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Par Pierre Frackowiak

« L’urgent n’est pas de former les enseignants aux nouvelles technologies, il est d’abord de les former à la pédagogie ». Pour Pierre Frackowiak le numérique ne résoudra la crise de l’Ecole que s’il est au service du pédagogique.

La séduction de la modernité peut conduire à développer les snobismes et à occulter les problèmes fondamentaux de l’école. J’ai déjà évoqué cette question dans une tribune publiée par le café pédagogique et reprise sur de nombreux sites (en France, au Québec et en Belgique), dont le site de l’An@é : «Les obstacles au développement des TICE à l’école ». L’enthousiasme provoqué par le rapport Fourgous, que je partage, peut favoriser la meilleure ou la pire des choses. La meilleure serait de remettre la pédagogie au premier plan des préoccupations du monde de l’enseignement. La pire serait de contribuer à renforcer et à justifier le déni de la pédagogie qui est savamment organisé depuis 2005/2007 pour des raisons à la fois économiques et idéologiques évidentes.. Et, à lire les tribunes et les dossiers, à observer les réalités sur le terrain, je crains le pire.

Beaucoup d’observateurs et d’acteurs du système éducatif ont l’honnêteté de souligner comme le fait François Jarraud dans le café pédagogique du 19 avril que si « l’école sera numérique ou s’épuisera », cela ne sera « sans doute pas à n’importe quelle condition ». La question des conditions est évidemment déterminante, mais les réponses sont toujours très évasives ou simplement allusives. S’il est facile de décliner les conditions financières et techniques, d’autant plus facile pour l’Education Nationale que ces questions seront essentiellement à la charge des collectivités territoriales si elles en ont encore les moyens, il est beaucoup plus complexe d’afficher des réponses sur le plan des pratiques pédagogiques.

La majorité des témoignages et comptes-rendus montrent que les TICE permettent de rendre l’enseignement plus moderne, plus agréable, mieux illustré, plus proche des usages des enfants et des jeunes, qu’au-delà de la classe, elles permettent d’améliorer l’administration et la communication interne et externe. Mais les pratiques, le modèle pédagogique massivement et depuis toujours en vigueur, ne sont pas fondamentalement remis en cause. On reste, voire on renforce, la place du maître. Que l’on prenne enfin en compte dans l’école, les savoirs et les compétences des élèves construits hors de l’école est un progrès incontestable. L’une des causes d’échec du collège est justement le décalage entre les contenus disciplinaires cloisonnés et les pratiques et savoirs sociaux. Les élèves s’ennuient. Rappelons que, au moment où les enseignants revendiquent de la formation pour exploiter les TICE, les enfants et les jeunes maîtrisent remarquablement les outils nouveaux sans avoir été formés à l’école et qu’ils sont capables de former leurs parents et leurs enseignants. Il faut aller au-delà des apparences et de la satisfaction matérielle pour observer les processus d’apprentissage et pour tenter de les améliorer.

Les TICE ne sont qu’un outil. Tout le monde est bien d‘accord sur cette évidence. Le passage du porte-plume au stylo bille n’a pas été un facteur de transformation des pratiques pédagogiques. Le passage du tableau noir ou blanc au tableau numérique n’est pas en soi un facteur de transformation des pratiques. L’utilisation des ordinateurs pour faire des exercices d’application de notions qui n’ont pas été construites et comprises ne change pas grand-chose hors une possible mais éphémère appétence supérieure à l’activité scolaire.

On prétend déjà que les performances des élèves seraient meilleures quand ils ont utilisé les TICE durablement. L’observation des résultats de la recherche de Jean Heutte publiés par le café pédagogique mérite une analyse critique. Dans la mesure où elle s’inscrit parfaitement dans la logique des programmes mécaniques passéistes en vigueur et du pilotage par les résultats promu par le ministère, où l’on est forcément dans le court terme, elle peut pour le moins susciter des réserves et des interrogations et nécessiterait des regards croisés approfondis. Quelle est la place réelle de l’élève dans l’apprentissage ? Agit-il ? Pense-t-il ? Raisonne-t-il ? S’exprime-t-il ? Communique-t-il avec ses pairs ? Est-il acteur de la construction de ses savoirs et de ses compétences ? A-t-on observé son activité avec une grille d’analyse centrée sur lui et pas sur le maître : classe, range, induit, déduit, argumente, tâtonne, propose, s’exprime (je pense que… voilà comment j’ai fait… et pas par réponse à de fausses questions du maître), dialogue avec ses pairs (sans l’intermédiaire ou les reformulations du maître), démontre, compare, analyse une situation, repère les invariants et les variables ? Construit-il des outils mentaux simultanément à ses activités ? Etc… Avec quelle fréquence et quelle densité, ces actions sont-elles effectives ? On pourrait alors se poser la question de la part de l’outil et de la part de l’activité mentale dans l’amélioration des performances. C’est évidemment autre chose que le seul constat factuel qui se limite à valider l’hypothèse du chercheur en n’analysant pas les pratiques qui les produisent.

Quelques extraits récents d’un journal local permettront à la fois d’illustrer la problématique et de mettre en évidence le positionnement de certains élus locaux pour lesquels l’investissement matériel et financier, au demeurant louable, suffit à démontrer la volonté politique sur le plan éducatif. Dans le magazine d’une ville de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais, on peut lire :

« En avant pour une nouvelle vision de l’école

Stylet en main, EE, institutrice à l’école J, était fière de présenter à une délégation d’élus son outil de travail installé récemment dans sa classe : un TBI (tableau blanc interactif). (…). Après huit semaines d’utilisation, la directrice et l’institutrice sont contentes de cette acquisition pour leur école, et en font une démonstration.

Un complément du traditionnel

Cinq petits viennent s’installer face à cet écran géant interactif. Le but de la séance : reconnaître les animaux, puis faire entrer dans un tipi tous ceux avec le son « i ». Et là, la magie commence, même les plus timides sortent de leur coquille et sont fiers d’utiliser le stylet pour mettre les animaux dans le tipi ou écrire leur nom à la fin de la séance. « En effet, on peut écrire sur le TBI, comme avec une craie, s’enregistrer parler ou chanter ou même suivre le sens d’écriture des lettres afin de les accompagner » explique la maîtresse. Une nouvelle technologie qui ne néglige donc pas l’apprentissage traditionnel mais qui l’enrichit.

Le résultat de cette technologie ?

Très satisfaisant. « Même si cet outil reste complémentaire de l’apprentissage traditionnel, les enfants sont plus attentifs et l’impact est incroyable. De plus, grâce à cet appareil, on peut répondre aux demandes en temps réel » se satisfait la maîtresse.

Une ville tournée vers les nouvelles technologies

« La ville sera la seule du département à avoir une école d’expérimentation des TICE ; Tous les enseignants viendront se former ici… » se félicite le maire. La municipalité soutient ces démarches d’avenir et équipera donc l’école X de six tablets PC et d’un nouveau TBI. Démarches soutenues par l’inspecteur d’académie adjoint qui estime que « l’égalité des chances passe par le numérique ».

Conclusion : un bel avenir pour l’apprentissage des petits de la commune. »

Ce court article est parfaitement révélateur des dangers, il est très représentatif à la fois des représentations des enseignants et des positions des élus locaux. On ne commentera pas l’évocation de l’apprentissage de la lecture et des mots où l’on entend avec les yeux, mais on s’interrogera sur l’insistance du rappel du traditionnel, sur la magie, sur la priorité donnée à l’attention, sur la satisfaction de l’élu et sur cette sentence de l’inspecteur d’académie adjoint qui de la hauteur de sa fonction assène sans la moindre preuve ni condition que le numérique va résoudre les problèmes de l’école ! A aucun moment, y compris dans la bouche d’un élu soi-disant progressiste, on n’évoque la pédagogie, la transformation de l’école, la recherche de pratiques fondamentalement nouvelles. L’’idée de réforme est oubliée. On va moderniser en passant du porte plume au stylo à bille…

Le rapport Fourgous est incontestablement intéressant, les assises du numérique sont incontestablement intéressantes et utiles. Mais si l’on en reste là, si l’on contribue, consciemment ou non, à renforcer le déni de la pédagogie, on constatera une fois de plus que l’on dépense beaucoup d’argent public sans améliorer vraiment la réussite scolaire, on cautionnera l’idée de la fatalité de l’échec. On aura tout fait pour eux, les enfants en difficulté : des ordinateurs, des TBI… et même du soutien gratuit… et le système ne progresse pas. Ainsi, pour reprendre une formule de Philippe Meirieu, on trouvera des possibilités nouvelles de transformer des victimes en coupables.

L’urgent n’est pas de former les enseignants aux nouvelles technologies, il est d’abord de les former à la pédagogie. Le stylo à bille ou le TBI n’ont de sens et d’intérêt que si l’on s’est interrogé sur l’apprentissage, si l’on se préoccupe de ses conditions, si l’on s’intéresse à ce qui se passe dans le cerveau de l’enfant, si l’on dépasse les contenus disciplinaires classiques pour prendre en compte, par exemple, les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur d’Edgar Morin et les propositions des pédagogues anciens et contemporains, si l’on admet que le modèle de l’enseignement frontal avec débauche d’explications magistrales et d’exercices d’application doit être remis en cause.

L’école sera pédagogique et numérique ou elle s’épuisera.

Comme elle est déjà épuisée, on pourrait rêver que le numérique réveille le pédagogique. Sinon on continuera comme avant, à compléter ou à enjoliver le traditionnel, avec l’illusion de la modernité

Le numérique, atout ou piège ? Nous n’en ferons un atout que si nous ne tombons pas dans le piège du déni de la pédagogie..

Pierre Frackowiak

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