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« On a décliné la culture apportée par l’école (pas seulement par elle d’ailleurs) en culture littéraire, culture artistique, culture scientifique, culture mathématique… […] On est passé à la culture de l’évaluation […] pour arriver à une culture du résultat« . Ancien professeur d’IUFM, membre de la commission de rédaction des programmes 2002 et responsable de la commission traitant dans ce cadre des mathématiques, Roland Charnay s’interroge sur la pertinence et la fiabilité de la dernière évaluation nationale en CM2, et questionne plus généralement les programmes et l’enseignement des mathématiques, et le rôle des évaluations…

Roland CcharnayLa dernière évaluation nationale « des acquis des élèves en CM2 » s’est déroulée beaucoup plus discrètement que l’année dernière, notamment pour ce qui concerne la médiatisation des résultats par le ministère. Dans une interview accordé à l’AEF fin mars, le Directeur général de l’enseignement scolaire reconnaît que les résultats ont dus être corrigés pour tenir compte d’une « difficulté beaucoup plus grande des exercices proposés cette année », difficulté accrue qu’il justifie par la volonté de « pouvoir mesurer l’excellence de certains élèves qui réussissent tous les tests », ce qui constitue un objectif nouveau pour ce type d’évaluation. Il affirme également être ouvert à la discussion à la fois sur les modalités et le calendrier de ces évaluations.

La prudence manifestée dans les propos pourrait inciter à minorer l’impact de cette évaluation. Or, dans les nombreux échanges que j’ai pu avoir avec des équipes de circonscription et avec des enseignants, j’ai vu s’exprimer une grande inquiétude face aux résultats obtenus dans leur circonscription ou dans leur classe, notamment pour ce qui concerne les mathématiques. Ce sont ces échanges qui m’ont convaincu de m’exprimer une nouvelle fois sur ce sujet. Il ne s’agit pas de nier l’évidence. Trop d’élèves rencontrent des difficultés dans leurs apprentissages mathématiques. Mais cette évaluation, telle qu’elle est conçue et organisée permet-elle de bien rendre compte de l’ampleur et de la nature de ces difficultés ? N’est-il pas nécessaire d’interroger autant l’évaluation que les résultats qu’elle nous livre ? Plusieurs questions doivent être envisagées à ce propos. Je n’en retiens ici que quelques unes.

L’évaluation est-elle bien conçue ? Autrement dit, l’outil est-il à la fois pertinent et fiable ?

Les exercices proposés sont souvent intéressants, mais la question demeure de savoir s’ils permettent de mesurer, pour autant que ce soit possible, les compétences des élèves. Quelques exemples incitent au scepticisme…

Sur les 25 items portant spécifiquement sur les nombres ou sur des problèmes numériques, 15 font appel à des nombres décimaux, étudiés depuis peu (dans la 2e partie du CM1 quand ce n’est pas en fin de CM1) et souvent peu repris au CM2 avant le mois de janvier où se déroule cette évaluation. Quand on sait que le programme de sixième prévoit d’en reprendre très largement l’étude, on peut s’attendre à ce que des élèves qui ne sont pas en difficulté en mathématiques le soient avec les nombres décimaux en janvier au CM2. En quelque sorte, on fait, au quart ou au tiers du parcours, le bilan de notions dont l’apprentissage va se poursuivre encore sur deux années.

La compétence, évidemment essentielle, « résoudre des problèmes relevant des quatre opérations » est évaluée sur la base d’un seul exercice (exercice 9) correspondant à la division de deux nombres entiers, avec un quotient décimal. D’autres procédures de résolution, ne faisant pas appel à la division, sont possibles, mais difficiles à mener à bien en 4 minutes. Comment alors conclure, sur la base de ce seul problème, qu’un élève est capable ou non de résoudre des problèmes relevant des quatre opérations ? Il n’est pas nécessaire d’être expert en didactique pour imaginer la complexité d’une telle compétence. Les résultats obtenus pour cet exercice ne sont pas connus, mais on peut facilement présumer que, sur cette base, beaucoup d’élèves ne sont pas capables de « résoudre des problèmes relevant des quatre opérations ». Il est dommage que, sur une question aussi essentielle, on se prive d’avoir une information mieux éclairée…

La compétence « ordonner, comparer, encadrer des nombres  » est évaluée sur la base de 2 exercices comportant 5 comparaisons ou encadrements dont 4 concernent les nombres décimaux. L’exercice 4 demande de comparer 3 couples de nombres dont 2 couples de nombres décimaux et pour réussir (codage 1), il faut tout réussir. Comment, sur cette base, distinguer la compétence relative à la comparaison des nombres entiers (qui devrait acquise par tous car enseignée depuis le CP) et celle relative à la comparaison des nombres décimaux (qui est en cours d’étude) ? Là aussi, telle qu’elle est conçue, cette évaluation peut masquer de réelles difficultés (sur les nombres entiers) et révéler des difficultés qui ne sont que provisoires, sur des objets en cours (voire en début) d’apprentissage.

Dernier exemple. La compétence relative à la connaissance des tables de multiplication est absolument essentielle et il est donc important de savoir, à ce moment de la scolarité, dans quelle mesure les élèves la maîtrise. Les questions posées aux élèves à ce sujet sont pertinentes. Mais comment avoir une information sûre, étalonnée, quand le codage prévoit que si, sur 10 produits demandés, l’élève qui est capable d’en fournir 8 correctement est réputé ne pas maîtriser cette compétence comme celui qui n’est capable de donner aucune réponse correcte. N’est-on pas en train, ici comme dans les cas précédents, de fabriquer artificiellement des élèves en difficulté sans, de plus, se donner la possibilité d’identifier la proportion de ceux qui le sont vraiment ?

Lorsqu’on s’interroge sur les causes possibles de mauvais résultats obtenus par les élèves au niveau national, départemental ou à celui d’une classe, fréquemment, la réponse spontanée, émanant même de personnes averties, est qu’il faut chercher du côté de l’enseignement et des pratiques pédagogiques des enseignants. On vient de le voir, au prélable, il convient d’interroger l’outil utilisé, l’évaluation telle quelle est conçue et organisée. Mais cela ne suffit pas. D’autres questions doivent être posées…

Le programme est-il adapté aux possibilités d’apprentissage des élèves ?

Si le programme comporte des notions trop difficiles à acquérir pour des élèves de l’âge considéré, si, comme on dit, il est trop lourd… on ne s’étonnera pas qu’une proportion importante d’élèves ne puisse pas atteindre les objectifs fixés. Or, dès la conception du programme 2008, les enseignants (notamment, à travers la consultation) comme de nombreux chercheurs ont émis des réserves importantes et concordantes à ce sujet. Je n’y reviens pas. Mais il faut remarquer que la commission qui a travaillé sur les ajustements des programmes de collège a, d’une certaine manière, donner raison à ces critiques en maintenant, pour l’essentiel, en sixième notamment, le programme antérieur, notamment pour ce qui concerne l’apprentissage des nombres décimaux, des opérations sur ces nombres (allant jusqu’à écrire ce commentaire dont on ferait bien de s’inspirer à l’école primaire : Concernant le calcul posé, les nombres doivent rester de taille raisonnable et aucune virtuosité technique n’est recherchée), de la proportionnalité, des figures et propriétés géométriques, des aires… Le bilan fait en CM2 (et plus encore en fin de 1er trimestre) ne peut donc être, au mieux, qu’un bilan d’étape qui, sur de nombreux points, ne permet pas de conclure que les élèves sont en grande difficulté en mathématiques. On peut avancer l’idée, aujourd’hui et à rebours de ce qui a été longtemps demandé, que les programmes de mathématiques de l’école primaire devraient être revus pour être mis en cohérence avec ceux du collège !

L’enseignement des mathématiques à l’école primaire doit-il être repensé ?

La question ne doit pas être éludée. Un rapport de l’inspection générale publié en 2006 pointait quelques éléments importants, en particulier sur les difficultés de gestion des activités faisant intervenir la résolution de problèmes (à la fois comme objectif de travail et comme support d’apprentissages conceptuels), sur la place trop peu importante réservée au calcul mental et au travail de mémorisation, sur la nécessité de la différenciation (adaptation des tâches, variation des approches pour une même notion)… Pendant longtemps les mathématiques ont été un parent pauvre de la formation continue… Quand on pense à ce que sera, ou plutôt à ce que ne sera pas, la formation initiale des maîtres dans l’avenir, il y a tout lieu d’être inquiet sur les améliorations qui, dans certains cas, doivent être apportées aux stratégies d’enseignement adaptées à de jeunes élèves. Quand de nombreux enseignants affirment ne pas être parfaitement à l’aise avec des notions enseignées au cycle 3 (nombres décimaux, proportionnalité notamment), on mesure la nécessité d’une formation solide et d’outils qui les aident à comprendre pour mieux enseigner.

Sur un autre plan, l’analyse de l’enquête PISA qui concerne autant le collège que l’école primaire (puisqu’elle s’adresse à des élèves de 15 ans) montre une faiblesse spécifique des élèves français dans les situations qui demandent d’être inventif, original, autonome dans l’utilisation de ses connaissances. Sur ce point, les programmes de 2008 sont en régression par rapport à ceux de 2002 qui incitaient à travailler dans cette perspective.

Les effets de l’évaluation

Ils sont bien connus… et vite ressentis s’ils sont méconnus. On l’a vu, l’évaluation apporte une information qu’il faut interpréter avec prudence. Mais elle est aussi une information donnée aussi bien par le système à ses acteurs (principalement les enseignants) que par le maître à ses élèves. On connaît, pour les examens, le phénomène impasses : pourquoi étudier (et même enseigner) ce qui est réputé ne jamais « tomber à l’examen » ? Utilisée sciemment ou non à cette fin, l’évaluation indique ce qui est considéré comme important dans le programme… et fini par devenir le programme ! Au risque que ce qui est important mais difficilement évaluable ne soit plus enseigné et donc plus appris.

Et parfois ce sont les connaissances ou les compétences les plus fondamentales qui font les frais de cet effet de l’évaluation. Il est facile de savoir si les élèves sont capables de repérer que dans 12,65, le chiffre des dixièmes est 6. Mais, cela ne dit rien sur la valeur qu’ils sont capables d’attribuer à chaque chiffre, sur les relations de valeur qui existent entre des positions différentes (un dixième, c’est 100 fois plus petit qu’une dizaine), sur les réalisations concrètes qu’ils peuvent en donner. Tout cela est beaucoup plus difficile à évaluer et, pourtant, beaucoup plus fondamental pour comprendre la plupart des opérations (comparaison, calcul) sur les nombres décimaux.… La preuve en est, que dans l’histoire récente (depuis 1991) des évaluations nationales, on ne trouve qu’un ou deux exercices qui s’y essaient.

Les britanniques qui ont une expérience beaucoup plus longue et plus systématique que nous de ce type d’évaluations s’interrogent aujourd’hui sur ses effets pervers.

Vouloir piloter l’école et les enseignants par l’évaluation… c’est à coup sûr faire une erreur de pilotage, c’est courir le risque de transformer les exercices de l’évaluation en objectifs à atteindre et l’école en machine à apprendre à réussir les tests… C’est ainsi que certains enseignants s’interrogent sur le fait de savoir s’ils doivent adapter leur programmation au rendez-vous de l’évaluation au détriment de la cohérence des apprentissages possibles pour leurs élèves !

Et si chacun faisait son travail…

L’enseignant a besoin d’observer ses élèves, de les évaluer au quotidien au travers de ce qu’ils produisent (ce que certains appellent l’évaluation intégrée) et, périodiquement, à l’aide d’exercices spécifiques. C’est son métier que de choisir, élaborer ces exercices et interpréter les réussites et les erreurs de ses élèves. Pour cela, il n’a pas besoin d’exercices imposés à tel moment de l’année et incompatible avec la programmation des apprentissages qu’il a élaborée. En revanche, il doit être formé aux pratiques de l’évaluation, aidé dans son travail par les ouvrages à sa disposition, aidé également par les repères que peuvent lui fournir des banques d’exercices accompagnés de scores de réussite, d’inventaires d’erreurs analysées pour choisir les exercices qui sont les plus pertinents pour l’enseignement tel qu’il l’a pensé pour ses élèves. C’est son métier et c’est reconnaître son métier que de lui donner et de lui laisser cette responsabilité.

L’institution, les parents, les citoyens ont besoin d’être éclairés sur les résultats de l’école. Pour cela, il faut disposer d’outils pertinents et fiables mis au point et mis en œuvre par des organismes publics dont la compétence et l’indépendance sont incontestables. Il existe une direction de l’évaluation qui est en capacité de réaliser cette tâche. Nul besoin pour avoir cette information d’interroger tous les élèves de France et de Navarre. Des études ciblées, sur échantillons, suffisent… avec l’avantage qu’il devient alors possible d’évaluer une compétence à travers plusieurs exercices qui contribuent à en éclairer la maîtrise, avec la possibilité de donner plus de temps pour certains exercices faisant appel à plus d’initiative de la part des élèves, avec aussi la possibilité d’investigations poussées, à l’écrit ou à l’oral, sur des points délicats.

L’évaluation qui sert à tout n’informe finalement pas sur grand chose… Alors pourquoi ne pas revenir à la raison, reconnaître que les enseignants ont vocation à évaluer leurs élèves et que, de son côté, l’institution a besoin de connaître l’état et disons le (même si le mot peut choquer) le rendement de son école. Mais chacun doit, pour cela, mobiliser les outils les mieux adaptés à l’objectif poursuivi et qui ne peuvent donc pas être les mêmes, ni utilisés au même moment ni dans les mêmes conditions. Bien qu’évaluer soit une tâche complexe, on a envie de dire : C’est pourtant simple ! Pourquoi ne le fait-on pas ?

La culture…

Le mot culture est très sollicité… On a décliné la culture apportée par l’école (pas seulement par elle d’ailleurs) en culture littéraire, culture artistique, culture scientifique, culture mathématique… ce qui constitue une bonne manière d’envisager un enseignement qui ne se limite pas à un amoncellement de savoirs, mais envisage aussi leur genèse, leur utilisation, leur fonctionnement, leur compréhension, leur articulation avec d’autres savoirs… On est passé à la culture de l’évaluation qui nous éloigne déjà un peu de l’objectif précédent dans la mesure où on sait que tout n’est pas évaluable avec les outils classiquement utilisés… pour arriver à une culture du résultat qui ne se soucie ni des conditions d’appropriation des savoirs ni de ce qui est appris et qui n’est pas directement enseigné : une manière de penser, de raisonner, de débattre du vrai ou du faux, de rationnaliser, de se comporter, d’être…

Il ne faut jamais oublier que l’évaluation n’est qu’un outil imparfait, facilement manipulable en direction de ce qu’on veut démontrer. C’est pourtant un outil utile, indispensable même, à condition qu’il ne nous fasse pas perdre de vue l’essentiel : l’accès, par l’école, à la culture pour tous.

Roland Charnay, professeur agrégé de mathématiques