Print Friendly, PDF & Email

Par André Giordan

Le débat sur l’identité nationale est lancé. Or peut-on sérieusement parler d’identité quelle soit nationale ou personnelle sans estime de soi ? Pourtant l’estime de soi n’a toujours pas sa place à l’école ? Dans le socle commun, le mot n’apparaît même pas (1) ! Et très souvent cette institution contribue à la faire perdre…

En éducation, il existe comme partout, en plus fort cependant, des implicites. Les spécialistes parlent de « paradigmes » ou plus simplement de culture professionnelle. Quand on reste à l’intérieur d’une seule et même culture, ce qui est souvent le cas en France pour l’école, on ne se rend plus suffisamment compte des retombées de pratiques qui paraissent habituelles. Leurs conséquences sont souvent plus puissantes que les programmes officiels.

Ainsi l’école française, contrairement aux écoles scandinaves ou anglo-saxonnes ne développe pas –sauf exceptions- l’estime de soi chez les élèves. Les pratiques scolaires françaises, encore trop frontales, même si elles se cachent derrière une fausse façade de supposées activités et si l’autoritarisme est en perte de vitesse, ont toujours tendance à mettre l’élève face à la grande distance qu’il a à parcourir pour atteindre le savoir. Cette pratique semée d’embûches a tendance à inhiber la plupart des élèves qui se sentent devenir impuissants. Elle dévalorise le jeune, avec pour conséquence grave de lui faire perdre progressivement toute confiance en lui. D’autres cultures scolaires font tout autrement ; elles prennent en compte l’élève tel qu’il est, avec ses faiblesses et ses insuffisances, pour le « pousser » à aller le plus loin possible. Le rapport au savoir d’une part et d’autre part le regard sur soi devient totalement différent.

Une qualité de base

En cette période de crise, de marasme social, voire de déprime ou de suicide, l’estime de soi est une qualité de base pour tout individu. Une bonne estime de soi est essentielle au développement d’un enfant, puis à ses réussites scolaire et sociale. Or l’estime de soi n’est pas innée (2) ; elle demande à être travaillée très tôt . La « bonne » débrouillardise, une certaine autonomie, une forte image de soi sont des compétences à acquérir dès l’école maternelle. Ces aptitudes permettent aux enfants de dépasser les problèmes, d’entreprendre quelques soient les difficultés et même de prendre des risques. L’enfant qui apprend à devenir autonome ne craint pas de s’affirmer, de prendre des décisions, de s’organiser pour réussir et surtout il demande à être respecté en tant que personne. La prise de conscience de son identité passe par de telles étapes…

Non seulement l’école ne prend pas en compte cette compétence; mais toute une série de petits travers, directement liés à un manque de formation certain des personnels… font perdre l’estime de soi au cours de la scolarité. Il y a d’abord les subreptices phrases assassines des enseignants : « décidément, vous n’y comprenez rien », « faut-il que je répète pour que votre cerveau se mette en ordre de marche », « vous êtes nuls comme quatre ! », « vous feriez mieux d’aller à la pêche » ou simplement encore les copies lancées avec un rapide geste de mépris à la tête du « mauvais élève ».

On peut ajouter les copies rendues, toutes couvertes d’encre rouge, avec de grands traits au travers de la feuille ou encore des annotations moqueuses (« plutôt spirituel », « joue à l’artiste »), des« bons mots » (« j’attendais une réponse intelligente de votre part »), voire dégradantes (« tu fous rien en classe, tu va devenir SDF). En haut et à gauche, une note écrite en rouge en gros caractère dans un style satisfait trône : « 2 sur 20 pour l’encre»… Cela n’est pas du tout agréable pour des élèves de ne rien comprendre, de se sentir en grandes difficultés, si en plus la moquerie et la dérision sont au rendez-vous, le cocktail est détonant. Surtout que le tout est souvent relayé par les pairs qui les considèrent ensuite comme des « pas doués », des « demeurés » et qui n’ont pas envie de travailler en groupe avec eux(« mais t’es nul ! »).

Ensuite, il y a les traditionnels bulletins trimestriels signés par le directeur. Les appréciations dans un style sibyllin au travers d’un vocabulaire trop vague (« pourrait mieux faire », « plutôt moyen »), réducteur (« toujours aussi faible », « du genre insuffisant »), voire humiliant (« inexistant en classe », « terne à l’oral ») n’accompagnent aucunement l’élève, bien au contraire. L’autorité n’est efficace qu’associée à un accompagnement positif et à un regard prospectif. Autrement, elle explose en vol ; le jeune la perçoit comme un « n’importe quoi » qui contribue grandement à le démoraliser, à le décourager, voire à l’enfoncer (3).

Une sélection par l’échec qui se cache par euphémisme derrière une orientation féroce se met en place. Cette dernière, pernicieuse, reposant sur des jugements souvent hâtifs mènent rapidement au décrochage scolaire, et cela dès la fin de l’école primaire. Elle est bien visible dans nos banlieues où l’on rencontre des générations successives de personnes cassées, démoralisées et donc démotivées, déresponsabilisées qui attendent… Toutefois, elle est également bien observable dans les milieux favorisés. Par exemple, au niveau des classes préparatoires aux grandes écoles, d’autres jeunes sont broyés par une note de 2 sur 20 en philo, la meilleure note étant de 8 ( !) ou parce qu’ils n’atteindront jamais la moyenne malgré d’énormes efforts dans des exercices complexes de calcul rendus abscons pour causede sélection, faussement nommés : mathématiques.

Quel gâchis dans ces deux cas pour une société qui se veut « de l’intelligence » ! Quel gâchis personnel de surplus. L’échec scolaire entraîne inévitablement une perte d’estime de soi, («je ne suis pas capable», « je n’y arriverai jamais », d’où du renoncement (« je suis nul »), du ressentiment, du dépit, de l’hostilité, de l’anxiété, du découragement, voire de l’humiliation ou encore un gros sentiment d’injustice. L’échec engendre encore un stress préjudiciable et entraîne des problèmes de concentration et d’organisation. Faut-il y voir ici pourquoi les français sont les champions du monde de la consommation d’antidépresseurs ?

Enfin, il existe encore un surprenant rapport à l’erreur dans l’institution scolaire française. Traditionnellement, l’erreur est liée implicitement à l’idée de « faute » au sens chrétien, avec ses connotations strictement négatives. Elle doit conduire inévitablement à la condamnation. Plutôt que d’encourager l’élève à progresser, cette pédagogie non pensée enferme le jeune dans une évaluation-sanction qui conduit directement à une démobilisation et à la perte de son estime de soi. L’erreur est tellement inconcevable pour certains professeurs qu’ils l’évacuent inconsciemment de leur pratique. Pourtant depuis plus de cinquante années, des innovations pédagogiques préconisent que les erreurs des élèves soient prises en compte par l’enseignant.

L’erreur n’est pas la manifestation d’une non-connaissance qu’il convient d’ignorer ou de corriger immédiatement, mais un passage obligé par lequelle savoir peut s’élaborer. L’erreur est inévitable dans tout processus normal d’apprentissage, il convient de la travailler en classe et de la valoriser au travers de situations pédagogiques adéquates. Dans la recherche scientifique, le chercheurn’apprend-t-il pas de la rectification de ses erreurs ? Pourquoi ne l’envisage-t-on encore pas ou si peu dans l’enseignement ?..

L’estime de soi au service de l’identité

L’estime de soi est un projet éducatif qui devrait entrer sans attendre dans le cadre de l’école ; elle doit impliquer toute l’équipe éducative et mettre en cohérence le projet éducatif. Historiquement, ne pas favoriser l’estime de soi à l’école avait un sens, du moins sur le plan social… Les maîtres de forges, alors tout-puissants, ne souhaitaient pas voir des individus trop sûrs d’eux-mêmes, trop instruits. Aujourd’hui, certaines nations post-industrielles ne rechignent plus sur les individus motivés, bien « droits dans leurs baskets ». Pourtant la France reste à la traîne.

Rétablir, acquérir une bonne estime de soi, remotiver le jeune sont des demandes courantes de patrons de PME ou du MJP. Mais pas facile d’y parvenir quand le tout jeune enfant a appris à attendre au lieu d’entreprendre… Certes nombres d’innovations existent, plusieurs livres ont été écrits sur le sujet. Pour être porteur d’efficacité pédagogique, un autre paradigme demande à être dépassé. Il n’existe pas de méthode « pro-estime »: aucune panacée n’est possible en la matière. Tout au plus peut-on mettre en avant quelques « possibles » qui différent selon les jeunes.

D’abord, des préalables existent : l’estime de soi demande une présence chaleureuse auprès de l’élève. L’équipe éducative doit casser la spirale infernale de l’échec, elle doit lui faire prendre conscience de ses forces et de ses compétences. Tous ont de fait des potentiels insoupçonnés, même s’ils ne sont pas de type scolaire :« savoir pratiquer le hip-hop » ou « connaître la pêche à la mouche ». Leur permettre de les partager aux autres est un bon point de départ. Chaque enseignant peut encore l’accompagner à planifier son travail (4) et à l’inciter à être persévérant dans la poursuite de ses objectifs ou encore l’encourager à se corriger lui-même pour apprendre de ses erreurs.

En permanence, le professeur sait user d’un langage valorisant. Ce qui ne doit l’empêcher d’être exigeant, notamment pour souligner ses faiblesses tout en ménageant sa fierté et en lui donnant des moyens pour s’améliorer. Il peut par exemple l’amener à comprendre que ses résultats sont la conséquence logique de ses stratégies ou des moyens employés et que d’autres voies sont possibles pour parvenir à la réussite. L’important est de faire rencontrer à l’élève des situations où il peut connaître le succès ou développer un sentiment de compétence, éventuellement en lui donnant des responsabilités. Ce peut être des occasions de participer à la vie de la classe. Il peut encourager les apprentissages ou les comportements positifs en leur montrant qu’il s’est réellement intéressé à son succès, en lui prodiguant des rétroactions, des corrections, voire des secondes chances nécessaires.

Par la suite, le respect, le droit à la différence, l’égalité ou la coopération avec les autres jouent un grand rôle dans le développement de l’estime de soi ou la renforcent. D’autres situations y concourent : savoir rebondir après une erreur, prendre des initiatives ou des risques calculés, se fixer des objectifs et les atteindre ou encore savoir douter, s’interroger sur ses idées ou accepter l’incertitude

Être un adulte en qui le jeune peut avoir confiance, développer le soutien aux plus démunis, favoriser le sens des responsabilités, demandent de sortir de la conception habituelle du prof. cantonné dans sa stricte matière d’enseignement. Cela exige beaucoup de personnalité.

Bien sûr, une autre piste plus pertinente serait de faire travailler directement le jeune sur sa personne, en lui permettant d’expliciter son projet provisoire de vie, de clarifier ses valeurs ou d’exprimer ses émotions pour en prendre le recul nécessaire. Tous ces éléments sont de précieux ancrages pour une estime de soi, et par là pour prendre conscience de son identité personnelle et nationale.

De plus, elles conduisent au plaisir d’apprendre, d’être à l’école, d’exister en classe, d’avoir son mot à dire, de fêter ses succès, de construire du lien. Faudra-t-il encore deux générations pour que l’école d’une part, la Nation d’autre part, en saisissent pleinement l’indispensable nécessité ?..

André Giordan

Notes

1 Seule la confiance en soi est citée… une fois.

2 Certains psychologues font une distinction ente estime de soi, confiance en soi , affirmation de soi ou soin de soi cher au philosophe Foucault. Certes il importe de les distinguer car il existe des nuances entre ces concepts. Ici nous ne le ferons pas car globalement elles se développent en parallèle.

3 Surtout à l’adolescence, à un moment où l’individu est très anxieux derrière une insouciance ou un ennui affiché…

4 Souvent il s’agit d’introduire des règles scolaires peu nombreuses mais « claires ».

André Giordan sur le Café :

La check-list du bac

Mettre l’apprendre au programme

Refuser l’échec scolaire

Dernier leurre, l’heure