore pouvoir faire place à des temps aléatoires quand une occasion unique se présente – une rencontre, une actualité, une exposition- qu’il faut saisir à tout prix.


Et pourquoi travailler toujours en classes de 24 ou 30/40 élèves ? Autre tabou ! À certains moments, l’enseignant pourrait faire classe devant 100 élèves… quand il dicte un cours, fait une démonstration magistrale ou passe un film. À d’autres moments, il devrait pouvoir se consacrer pleinement à un petit groupe pour accompagner une recherche ou travailler auprès d’un seul élève au prise à un blocage. Comment permettre autrement à l’élève de face à une difficulté épistémologique ou à un obstacle où l’affect est à prendre en compte ?


De même, pourquoi toujours cette unique relation : une classe, un enseignant, une heure, une discipline ? La juxtaposition d’actions, l’empilement d’approches ne peuvent déboucher que sur un brouillage dans la tête du jeune. Un simple graphe peut être enseigné à travers quatre rituels différents en physique, en mathématiques, en sciences et en géographie ! Des moments transversaux relient les savoirs, suscitent le questionnement et créent du sens. Et cela d’autant plus que les grands challenges auxquels la société est confrontée nécessitent de croiser plusieurs approches.


Toutefois, penser le lycée seul ne suffit plus : c’est vers une société apprenante qu’il faut avancer. La fin du XIXème siècle et la seconde moitié du XXème avaient vu se développer une floraison de mouvements d’éducation populaire. La société de consommation, relayée par la télévision les a fait disparaître ou les a relégués dans des rôles de « prestataires de service » ; ce qui limite considérablement leur portée éducative. Le lycée ne peut être envisagé qu’en interaction avec les autres lieux de savoirs : les musées, les théâtres, les maisons de la culture mais aussi Internet, les différents médias, les cafés « intellos » qui fleurissent et les mouvements d’échanges de savoirs. Il n’est plus le seul lieu, sa spécificité demande à être précisée. Il n’a pas non plus de raison d’être automatiquement et immédiatement après le collège. Etc …[2]


Tout est dans une formation des personnels (pas seulement des enseignants) . Or ce n’est pas la réforme administrative en cours qui y prépare ! [3]


Un peu de systémique pour nos politiques !

Reste par contre une autre et importante question à traiter, celle qui est à l’origine de la crise actuelle et, bien plus grave, de la déprime chronique du corps enseignant : la stratégie de « réforme » de l’institution scolaire. L’actualité médiatique concentre l’attention sur les moyens (effectifs des enseignants, contenus des programmes, horaires…), sans poser un autre des problèmes de fond… celui du changement. Un lycée, comme toute organisation, est un système. Or sans culture des systèmes, rien ne se passe ou plutôt des effets contraires émergent. Trente ans de réformes successives non préparées, non partagées, inachevées, pas évaluées ont bloqué la dynamique de ces établissements … [4]


Déjà, un peu de recul montre que le changement ne se décrète pas d’une part et d’autre part qu’il ne vient jamais d’en haut ! Toute organisation réagit de la sorte. Dans tout système humain (individu, service, entreprise, institution), le fait de proclamer un changement -d’autant plus si celui-ci est immédiat et brutal- est ressenti comme un diktat. Ses composantes le vivent aussitôt comme une agression et réagissent en opposant toute l’énergie de leurs résistances. La situation de «réforme» est toujours vécue comme une sorte de non-reconnaissance. Les mesures seraient-elles favorables ou porteuses d’innovations qu’il en serait ainsi !


Les personnels se sentent pas écoutés, leurs efforts pas pris en compte : le changement devient un déni. Automatiquement, elles mobilisent leurs « freins » pour se maintenir en l’état. L’exemple des TPE (travaux personnels encadrés) est le plus démonstratif ; à tous les échelons, des élèves aux inspecteurs, des résistances ont fusé lors de leur implantation subite, avant qu’ils soient encensés quand un autre ministre les… a supprimé! Il en résulte à chaque fois un peu plus d’immobilisme. Il n’est pas étonnant que la plupart des enseignants attendent la prochaine réforme ! Les lycéens, moins blasés ont choisi de gesticuler ; ils demandent également à être écoutés et à participer à l’évolution.


L’institution est ainsi bloquée par l’incompétence en matière de système et de changement de ses ministres –aujourd’hui il faut ajouter celle d’un président omniscient- et de leurs cabinets. Si l’on chiffrait les pertes dues à cette non-prise en compte de «l’écologie» des organisations, on prendrait conscience du coût de ces contre-attitudes dans la conduite du changement [5]. Une première estimation montre qu’elles sont au moins 10 fois supérieures aux économies réalisées par la suppression des postes. Il est scandaleux que nos brillants économistes de Bercy ne les prennent jamais en compte.


Un changement réussi est de l’ordre de l’informel, du complexe et du paradoxal. Il s’opère d’autant mieux qu’il s’effectue inconsciemment, un peu comme les variations du rythme respiratoire qui se produisent à notre insu. Il s’élabore d’autant plus efficacement qu’il prend appui sur les potentialités que tout système possède pour évoluer.


Paradoxalement, c’est au moment où l’on s’accepte dans ses propres manques et où l’on se sent reconnu que l’on peut entrer plus facilement dans un processus de changement. C’est alors que les ressources et les compétences deviennent facilement mobilisables pour parvenir aux fins souhaitées.


Le respect et la valorisation des personnes et des groupes de personnes dynamisent les évolutions. Nombre d’enseignants sont déjà prêts à s’y lancer, si on les reconnaît dans leurs efforts et leurs compétences, et surtout si on les accompagne dans leurs faux-pas. Car, contrairement à ce que l’on suppose généralement, les idées et les innovations réussies ne manquent pas au Lycée. Le problème est qu’elles sont peu connues, pas évaluées, rarement mutualisées, et surtout jamais valorisées. La plupart du temps, les enseignants les entreprennent en cachette de peur de se faire taper sur les doigts.


C’est cette culture du changement et de la veille -à la base- qu’il s’agirait d’injecter dans nos organisations, et pour commencer dans les programmes du lycée. Peut-être même faudrait-il inclure ces savoirs sur les systèmes et le changement dans le «socle commun de connaissances». Ce serait déjà certainement très profitable à nos hommes politiques et à nos énarques !..


André Giordan


Pour aller plus loin :

Sur le lycée : A Giordan, Une autre école pour nos enfants ? Delagrave

Sur l’apprendre : A Giordan, Apprendre !, Belin

Sur l’apprendre à apprendre, A. Giordan, J. Saltet, Apprendre à apprendre, Librio et Coach College, Playbac


Derniers articles d’André Giordan sur le Café :

Refuser l’échec scolaire

http://www.cafepedagogique.net/communautes/RefusEchec/Lists/Categories/[…]

Dernier leurre, l’heure

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/programme[…]

Ce n’est pas par des masters disciplinaires qu’on préparera valablement à ce métier

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/format[…]



[1] Actuellement aux Etats-Unis, plus d’un million de familles ne mettent plus leurs enfants dans une institution scolaire. Leur choix : le Home-schooling…

[2] D’autres tabous, ceux de l’âge, du parcours, l’immanence du cognitif, de la reconnaissance des compétences autres, de la hiérarchie des disciplines ou des cursus seront abordés à une autre occasion

[3] Les freins principaux ou du moins l’absence de dynamique sont dans la formation des cadres de l’éducation (inspecteurs de tous ordre, directeurs,formateurs,..) et dans les pratiques administratives. Que de temps perdu à remplir des dossiers administratifs qui ne servent à personne, en lieu et place de dynamiser des équipes ou d’accompagner enseignants et élèves !

[4] Le collège est encore plus mal en point.

[5] Un seul ministre avait bien perçu cette dynamique négative : Edgar Faure. «En décrétant le changement, disait-il, l’immobilisme s’est mis en marche et je ne sais plus comment l’arrêter.» C’était lors de la mise en place de sa réforme de l’Education nationale… en 1968 ! Depuis, tout n’a jamais fait que se répéter…

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