Print Friendly, PDF & Email

Par François Jarraud

« Les enseignants attendent de ce rapport qu’il ouvre des portes vers une acculturation. Ils y trouvent de quoi espérer, mais presque trop, parfois ». Docteur en sciences de l’éducation, formateur-chercheur au CEPEC, Bruno Devauchelle connaît remarquablement les rapports difficiles entre les TICE et l’Ecole. Il réagit, pour les lecteurs du Café, au rapport Fourgous.

Le rapport parlementaire remis par M Fourgous au ministre de l’Education est pétri de bonnes intentions et d’idées intéressantes. Malheureusement à vouloir tout couvrir, il risque la dispersion. Mais surtout c’est l’impression d’à peu près et de pas fini que l’on ressent à la lecture du rapport complet.

Premier constat, la variété des sources consultées est riche, et l’on ne peut que féliciter les rédacteurs de cette volonté de « citer » tant de références. Mais citer ne suffit pas. La ligne directrice sous-jacente est restée la même qu’au départ. Autrement dit les auteurs du rapport ont souffert de ne pas écouter l’Ecole et de trop écouter les TIC dont a priori ils rêvent de leur pouvoir magique de transformation de l’école (et parfois à court terme). Beaucoup de survol ne fait pas la justesse de l’analyse, malheureusement et encore moins l’utilisation d’extraits « choisis » de ces sources si riches et si nombreuses.

Mais surtout, il y a une croyance aveugle en un modèle de l’apprentissage qui n’est pas suffisamment analysé et une idée de la toute puissance des TIC (et des avatars) qui demande toujours à être vérifiée au delà des seules pseudo-efficacités des TIC prises ici ou là dans des discours de pionniers. Vivre au contact quotidien des équipes enseignantes ramènerait sûrement les auteurs à certaines réalités que la formation (sans préciser laquelle) ne peut suffire à s’approprier pour mieux les faire évoluer. Saluons cependant la volonté de renverser le modèle équipement/formation pour le modèle formation/équipement, déplorons l’absence d’une réflexion sur le « système » scolaire.

Plusieurs remarques me semblent nécessaires pour accompagner et élargir les conclusions de ce rapport :

1 – Mieux connaître le quotidien de l’établissement et les TIC : un environnement fiable et un accompagnement de proximité

La lecture du rapport ne peut que renforcer les nombreuses observations des enseignants et en particulier celle concernant le besoin de formation. Mais au delà de cette formation, il faut mieux en définir les contours : ainsi le développement de personnes ressources dans les établissements (ce qui existe déjà dans certaines académies comme celle de Poitiers) est un élément essentiel. Associant l’aide pédagogique à la formation, ces personnes, formées non pas seulement sur un modèle technicien mais surtout sur une base pédagogique, ont un rôle de proximité sans lequel rien ne peut se faire. La fiabilité de l’environnement numérique du travail des enseignants reste encore trop souvent un facteur de mécontentement et freine souvent les enthousiasmes. Renforcer la souplesse et la qualité des outils est un gage de réussite dans un environnement traditionnel (programmes, emplois du temps…) qui n’incite pas « naturellement » à utiliser les technologies

2 – Accompagner les évolutions de la culture des enseignants

Comme le souligne justement le rapport, les enseignants ont, pour la plupart adopté l’utilisation des TIC pour leur travail personnel. Mais souvent, comme les élèves, (incluant bien évidemment les connaissances indispensables) leurs compétences sont souvent parcellaires, incomplètes. Ainsi la maîtrise de la veille informationnelle dans le domaine de spécialité est bien souvent défaillante chez la grande majorité. Ce sont ces mêmes enseignants qui déplorent l’incapacité des élèves dans leur recherche d’information et leur facilité à copier coller, alors qu’eux mêmes sont souvent déstabilisés par ces environnements. Les TIC et en particulier les ENT sont une opportunité formidable pour que ces évolutions se fassent de manière sereine. Mais il faudra sûrement expliquer, partager, expérimenter, et autoriser les essais pour que peu à peu l’appropriation personnelle des TIC devienne professionnelle. Ainsi qu’on peut l’observer dans le cas de l’ordinateur portable dans les Landes, il faut du temps et de l’obstination pour le changement, souvent lent en éducation. Or les changements culturels demandent du temps, encore faut-il qu’on ne veuille pas qu’ils se réalisent à la vitesse des changements technologiques.

3 – L’importance des questions didactiques

On est un peu surpris de ne pas voir davantage figurer dans le rapport la place des contenus des disciplines comme vecteur pour encourager les pratiques. Il suffit d’observer ce qui se passe en mathématique avec l’épreuve du baccalauréat ou encore en physique pour les TP au baccalauréat pour se rendre compte qu’il y a des changements réels qui s’opèrent en ce moment qui sont au cœur de l’identité enseignante constituée par les contenus d’enseignement et donc la didactique. Certes l’hypothèse constructiviste est intéressante, mais elle n’est rien si elle n’est pas associée à des démarches comme celles de la main à la pâte, ou encore aux démarches d’investigation au collège, ou encore à la démarche de problématisation en histoire géographie… Regardons l’importance des TIC pour le croquis en géographie pour se rendre compte que c’est aussi (et probablement avant tout) par cette entrée que les TIC prennent place dans les pratiques réelles.

4 – La nécessité de visée et de stratégie organisationnelle

On ne peut concevoir un établissement qui utilise régulièrement les TIC sans réfléchir au fonctionnement quotidien de celui-ci. Locaux, horaires, circulations etc. sont la base d’une organisation qui a été conçue bien avant que les TIC n’émergent. On a peu profité des retours d’expérience comme le lycée des Ponts de Cée jadis ou encore d’autres établissements dont certains avaient, par exemple, mis en place des espaces d’autoformation multimédia en lien avec les CDI. Donner à voir le cahier de texte de la classe sur Internet est un bouleversement qui dépasse la simple question de l’ouverture au parent. Permettre à l’élève de poursuivre son travail au delà des murs de l’établissement est une « bonne intention », mais qui a des conséquences importantes sur le management pédagogique de l’établissement. La formation des cadres, et l’ESEN s’en est déjà emparé avec son master à distance qui intègre des modules sur les TIC, est indispensable mais elle doit être liée à une réflexion sur la « réorganisation » du monde scolaire. Peut-on imaginer, à la suite de ce rapport que les prochaines architectures de nouveaux établissements soient pensées en lien avec de telles organisations nouvelles.

5 – Prendre en compte le cadre réel imposé par l’organisation scolaire

On peut être surpris que le rapport n’ait pas davantage repéré les freins propres à la forme scolaire, à l’institution scolaire. La contrainte imposée par les programmes et les examens, l’organisation dans des classes (souvent nombreuses et trop petites), le découpage disciplinaire rigide etc. sont autant d’éléments auxquels les TIC se heurtent. Reconnaissons la nécessité d’un équipement et d’une formation des acteurs, mais encore faut-il que le cadre de l’organisation puisse gagner en souplesse et adaptation. Chaque enseignant qui a recours à Internet dans sa classe pestera bien évidemment de tous les freins que pourra mettre l’établissement à cet usage : cela va de la gestion des salles spécialisées à la gestion des accès sécurisé, voire au simple filtrage d’adresse rendant impossible un usage raisonnable en classe.

On ressent bien évidemment en filigrane de ce rapport qu’il s’agit aussi de ne pas trop déstabiliser une institution alors que ses auteurs en perçoivent bien l’urgence, au risque d’une mise à l’écart du système éducatif dans l’accès à la culture numérique. Mais encore faudrait-il que les responsables du cadre de l’activité scolaire osent prendre en compte les changements déjà observés dans d’autres milieux professionnels pour repenser les établissements de demain, dans leur fonctionnement, mais aussi dans leurs programmes d’enseignement, leur organisation dans le temps, dans leurs modalités d’évaluation. Le développement, par ailleurs, des livrets de compétences et autres portfolio ou livret de suivi d’orientation vont dans le bon sens sur le principe mais ils sont indépendants des propositions, identiques (ou presque) de ce rapport. Il faudrait encourager davantage une convergence qui est prometteuse de changements dans l’ensemble de l’organisation scolaire dans ce qu’elle a d’essentiel : la mesure de ses effets.

6 – Passer de l’intégration à l’acculturation

Les enseignants attendent de ce rapport qu’il ouvre des portes vers une acculturation. Ils y trouvent de quoi espérer, mais presque trop, parfois. En voulant faire trop bien, embrasser trop large, les auteurs pourraient égarer les praticiens ordinaires que nous sommes : encore un rapport de plus et pendant ce temps là nos élèves continuent de s’envoyer des SMS en classe et parfois rechercher aussi des éléments pour enrichir le cours sur leur terminal mobile (Smartphone). Mais surtout nous voyons les jeunes en train de changer de culture alors que nous même sommes sur un chemin que notre cadre actuel de travail ne nous permet pas de faire évoluer rapidement.

L’accompagnement de terrain, le développement et le soutien aux communautés de pratiques, en particulier en ligne sont des voies, parmi d’autres, que l’on peut espérer voir se développer dans les années à venir. Il me semble qu’elles sont bien plus urgentes que le soutien aux producteurs de ressources soutenues depuis si longtemps. En ne réduisant pas le problème à la seule pédagogie constructiviste dont on connaît certaines des limites mais en y intégrant la question des contenus disciplinaires et interdisciplinaires il y a aussi de quoi faire. Enfin en allant vers un « nouvel établissement scolaire numérique » encore à inventer on pourrait espérer que nombre des propositions de ce rapport soient mises en action.

Conclusion

Il nous semble nécessaire d’abandonner le paradigme de l’intégration si souvent utilisé pour évoqué la place à donner aux TIC en éducation. En effet intégrer c’est obliger le corps étranger à s’adapter au milieu dans lequel il va vivre, sans que celui-ci soit modifié. Le chemin à suivre est plutôt celui du paradigme du métissage. Cela signifie que pour que les TIC aient une place dans le monde scolaire, il ne suffit pas qu’elles s’adaptent à l’univers scolaire, mais il faut absolument qu’il se modifie et profite des potentiels apportés par les possibilités d’usage propre aux TIC. Le paradigme du métissage est avant tout une visée culturelle avant d’être un visée technicienne ou seulement scolaire. Aller vers l’acculturation c’est bien évidemment aller vers le métissage porteur d’identité nouvelle.

Ce sont là quelques uns des points d’accentuation sur la base desquels, il me semble, il faudrait trier les propositions si diverses et si intéressantes de ce rapport. On peut espérer que Luc Chatel et ses conseillers sauront ne pas se contenter de l’apparat des annonces (dont le rapport rappelle avec justesse celles qui ont précédé) si souvent utilisé et préférer sélectionner les axes les plus pertinents dans un véritable souci de la place du numérique dans le système éducatif. On regrettera simplement que ce rapport n’ait pas osé aller sur le terrain plus éloigné des finalités pour proposer enfin une vision de la société de demain vers laquelle de telles mesures pourraient permettre de conduire. On saluera le courage des auteurs et la qualité du travail fourni qui fera sûrement référence dans les prochaines années.

Bruno Devauchelle

Un rapport de l’Inspection valide les apports des TICE

« L’apport des TICE dans l’évolution de l’enseignement des langues vivantes, s‘il est pensé dans ses visées pédagogiques, est indéniable et ouvre des voies extrêmement prometteuses » affirme le rapport des inspecteurs généraux Reynald Montaigu et Raymond Nicodeme. Ensemble ils ont travaillé sur « les modalités et usages nouveaux » en enseignement des langues. Leur rapport déborde donc la place des Tice pour évoquer aussi les groupes de compétences et les stages intensifs.

« Les enseignants ne peuvent plus ignorer ces outils dans le cadre de leur pratique quotidienne d’enseignement », ajoutent les auteurs à propos des tice. « Comment en effet ne pas voir l’intérêt pour l’enseignement en langues vivantes de donner davantage d’occasions d’entendre et de s’exprimer, davantage d’occasions de s’entraîner et d’être évalué dans les compétences de l’oral ? Parce qu’ils permettent de créer, en plus et au-delà des seules relations pédagogiques classiques de la classe, une interface supplémentaire entre élèves et professeur, ces outils, notamment les ENT et la baladodiffusion, étendent donc de fait le domaine de la classe, en accroissent l’espace et le temps ». Le rapport montre que l’utilisation des baladeurs en classe dédramatise l’oral, permet à l’élève d eprendre de la distance par rapport à sa propre production et facilite une pédagogie différenciée.

Le TBI est lui aussi accueilli avec enthousiasme.  » Pour l’enseignant de langues vivantes, le TBI est l’occasion de concevoir des situations de classe variées et attractives. Toute la classe peut, par exemple, réaliser un travail collectif de visionnement d’une vidéo, puis interagir verbalement pour dégager le sens du message, enfin mettre en relation le sens avec des éléments écrits à reconnaître ou à produire, selon le cas. Enfin, une utilisation ludique peut parfois être réalisée sous forme de jeu entre deux équipes recherchant le sens caché d’un document ou réalisant une recherche dans un site en ligne ou capturé ». Le rapport reconnaît au TBI une forte capacité à concentrer l’attention, faire agir les élèves et donc favoriser la mémorisation, aider les élèves en retrait à intervenir.

Préconisations. Le rapport encourage aussi les laboratoires multimédia, l’usage des ENT, de la visioconférence et le « livret de compétences formatif » développé par un enseignant. Il préconise donc « d’équiper a minima toutes les salles de classes de langues vivantes d’un vidéo projecteur, d’un ordinateur muni de haut-parleurs et d’une connexion au réseau Internet; de constituer dans tous les établissements scolaires un « Département Langues Vivantes » regroupant les activités d’enseignement et de recherche en langues de manière à constituer une équipe « inter langues » afin de mutualiser les pratiques ». Reynald Montaigu et Raymond Nicodeme donnent aussi des consignes précises pour utiliser en classe la visioconférence et les groupes de compéteces.

Le rapport

http://www.education.gouv.fr/cid50854/modalites-et-espaces-n[…]

Frackowiak : Le piège du numérique

« L’urgent n’est pas de former les enseignants aux nouvelles technologies, il est d’abord de les former à la pédagogie ». Pour Pierre Frackowiak le numérique ne résoudra la crise de l’Ecole que s’il est au service du pédagogique.

La séduction de la modernité peut conduire à développer les snobismes et à occulter les problèmes fondamentaux de l’école. J’ai déjà évoqué cette question dans une tribune publiée par le café pédagogique et reprise sur de nombreux sites (en France, au Québec et en Belgique), dont le site de l’An@é : «Les obstacles au développement des TICE à l’école ». L’enthousiasme provoqué par le rapport Fourgous, que je partage, peut favoriser la meilleure ou la pire des choses. La meilleure serait de remettre la pédagogie au premier plan des préoccupations du monde de l’enseignement. La pire serait de contribuer à renforcer et à justifier le déni de la pédagogie qui est savamment organisé depuis 2005/2007 pour des raisons à la fois économiques et idéologiques évidentes.. Et, à lire les tribunes et les dossiers, à observer les réalités sur le terrain, je crains le pire.

Beaucoup d’observateurs et d’acteurs du système éducatif ont l’honnêteté de souligner comme le fait François Jarraud dans le café pédagogique du 19 avril que si « l’école sera numérique ou s’épuisera », cela ne sera « sans doute pas à n’importe quelle condition ». La question des conditions est évidemment déterminante, mais les réponses sont toujours très évasives ou simplement allusives. S’il est facile de décliner les conditions financières et techniques, d’autant plus facile pour l’Education Nationale que ces questions seront essentiellement à la charge des collectivités territoriales si elles en ont encore les moyens, il est beaucoup plus complexe d’afficher des réponses sur le plan des pratiques pédagogiques.

La majorité des témoignages et comptes-rendus montrent que les TICE permettent de rendre l’enseignement plus moderne, plus agréable, mieux illustré, plus proche des usages des enfants et des jeunes, qu’au-delà de la classe, elles permettent d’améliorer l’administration et la communication interne et externe. Mais les pratiques, le modèle pédagogique massivement et depuis toujours en vigueur, ne sont pas fondamentalement remis en cause. On reste, voire on renforce, la place du maître. Que l’on prenne enfin en compte dans l’école, les savoirs et les compétences des élèves construits hors de l’école est un progrès incontestable. L’une des causes d’échec du collège est justement le décalage entre les contenus disciplinaires cloisonnés et les pratiques et savoirs sociaux. Les élèves s’ennuient. Rappelons que, au moment où les enseignants revendiquent de la formation pour exploiter les TICE, les enfants et les jeunes maîtrisent remarquablement les outils nouveaux sans avoir été formés à l’école et qu’ils sont capables de former leurs parents et leurs enseignants. Il faut aller au-delà des apparences et de la satisfaction matérielle pour observer les processus d’apprentissage et pour tenter de les améliorer.

Les TICE ne sont qu’un outil. Tout le monde est bien d‘accord sur cette évidence. Le passage du porte-plume au stylo bille n’a pas été un facteur de transformation des pratiques pédagogiques. Le passage du tableau noir ou blanc au tableau numérique n’est pas en soi un facteur de transformation des pratiques. L’utilisation des ordinateurs pour faire des exercices d’application de notions qui n’ont pas été construites et comprises ne change pas grand-chose hors une possible mais éphémère appétence supérieure à l’activité scolaire.

On prétend déjà que les performances des élèves seraient meilleures quand ils ont utilisé les TICE durablement. L’observation des résultats de la recherche de Jean Heutte publiés par le café pédagogique mérite une analyse critique. Dans la mesure où elle s’inscrit parfaitement dans la logique des programmes mécaniques passéistes en vigueur et du pilotage par les résultats promu par le ministère, où l’on est forcément dans le court terme, elle peut pour le moins susciter des réserves et des interrogations et nécessiterait des regards croisés approfondis. Quelle est la place réelle de l’élève dans l’apprentissage ? Agit-il ? Pense-t-il ? Raisonne-t-il ? S’exprime-t-il ? Communique-t-il avec ses pairs ? Est-il acteur de la construction de ses savoirs et de ses compétences ? A-t-on observé son activité avec une grille d’analyse centrée sur lui et pas sur le maître : classe, range, induit, déduit, argumente, tâtonne, propose, s’exprime (je pense que… voilà comment j’ai fait… et pas par réponse à de fausses questions du maître), dialogue avec ses pairs (sans l’intermédiaire ou les reformulations du maître), démontre, compare, analyse une situation, repère les invariants et les variables ? Construit-il des outils mentaux simultanément à ses activités ? Etc… Avec quelle fréquence et quelle densité, ces actions sont-elles effectives ? On pourrait alors se poser la question de la part de l’outil et de la part de l’activité mentale dans l’amélioration des performances. C’est évidemment autre chose que le seul constat factuel qui se limite à valider l’hypothèse du chercheur en n’analysant pas les pratiques qui les produisent.

Quelques extraits récents d’un journal local permettront à la fois d’illustrer la problématique et de mettre en évidence le positionnement de certains élus locaux pour lesquels l’investissement matériel et financier, au demeurant louable, suffit à démontrer la volonté politique sur le plan éducatif. Dans le magazine d’une ville de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais, on peut lire :

« En avant pour une nouvelle vision de l’école

Stylet en main, EE, institutrice à l’école J, était fière de présenter à une délégation d’élus son outil de travail installé récemment dans sa classe : un TBI (tableau blanc interactif). (…). Après huit semaines d’utilisation, la directrice et l’institutrice sont contentes de cette acquisition pour leur école, et en font une démonstration.

Un complément du traditionnel

Cinq petits viennent s’installer face à cet écran géant interactif. Le but de la séance : reconnaître les animaux, puis faire entrer dans un tipi tous ceux avec le son « i ». Et là, la magie commence, même les plus timides sortent de leur coquille et sont fiers d’utiliser le stylet pour mettre les animaux dans le tipi ou écrire leur nom à la fin de la séance. « En effet, on peut écrire sur le TBI, comme avec une craie, s’enregistrer parler ou chanter ou même suivre le sens d’écriture des lettres afin de les accompagner » explique la maîtresse. Une nouvelle technologie qui ne néglige donc pas l’apprentissage traditionnel mais qui l’enrichit.

Le résultat de cette technologie ?

Très satisfaisant. « Même si cet outil reste complémentaire de l’apprentissage traditionnel, les enfants sont plus attentifs et l’impact est incroyable. De plus, grâce à cet appareil, on peut répondre aux demandes en temps réel » se satisfait la maîtresse.

Une ville tournée vers les nouvelles technologies

« La ville sera la seule du département à avoir une école d’expérimentation des TICE ; Tous les enseignants viendront se former ici… » se félicite le maire. La municipalité soutient ces démarches d’avenir et équipera donc l’école X de six tablets PC et d’un nouveau TBI. Démarches soutenues par l’inspecteur d’académie adjoint qui estime que « l’égalité des chances passe par le numérique ».

Conclusion : un bel avenir pour l’apprentissage des petits de la commune. »

Ce court article est parfaitement révélateur des dangers, il est très représentatif à la fois des représentations des enseignants et des positions des élus locaux. On ne commentera pas l’évocation de l’apprentissage de la lecture et des mots où l’on entend avec les yeux, mais on s’interrogera sur l’insistance du rappel du traditionnel, sur la magie, sur la priorité donnée à l’attention, sur la satisfaction de l’élu et sur cette sentence de l’inspecteur d’académie adjoint qui de la hauteur de sa fonction assène sans la moindre preuve ni condition que le numérique va résoudre les problèmes de l’école ! A aucun moment, y compris dans la bouche d’un élu soi-disant progressiste, on n’évoque la pédagogie, la transformation de l’école, la recherche de pratiques fondamentalement nouvelles. L’’idée de réforme est oubliée. On va moderniser en passant du porte plume au stylo à bille…

Le rapport Fourgous est incontestablement intéressant, les assises du numérique sont incontestablement intéressantes et utiles. Mais si l’on en reste là, si l’on contribue, consciemment ou non, à renforcer le déni de la pédagogie, on constatera une fois de plus que l’on dépense beaucoup d’argent public sans améliorer vraiment la réussite scolaire, on cautionnera l’idée de la fatalité de l’échec. On aura tout fait pour eux, les enfants en difficulté : des ordinateurs, des TBI… et même du soutien gratuit… et le système ne progresse pas. Ainsi, pour reprendre une formule de Philippe Meirieu, on trouvera des possibilités nouvelles de transformer des victimes en coupables.

L’urgent n’est pas de former les enseignants aux nouvelles technologies, il est d’abord de les former à la pédagogie. Le stylo à bille ou le TBI n’ont de sens et d’intérêt que si l’on s’est interrogé sur l’apprentissage, si l’on se préoccupe de ses conditions, si l’on s’intéresse à ce qui se passe dans le cerveau de l’enfant, si l’on dépasse les contenus disciplinaires classiques pour prendre en compte, par exemple, les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur d’Edgar Morin et les propositions des pédagogues anciens et contemporains, si l’on admet que le modèle de l’enseignement frontal avec débauche d’explications magistrales et d’exercices d’application doit être remis en cause.

L’école sera pédagogique et numérique ou elle s’épuisera.

Comme elle est déjà épuisée, on pourrait rêver que le numérique réveille le pédagogique. Sinon on continuera comme avant, à compléter ou à enjoliver le traditionnel, avec l’illusion de la modernité. Le numérique, atout ou piège ? Nous n’en ferons un atout que si nous ne tombons pas dans le piège du déni de la pédagogie..

Pierre Frackowiak

Dernières tribunes de P Frackowiak

Piloter l’obéissance

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/04/[…]

L’inspection, un grand corps malade

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/02/Frac[…]

Mario Asselin : Et si les filtres Internet envoyaient un mauvais signal ?

Par Mario Asselin

« Les gouvernements, les entreprises et les lieux citoyens s’adaptent à la réalité de l’omniprésence des nouveaux médias de communication et en tirent parti. Pourquoi l’école refuserait de prendre avantage des opportunités que ces moyens offrent ? » Consultant écouté des deux cotés de l’Atlantique, rédacteur d’un blog célèbre, Mario Asselin est aussi un ancien directeur d’école. Alors qu’un mouvement se dessine au Québec pour retirer des réseaux des écoles les filtres Internet, Mario Asselin interpelle l’Ecole : vaut-il mieux censurer ou éduquer ?

« L’urgent n’est pas de former les enseignants aux nouvelles technologies, il est d’abord de les former à la pédagogie. » P. Frackowiak (1)

Depuis plusieurs années, le réseau Internet est devenu accessible au grand public autant dans les agglomérations urbaines que dans les campagnes. La dernière enquête de l’association Fréquence écoles (2) montre que près de 9 jeunes sur 10 utilisent «le réseau des réseaux» au moins une fois par semaine. Ils consultent des pages Web, ils y diffusent du contenu, ils échangent avec des internautes et ils se divertissent abondamment tout en étant branché sur le Monde. La fréquentation Web est souvent liée à la construction de leur identité puisque c’est le lieu par excellence d’affirmation de soi. Si ce «m’as-tu vu» exaspère bien des adultes en autorité, force est d’admettre que l’apprentissage du fonctionnement d’Internet ne se passe pas en classe, en milieu scolaire. L’enquête Fréquence écoles nous est utile ici encore:

«L’enquête montre que les jeunes ne sont pas satisfaits de leur utilisation d’Internet à l’école, car ils se sentent bridés dans leurs pratiques. Ils préfèrent utiliser Internet dans un cadre privé.»

C’est que les établissements scolaires bloquent plusieurs des sites Web utilisés par les jeunes pour interagir. Les responsables des réseaux informatiques considèrent qu’il vaut mieux interdire l’accès à ces sites prisés par les jeunes plutôt que de recréer à l’école un environnement semblable à celui que les jeunes rencontrent hors de l’école. Il faut se demander si l’installation de ces filtres est un geste responsable de la part de ceux qui dirigent l’école. En créant à l’intérieur des murs d’un lycée ou d’un collège un milieu différent de celui dans lequel un adolescent évolue, on lui lance le défi d’apprendre à contourner ces barrières en plus de lui exprimer jusqu’à quel point on ne lui fait pas confiance dans sa capacité de discernement. De plus, on le laisse apprendre seul, souvent sans l’encadrement approprié, les clés de lecture qui pourraient lui être utiles pour composer avec les pièges que contient La Toile et pour discerner le vrai du faux, l’utile du potin et le savoir de l’opinion. L’école compte sur les parents, faut-il l’assumer. Les parents, eux, pensent les enfants dans leur chambre à coucher alors qu’ils sont sur l’autoroute de l’information…

Les écoles sont souvent portées vers les interdits. À entendre les parents qui rejettent souvent les responsabilités éducatives vers les établissements scolaires, c’est difficile de leur jeter la pierre. Pourquoi prendre la chance d’un blâme causé par une mauvaise fréquentation Web quand il semble plus facile de bloquer? Pourtant, les jeunes produisent beaucoup de contenus sur Internet et s’intéressent énormément à la diffusion à un large public. Personnellement, je ne comprends pas pourquoi l’école ne tente pas de récupérer ces situations qui peuvent devenir de formidables occasions d’apprentissage quand un pédagogue s’assurent de les lier au cursus scolaire.

Sur mon bloque (3) , j’ai identifié cinq mythes qui sont souvent à l’origine de cette décision d’interdire plutôt que de responsabiliser à l’école. Je demeure fasciné par celui qui laisse entendre que les sites du Web participatif représentent de belles pertes de temps, autant pour les élèves que pour les membres du personnel. C’est parce que l’école est encore dans un mode où toute la connaissance doit passer par la tête d’un enseignant avant de transiter vers celle des élèves que ce mythe tient solidement dans les réunions administratives des décideurs scolaires. Pendant combien de temps encore considèrera-t-on qu’il est impossible d’utiliser les dispositifs comme les blogues ou les réseaux sociaux pour apprendre ou construire ses cours ? Ils peuvent devenir des leviers très puissants au service des apprentissages (4) .

À ceux qui disent que les sites bloqués montrent le pire d’Internet, c’est-à-dire, qu’ils sont pleins de contenu violent, pornographique et diffamatoire, incompatible avec les valeurs d’un milieu scolaire, je réponds que le blocage est loin d’être étanche et crée un faux sentiment de sécurité qui est souvent bien pire que le mal qu’il veut prévenir. En plus de bloquer de très bons sites qui pourraient être utiles, les mécanismes et processus utilisés pour exercer un certain discernement compliquent à outrance la vie professionnelle des enseignants. Le temps perdu à remplir des formulaires de demandes d’exemptions qui font de multiples aller-retour, motivés par l’obligation d’être certain du bien fondé de la requête finit par décourager les plus tenaces. Ce temps précieux n’est pas consacré à l’enseignement et à l’encadrement dans un contexte de grands changements à opérer en éducation à l’heure des réformes et de l’arrivée massive des nouvelles technologies. De plus, si c’est vrai qu’il y a du contenu offensant à proscrire des salles de classe, l’éducation par la responsabilisation demeure le moyen le plus efficace, à moyen terme de s’assurer de remplir notre mission éducative.

Je suis de ceux qui affirment que c’est plus dangereux de ne pas éduquer devant la présence de dangers potentiels que de mettre à l’Index et de risquer que les jeunes soient confrontés aux mêmes dangers (hors de l’école) sans les moyens d’y faire face.

Enfin, pour ce qui est des risques liés au fait de donner la parole aux gens par les sites de l’école, on a le choix. Ou on laisse les gens continuer de critiquer sans possibilité de donner son point de vue dans un lieu géré par l’école, ou on s’ouvre à cette possibilité, tout en se donnant un code de déontologie ou une charte de modération de commentaires; ainsi, on apprend à s’adapter à ce nouveau mode de communication axé sur la transparence et l’imputabilité. Les gouvernements, les entreprises et les lieux citoyens s’adaptent à la réalité de l’omniprésence des nouveaux médias de communication et en tirent parti. Pourquoi l’école refuserait de prendre avantage des opportunités que ces moyens offrent d’autant plus que pendant ce temps où elle bloque, elle fait la preuve quotidiennement des inconvénients liés au fait de se mettre la tête dans le sable.

Les filtres Internet dans les écoles existeront-ils encore bien longtemps? L’école doit se demander où réside sa responsabilité… Continuer d’être un lieu où elle illustre que ce n’est qu’en apparence qu’elle montre «patte blanche» ou devenir cette institution où des éducateurs ont suffisamment d’ascendant sur les élèves pour briser ce mur «coupe-feu intergénérationnel» (5) et éduquer à la responsabilité des nouveaux médias. Certains endroits éducatifs font ce pari au Québec et ailleurs; les résultats sont prometteurs… (6)

Mario Asselin

Notes

1 Tiré du texte Le piège du numérique, publié au Café Pédagogique le 22 avril 2010,

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/0[…]

2 Cette enquête a été réalisée par deux sociologues des médias, Élodie Kredens et Barbara Fontar, qui ont interrogé des jeunes et leurs parents en entretien individuel et des élèves du primaire au lycée par l’intermédiaire d’un questionnaire sur leurs usages d’Internet. http://www.lesechos.fr/medias/2010/0426//0205010287[…].

3 Ce billet «Ma c.s. bloque l’accès aux sites Internet du Web participatif: cinq façons de les convaincre de se montrer plus responsable!»,

http://carnets.opossum.ca/mario/archives/2009/10/c[…] .

4 J’ai signé un texte au Café Pédagogique sur ce sujet dans un mensuel, en 2005,

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse[…]

5 L’expression vient de Don Tapscott rapportée dans un billet de Laura Varlas « Tapscott on Changing Pedagogy for the Net Generation»,

http://ascd.typepad.com/blog/2010/03/tapscott.html .

6 Sur ce sujet, on peut écouter cette entrevue accordée par un directeur adjoint d’une école secondaire au Québec à l’origine d’un programme qui intègre les TIC aux apprentissages,

http://www.radio-canada.ca/emissions/lapres-midi[…]

Mario Asselin

Mario Asselin est avant tout un entrepreneur en éducation. Directeur général chez Opossum, Apprentissage et technologies (une division de iXmédia), il intervient dans plusieurs projets où les TIC sont au service des apprentissages. Il a d’abord été reconnu pour son expertise et ses interventions rassembleuses dans le milieu scolaire. Au départ, en tant que directeur d’écoles, postes qu’il a occupés pendant une quinzaine d’années, au secondaire et au primaire après quelques années d’enseignement et d’animation. Il intervient auprès des institutions, des entreprises et des ministères au Canada et en France. Il anime vigoureusement un blogue très fréquenté, «Mario tout de go» qui est devenu une composante de son portfolio numérique et sur lequel il entretient des conversations Web depuis plus de sept ans. Il est l’une des dix personnes les plus influentes du Web québécois selon un panel d’experts formé par Radio-Canada.

Sur le site du Café