Print Friendly, PDF & Email

Par Philippe Boisseau

« On exige que l’enfant non seulement complexifie mais aussi parle comme un livre ». Analysant l’évaluation de grande section de maternelle, Philippe Boisseau, IEN honoraire et spécialiste de l’enseignement en maternelle, en critique les orientations. « L’académisme forcené qui tente d’inculquer directement les formes de base de l’écrit dans l’oral enfantin coûte cher aux enfants des milieux défavorisés », écrit-il. « Au lieu de poser des interdits, de dire ce qu’il convient de ne pas dire, la pédagogie du langage doit encourager en permanence la construction qu’opère naturellement l’enfant, sans jamais contrarier le scénario dont il est porteur… Si la maternelle n’apprend pas à parler avec aisance aux enfants les plus défavorisés, ils ont très peu de chance de réussir leur scolarité, à peu près aucune d’occuper un jour leur juste place dans ce monde. S’ils ont le langage qui permet de se faire entendre, nul doute qu’ils se fassent aisément leur place au soleil ! »

Philippe Boisseau Le document ministériel « Aide à l’évaluation des acquis des élèves en fin de maternelle » (12 mars 2010) propose des outils d’évaluation des compétences langagières des enfants à la sortie de la maternelle, organisés en deux entrées : « s’approprier le langage » et « découvrir l’écrit ».

L’entrée « découvrir l’écrit » est détaillée en 6 items bien opérationnalisés qui font le tour des prérequis nécessaires à une approche classique de l’apprentissage de la lecture : reconnaissance de mots, du nombre de syllabes dans les mots, reconnaissance de « sons » (o, a, i, u, s, ch), de lettres, écrire des mots.

L’entrée « s’approprier le langage » est beaucoup plus approximative. Elle se restreint à 2 items de compréhension bien opérationnalisés :

– comprendre une consigne (L4)

– comprendre un texte écrit (L5)

et 2 items de production :

– raconter, expliquer une activité vécue (L1)

– raconter une histoire écrite qui a été lue (L5)

auxquels il faut ajouter 1 item à évaluer par l’enseignant au fil de la classe :

– participer à une conversation (L01).

A noter que les 2 items de compréhension sont plutôt à ajouter aux 6 items propédeutiques à la lecture : comprendre un écrit, comprendre des consignes, ce qui permettra à l’élève de faire ses exercices d’apprenti lecteur. Au total, l’évaluation de tout ce qui est préparatoire à la lecture est bien opérationnalisé.

Par contre, les items évaluant la production d’oral sont beaucoup moins précisés que les précédents, laissés beaucoup plus à l’initiative de l’enseignant, qui doit évaluer L01 au fil de la classe, choisir et réaliser l’activité à raconter et expliquer pour L1 mais aussi l’histoire qu’il lit pour L2, alors qu’on aurait pu en proposer une (avec même ses illustrations), ce qui aurait permis une bien meilleure opérationnalisation, à valeur nationale. Au total, l’évaluation de tout ce qui rend compte des compétences de production orale est beaucoup plus aléatoire. Pour les concepteurs de cet outil, la construction du langage de l’enfant semble importer beaucoup moins que l’accès à l’apprentissage de la lecture.

Des critères essentiels mais fourvoyés

Un point positif cependant : Les critères retenus pour évaluer les productions orales des enfants (L1 et L2) s’intéressent à des domaines qu’on sait essentiels dans leur reconstruction progressive de notre syntaxe orale, notamment l’élaboration du système des temps et la complexification des phrases (1).

Cependant, pour les situations proposées qui mènent surtout à travailler dans le passé, le seul temps pris en exemple est l’imparfait alors qu’il aurait fallu insister plus largement sur l’alternance passé composé / imparfait :

On a gratté la terre avec nos outils.

C’était difficile parce que y’avait plein de mauvaises herbes.

et aussi l’émergence des composés de l’imparfait : plus-que-parfait / futur aller dans l’imparfait :

On a planté nos graines de tournesol.

Avant, on avait creusé des trous avec la bêche.

Après, on allait les arroser pour qu’elles poussent.

De même, pour les complexités, ne sont évoqués que le parce que, un timide pour que, un quand égaré à la fin d’une liste de connecteurs. Alors qu’en maternelle, on entend en effet très tôt des parce que, mais aussi des que / infinitif (Il faut qu’on creuse un trou. / Il faut creuser un trou.), des pour infinitif, des qui relatifs, et plus tard des pour que (à côté des pour infinitif conquis précédemment), des quand et des gérondifs, des si, des comme, des que et relatifs, des questions indirectes (2).

Surtout, la notion de phrase complexe est dans cet outil d’évaluation mal cernée, égarée dans des listes fourre-tout comme : car, donc, alors, parce que, pour, pour que. Une phrase complexe, c’est une phrase qui en enchâsse une autre qui en devient complément. Il y a subordination. C’est cette opération qui est difficile à réaliser par les enfants qui doivent très tôt y être encouragés et entraînés sur des complexités variées. C’est pourquoi elle mérite d’être dans les programmes. Rien à voir avec une banale coordination en et, mais… beaucoup plus facile d’accès (car et donc proposés dans cet outil d’évaluation ne sont guère utilisés par les enfants !). Encore moins avec alors, après… qui peuvent compléter la série : et… et pi… et pi alors… et pi après… dont, à juste titre, les auteurs de cet outil se méfient quant à sa capacité à produire des phrases complexes. Il y a en fait simple juxtaposition des phrases posées dans un tel cadre (3). Il peut arriver que alors, après, ensuite… soient de réels connecteurs de texte mais ceci relève alors de la grammaire de texte, non de phrase : ils assurent la cohérence du texte dans son ensemble, non de telle phrase en particulier.

Un outil normatif

La primauté accordée à l’approche de l’écrit sur la construction de l’oral n’apparaît pas que dans le nombre et la précision des items consacrés à chacun de ces domaines. Pour L1, on attend dans le récit-explication d’un vécu que les enfants produisent des « phrases correctement construites » avec subordination ou coordination. Deux exemples de phrases souhaitées sont donnés :

On a tracé des sillons pour que les plantes soient bien alignées.

Les fleurs n’ont pas poussé parce qu’elles n’avaient pas d’eau.

par opposition à un exemple qui est refusé :

… parce que y’a pas d’eau.

Dans ce cadre donc, des phrases comme :

On a tracé des sillons pour que les plantes, elles soient bien alignées.

Dans ces pots-là, les fleurs, elles (n’)ont pas poussé parce que y’avait pas d’eau.

ne peuvent être évaluées positivement parce qu’elles ne sont pas « correctement construites », ceci bien qu’on soit à l’oral et qu’elles soient aussi complexes que les autres. On exige les modèles de l’écrit ! que l’enfant non seulement complexifie mais aussi parle comme un livre.

Pour L2, c’est pire parce qu’on part de la lecture d’un texte de l’écrit. On sait cet exercice difficile parce que, pour raconter à son tour, l’enfant doit traduire l’écrit entendu dans son oral, ce qui produit généralement une chute de complexité par rapport au texte entendu ou même par rapport à ses capacités habituelles à complexifier. Il aurait mieux valu partir d’une histoire proposée dans le registre de l’oral, comme en racontent les conteurs (4). Bien qu’on soit à l’oral, on attend dans cette évaluation que « l’élève produise des phrases correctement construites même si elles sont simples et quelques phrases complexes ». Il faut que « ces phrases respectent « une syntaxe proche de celle de l’écrit« . Faute de quoi, il faut « obtenir que l’élève corrige son discours ». Ainsi, bien que complexe, le récit oral :

C’est l’histoire d’une petite poule.

Elle habitait dans une forêt où y’avait aussi un renard.

Le renard, il voulait manger la petite poule.

Mais elle fermait bien sa porte pour qu’il (ne) rentre pas, le renard…

ne peut être évalué positivement puisque ses phrases ne sont pas « correctes » alors que celui-ci peut l’être :

La petite poule habitait dans la forêt.

Un renard habitait aussi dans la forêt.

Le renard voulait manger la petite poule.

Mais la petite poule fermait bien sa porte.

Le renard ne pouvait pas rentrer.

puisque ses phrases sont « correctes » et qu’il comporte une petite complexité (l’infinitif de « il voulait manger »)!! On mesure l’absurdité de cette évaluation des capacités syntaxiques orales des enfants !

Un outil incomplet

Pour le vocabulaire, l’évalution est tributaire pour L1de l’activité choisie par l’enseignant (par exemple la culture du jardin) et pour L2 du texte qu’il a lu aux enfants. On mesure plutôt la capacité de l’enfant à apprendre du vocabulaire dans un domaine donné que ses compétences lexicales dans leur ensemble. Pour celles-ci, une trentaine d’images que l’enfant est invité à identifier (10 correspondant par exemple aux 750 mots de base / 10 correspondant à un vocabulaire s’échelonnant de 750 à 1500 mots / 10 à un vocabulaire s’échelonnant de 1500 à 2500 mots) aurait pu permettre une évaluation plus large, à valeur nationale (5).

De même, pour l’articulation, non pas la reconnaissance de « sons » préparatoire à la lecture mais la capacité à produire ces phonèmes, quelques images à identifier auraient pu vérifier ceux qui peuvent faire encore problème à 5 ans : côté voyelles, les nasales in, an, on, les arrondies d’avant u, eu, e, les oppositions fines é /è, o fermé / o ouvert et, côté consonnes, non seulement les oppositions s / ch et z / j mais aussi les oppositions sourdes / sonores : f / v, s / z, p / b, t / d, k / g (6). Là aussi, il était aisé de proposer une évaluation à valeur nationale.

Apprendre à parler à l’enfant ou juste le conditionner au cp ?

C’est l’évaluation des capacités syntaxiques orales des enfants qui pose le plus problème dans cet outil. Il fallait s’y attendre puisque le programme de 2008 posait ce même problème. On peut en effet regretter (1) qu’il n’affirme pas clairement que l’apprentissage de l’oral ne se confond pas avec celui de l’écrit comme le faisaient, par exemple, les instructions de 1977 : « Ainsi s’élabore, sous l’impulsion dynamique de l’affectivité, un langage enfantin, à l’origine, qu’il faut éviter d’enfermer trop tôt dans des structures syntaxiques rigoureuses et définitives imposées par le code. Il est regrettable de constater que, trop souvent, on invite les enfants à s’exprimer oralement en leur imposant des formes qui relèvent du code écrit. »

En effet l’efficacité oratoire n’a rien à voir avec la mise en oeuvre des formes de base de l’écrit que l’académisme préconise, comme la déclarative simple :

La petite poule fermait bien sa porte.

Le renard ne pouvait pas rentrer.

La syntaxe de Bentolila lui-même, pourtant partisan (7) de l’inculcation massive en maternelle des formes de l’écrit (lire aux enfants dès 3 ans deux fois par jour des écrits les plus différents possible de l’oral) le prouve. Ainsi dans telle émission sur RMC (« Le blog des grandes gueules »), il se montrait efficace en utilisant comme phrases simples surtout des phrases de base de l’oral à sujet pronominal :

« Iz ont passé 14 ans dans les murs de notre école. »,

pas mal de détachements que l’académisme réprouve :

« Ces enfants-là, iz apprennent très mal à lire. »

très peu de déclaratives simples :

« La situation de la Finlande est très différente de la nôtre. »

la plupart de ces phrases simples de l’oral étant additionnées en phrases très complexes en qui, de infinitif, parce que, que, pour qu’i, ce qui, gérondif, si, alors que, du genre :

 » Parce que je donne à l’école maternelle une mission fondamentale qui est de livrer au cours préparatoire des enfants qui ont une langue orale suffisamment « costaud » pour qu’i puissent entrer dans l’apprentissage de la lecture avec des chances de s’en sortir. »

Il se montre efficace parce qu’il met en oeuvre une syntaxe qui n’a rien à voir avec celle de l’écrit. Si la pédagogie de l’oral veut être efficace, il vaut mieux qu’elle fasse comme fait Bentolila quand il s’exprime lui-même que comme il dit de faire avec les enfants pour leur apprendre à s’exprimer.

Pousser les enfants à enlever leurs pronoms. Ne pas dire :

Alexandre, il arrive à grimper.

mais :

Alexandre arrive à grimper.

Ne pas dire :

Elle passe par l’échelle, ma copine.

mais :

Ma copine passe par l’échelle.

Les pousser à s’interdire les y’a ou les y’a…qui. Ne pas dire :

Y’a mon copain qui s’cache dans la maison.

mais :

Mon copain se cache dans la maison.

autrement dit, inculquer trop précocément la déclarative simple, l’atome de base de l’écrit, non de l’oral, est une erreur stratégique considérable qui, pour les enfants, complique considérablement la complexification de leur syntaxe qui peut seule leur assurer l’aisance oratoire. Ils sont capables de :

J’vais arriver la première parce qu’elle passe par l’échelle, ma copine.

J’arrive à la maison où y’a mon copain qui s’cache.

bien avant d’être capables de :

J’vais arriver la première parce que ma copine passe par l’échelle.

J’arrive à la maison où mon copain se cache.

Ce qui leur pose problème dans ces dernières formes, ce n’est pas le parce que ou le où relatif, c’est le fait qu’elles exigent de basculer dans les formes de l’écrit. Les enfants apprennent aisément à additionner des formes de l’oral avec leurs i, leurs pronoms, leurs y’a, leurs y’a…qui. Ils sont à ce moment de leur développement langagier incapables d’additionner des déclaratives simples privées des mots facilitants. Les i, les pronoms, les y’a, les y’a…qui, c’est comme de l’huile dans les rouages de la complexification qui peut seule les mener à l’efficacité oratoire. Parler en une suite de déclaratives simples n’a jamais assuré à personne une quelconque efficacité à l’oral. Inculquer la déclarative simple de l’écrit dans l’oral enfantin, c’est substituer à un matériau qui était disponible pour permettre dans les meilleures conditions la partie la plus importante de la construction qu’ils ont à réaliser un autre matériau dont ils sont incapables de se servir.

Les enfants des milieux défavorisés

L’académisme forcené qui tente d’inculquer directement les formes de base de l’écrit dans l’oral enfantin coûte cher aux enfants des milieux défavorisés. Souvent chez eux la complexification de la syntaxe est très peu avancée. C’est le taux de phrases complexes qui fait considérablement différence entre les enfants des milieux défavorisés et ceux des milieux favorisés, pas du tout celui des formes académiques (déclaratives simples, inversions interrogatives) qui ne marquent nullement ni les cp des zep, ni ceux des zones favorisés. Les exigences académiques rendent très difficile pour les enfants des milieux populaires l’accès aux formes complexes qui assurent l’efficacité oratoire (8). Pour les enfants de milieu favorisé qui disposent souvent assez vite et à bonne fréquence de ces formes complexes que leur famille leur apprend, l’académisme pose évidemment beaucoup moins de problèmes. Même pour eux cependant, il ralentit la complexification. Insister en permanence sur des expressions comme « modèles corrects » ou « phrases correctes même courtes » ou  » phrases complexes correctement construites » est particulièrement dangereux pour les enfants des milieux populaires.

Au lieu de poser des interdits, de dire ce qu’il convient de ne pas dire, la pédagogie du langage doit encourager en permanence la construction qu’opère naturellement l’enfant, sans jamais contrarier le scénario dont il est porteur, en tentant par exemple de le faire parler comme un livre. Ce n’est pas ainsi qu’on peut le mener à s’exprimer efficacement. Si la maternelle n’apprend pas à parler avec aisance aux enfants les plus défavorisés, ils ont très peu de chance de réussir leur scolarité, à peu près aucune d’occuper un jour leur juste place dans ce monde. S’ils ont le langage qui permet de se faire entendre, nul doute qu’ils se fassent aisément leur place au soleil ! Peut-être même, y trouveront-ils un jour des armes pour tenter de changer ce monde, le rendre un peu moins injuste. Qui sait ?

Philippe Boisseau

Liens : Derniers articles de P Boisseau dans le Café :

Sur le nouveau programme de langage de maternelle

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/pr[…]

Il faut soutenir le langage en maternelle

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/prima[…]

Notes :

(1) Ce qui est conforme au programme de 2008 : point positif que j’avais noté dans mon article du café pédagogique concernant ce programme (11/3/2008).

(2) Voir la progression syntaxique de « Enseigner la langue orale en maternelle » (Boisseau, Editions Retz) p 202 à 204 et la grille d’évaluation présentée dans les p 250 à 272.

(3)Voir le chapitre 7 du tome 1 de « Introduction à la pédagogie du langage » (Boisseau, Crdp de Rouen)

(4) Voir par exemple les Oralbums (Editions Retz)

(5) Voir les listes thématiques de la première moitié de « Enseigner la langue orale en maternelle ».

(6) Voir l’imagier des p 240 à245 de « Enseigner la langue orale en maternelle ».

(7) Voir sur le café pédagogique son rapport sur la maternelle (28/12/2007).

(8) Voir « Enseigner la langue orale en maternelle » p 198 et 199.