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Maître de conférence à l’Université de Lyon II, Françoise Carraud appuie son exposé sur les microscopiques situations qu’elle invite à décortiquer, pour aller voir au-delà des évidences et des implicites.
Considérer par principe les acteurs comme des acteurs rationnels, sans être dupe des rapports sociaux…

remeryReprenant le fil de l’intervention d’Anne-Marie Chartier le matin, Françoise Carraud, de l’Université Lyon II, s’intéresse à la manière dont un considère l’enfant : « petit homme » ou « petit d’homme », selon le point de vue, les manières d’agir changent : on peut penser qu’il suffit de laisser se développer leur potentiel, ou qu’il faut les contraindre et les limiter.
Dans les regards des professionnels sur les familles qu’elle ose appeler « pauvres » ou « étrangères », il existe aussi de grandes incompréhensions dans la manière de considérer les enfants, mais aussi les familles.
Quelles sont les différences de règles ? Il faut aller voir dans le concret des choses pour comprendre : dormir, manger, courir, écouter, parler peuvent se faire de manière très différentes. Dans certaines situations, avec certains adultes, il faut « être autonome », mais dans d’autres il faut qu’il « soit calme pour qu’on s’occupe de lui ». Il doit témoigner du respect, de l’affection, de l’obéissance, mais dans des registres différents selon les situations. Ces petits détails qui changent tout ne sont pas toujours pensés, tant nous sommes souvent « baignés d’évidence », avec nos idées sur ce que sont les enfants et les manières de les élever, bref, ce qui est bon pour eux : les coucher tôt pour qu’ils ne veillent pas trop tard, limiter leur consommation de Coca-Cola, les vêtir de manière adaptée en fonction de la météo… Mais on sait que ces normes sont discutables, et l’ont été au cours des temps, des lieux, des milieux.
« Nous avons un rôle éducatif, même si nous aimons mettre en avant les aspects cognitifs de notre activité ». Chantal Zaouche-Gaudron montre l’importance du quartier, des structures sociales, du voisinage, au-delà de l’importance de la structure d’accueil et de la famille. Mais si les élèves ne se rappellent pas toujours des noms et des visages, les souvenirs qu’ils ont de l’Ecole contribuent à leur socialisation, c’est à dire comment les « nouveaux arrivants » dans nos cultures sont intégrés, avec les normes et les interdits à apprendre, très souvent implicitement. Même la manière dont on se regarde, dont on se parle sont très codées culturellement, acquises dans un système social. Et quelqu’un qui déroge à cette norme n’est pas tout à fait « normal ».
La société pédagogique est partout…Mais on n’est pas immergé dans un milieu social comme dans un bain, mais dans des interactions, dans un tissu auquel nous participons, « dans les innombrabres intersubjectivités et interactions auxquelles nous participons ». A la maison, à la crèche, devant la télé ou avec un livre, à l’école ou au club sportif, ce n’est pas un « programme d’éducation », mais quelque chose comme une « éducation informelle », pour reprendre le terme de chercheurs.
Or, le mode scolaire de socialisation est aujourd’hui dominant. Jacky Beilleront parlait de la « société pédagogique ». On retrouve le mode scolaire dans nombre d’activités sociales : regroupement par âge, emploi du temps avec des temps d’activité et des temps de pause, relation un adulte/un groupe, dans la forme scolaire dont parle Guy Vincent. Or, l’Ecole elle-même n’a pas toujours travaillé sous la forme actuelle : les classes uniques avec la soupe qui chauffait sur le poêle étaient un modèle « d’une autre planète ». Certaines familles sont donc « plus pédagogiques que d’autres », ce qui rend la connivence avec l’Ecole plus facile, et plus difficile avec ceux qui sont le plus distant de cette norme généreuse. Mais on oublie que les rapports sociaux sont inégalitaires, et que les « dominés » sont souvent ceux qu’on disqualifie au nom de nos connaissances. « C’est en partie vrai seulement, et les connaissances évoluent » explique F. Carraud : on a beaucoup raconté qu’il fallait boire un litre et demi d’eau par jour, et les recettes en matière de puériculture changent tous les dix ans. Même le fait de savoit si le jeune enfant doit dormir avec ses parents est rediscuté régulièrement. « Mais ne me faites pas dire que tout se vaut, et que les enfants s’y retrouveront toujours. Mais interrogeons nos évidences pour moins mal juger ceux qui n’ont pas les mêmes évidences ».
Comment s’intéresser à ces pratiques autrement que comme des carences ?« Au-delà de la compassion, sachons dépasser le « ils manquent de… » pour prendre le temps des apprentissages, dépasser les catégorisations et les étiquettes ». Les règles de vie de la maison ne sont pas les règles de vie de la classe, comme le laissent croire les émissions de type Super Nanny. Sans « ranger les gens dans des boites », elle postule que dans les familles populaires, l’enfant est davantage vu comme un « petit homme » que comme un « petit d’homme », y compris dans l’habillement. On joue avec les enfants, mais pas à des jeux éducatifs. On fait le marché pour acheter à manger, pas pour classer les légumes. On peut conjuguer grandes libertés et limites strictes sur ce qui est permis ou interdit. On ne négocie peu, là où les classes moyennes explicitent, justifient, ajustent pour construire l’autonomie progressivement. On est dans le plaisir immédiat plutôt que dans la projection dans le long terme. Il ne faut pas se priver pour ses enfants, il faut les combler pour qu’ils aient ce qu’on n’a pas eu. François de Singly explique comment on est passé de la norme de quelques commandements au doute personnel sur ce qu’on doit ou non appliquer, au nom de la nature de l’enfant. Ce n’est plus la morale de l’obéissance, mais le « choisis au mieux en fonction du contexte » : aimer mais pas trop pour ne pas surprotéger, c’est à dire jouer les équilibristes à partir des « discours de spécialistes ». Ne pas obéir par ce qu’il le faut, mais parce qu’on a compris que c’est bon pour soi… Sacré défi posé à chacun et à tous par la société post-moderne…