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Lettre ouverte à Ninon Bivès et au Réseau des enseignants en résistance, et transmise au Café Pédagogique qui publie ce 14 septembre 2010 un article intitulé « Une désobéisseuse sanctionnée »

Par cette lettre ouverte, Hubert Montagner, ancien directeur du laboratoire de psycho-physiologie de la Faculté des Sciences de Besançon, salue la « résistance » de ceux qui préfèrent prendre en compte les véritables besoins des enfants que laisser l’école française poursuivre dans des erreurs « terrifiantes », et appelle l’opinion publique à une prise de conscience ; il propose une refondation de l’école qui excèderait largement la prise en compte des rythmes biopsychologiques des enfants dont il est un spécialiste reconnu…

Chère Ninon BIVES,

J’admire très sincèrement votre courage, votre détermination et, finalement, votre sens du devoir, de la déontologie et de l’éthique au service des enfants-élèves… Vos amis désobéisseurs et vous-même donnez de véritables leçons de morale et d’honnêteté intellectuelle aux Inspecteurs d’Académie qui se réfugient derrière les attentes de l’administration au mépris des considérations humaines. Ils « oublient » que l’école et les enfants ne leur appartiennent pas. Il est temps que l’opinion publique prenne enfin conscience que, malgré le dévouement, la générosité et la compétence de la grande majorité des enseignants, l’école de la FRANCE n’en finit pas de sombrer. Les conclusions de toutes les études et enquêtes internationales sont convergentes, même si les chiffres doivent être relativisés.

Un livre bien documenté vient nous rappeler la situation critique et ubuesque de notre système éducatif. Ecrit par le grand reporter à TIME MAGAZINE, Peter GUMBEL, et publié à PARIS chez GRASSET, il est intitulé « On achève bien les écoliers ». Cet ouvrage s’appuie notamment sur les études internationales Pisa qui soulignent que « les jeunes Français sont les plus angoissés : 71% des élèves sont régulièrement sujets à l’irritabilité, 63% souffrent de nervosité et 40% d’insomnies ». Peter GUMBEL nous fait passer des messages « terrifiants », qui font mal mais qu’on ne peut ignorer. Quelques-uns sont publiés dans le Journal du Dimanche du 12 septembre 2010 : « Les élèves français n’ont pas confiance en eux […] ils sont terrifiés à l’idée de commettre des erreurs […] la peur de l’échec les ronge […] on pointe du doigt les lacunes des élèves et on ne prend jamais en compte les facteurs de confiance en soi et d’épanouissement […] Les professeurs sont prisonniers d’un système qui les enferme dans l’obsession de terminer le programme à tout prix […] Et tant pis si on perd en chemin les trois quarts des élèves » (souligné par Hubert Montagner) […] « Des efforts ont été faits mais les Français sont les champions du monde du redoublement […] C’est un système qui note pour sélectionner et non pour former […] C’est un système impitoyable qui a sacralisé des évaluations mettant les élèves sous pression, une culture de l’excellence, certes, mais qui enfonce les élèves les plus faibles plutôt qu’il ne les aide à se relever […] La transmission des savoirs par le ludique manque cruellement […] Pourquoi la France est-elle le seul pays au monde à décourager ses enfants au nom de ce qu’ils ne sont pas, plutôt que les encourager en vertu de ce qu’ils sont ? ».

En toute humilité et modestie, c’est exactement ce que de nombreuses personnes averties et moi-même ne cessons de dire et d’écrire depuis de nombreuses années, non pas à partir d’analyses égoïstes, d’intérêts personnels, de délires ou de fantasmes, mais en nous fondant sur les données de la recherche fondamentale, les observations cliniques, les propos et le vécu des parents et enseignants attentifs. Pour résumer et en me limitant à quelques aspects :

  • il faut refonder l’école pour que son organisation, son mode de fonctionnement, ses stratégies relationnelles, ses systèmes de dialogues, de concertations et d’échanges, son aménagement du temps et ses aménagements de l’espace puissent permettre aux enfants-élèves, à tous les enfants-élèves, de prendre ou reprendre confiance en soi et dans autrui, et de développer peu ou prou l’estime de soi. Il faut pour cela que chacun puisse s’installer et se conforter dans la sécurité affective (le sentiment de ne pas être abandonné, délaissé, oublié, maltraité, en danger), libérer et faire partager ses émotions ;
  • il faut quitter l’obsession des apprentissages dits fondamentaux qui créent et renforcent l’anxiété de performance (la peur de mal faire) et les angoisses. On rappellera ici une enquête du Journal Libération qui rapportait en 2008 que 42% des jeunes partaient à l’école en ayant mal au ventre, c’est-à-dire, avec la peur au ventre, alors que 25% ne comprenaient pas ce qu’on leur demandait. L’appellation « apprentissages fondamentaux » implique qu’il y ait des apprentissages moins fondamentaux, voire secondaires ou même inutiles. Lesquels ? Pourquoi ? au nom de qui et au nom de quoi ? Les enfants seraient-ils programmés génétiquement ou culturellement pour être formatés dans les apprentissages dits fondamentaux (français, calcul, mathématiques) qui excluent les autres savoirs et connaissances ? En fait, en vérité et au fond, le système actuel ne serait-il pas délibérément conçu par ceux qui ont le pouvoir politique, économique… pour opérer une sélection sociale en faveur des enfants-élèves et des familles qui peuvent supporter le poids accru des apprentissages dits fondamentaux et en accepter l’idée… dès l’école maternelle?
  • dans l’ordre des priorités, il faut enfin donner une place prépondérante aux enfants et aux facteurs humains (personnels, familiaux, sociaux, culturels), et donc à une pédagogie ajustée aux possibilités et difficultés, espoirs et projets de chacun, et non pas à des programmes insensés qui sont irréalisables… sauf avec des « bons élèves », voire des « très bons élèves ». Et encore ! Il faut enfin reconnaître que l’école doit être un lieu flexible et évolutif d’écoute, de bien-être, d’épanouissement, de reconnaissance des ressources et richesses humaines et intellectuelles de chacun, y compris ceux qui ne sont pas comme les autres, et de réussite diversifiée (combien de grands écrivains, peintres, musiciens, chercheurs, sportifs… ont été considérés comme des cancres à l’école, en tout cas comme des personnes psychologiquement et/ou intellectuellement limitées qui ne parviendraient jamais à s’installer dans une position sociale non précaire et/ou à accéder à un statut reconnu de personnalité de premier plan dans les domaines artistiques, intellectuels, sociaux, culturels, sportifs…
  • il faut que les activités ludiques aient toute leur place alors qu’elles sont réduites à une peau de chagrin dans les réformes du Ministre DARCOS (le Ministre CHATEL passe son temps à noyer le poisson par des déclarations… infantiles et simplistes) ;
  • Il faut repenser l’aménagement du temps dans la journée, la semaine et l’année alors que la conférence sur les « rythmes scolaires » n’est qu’une imposture et une manoeuve dilatoire pour aboutir à un constat d’impossibilité à cause des intérêts divergents, parfois d’ordre mercantile, de ses « composantes »;
  • il faut repenser l’aménagement des espaces pour que chaque élève puisse se (re)construire dans l’alliance du corps et de la pensée ;
  • il faut être très attentifs aux déficits de sommeil et aux troubles du rythme veille-sommeil qui aggravent les difficultés des enfants-élèves en créant un système de concertation non stigmatisante entre les différentes personnes concernées sans renvoyer les enfants et les parents à leurs difficultés.

Les enseignants dits désobéisseurs, dont la plupart adhèrent aux grandes lignes de ce qui précède, ont ouvert une brèche dans un système déshumanisé qui conduit la majorité des enfants-élèves à l’échec, les familles à la désespérance et la souffrance, et la nation à sa perte. Merci pour les enfants, les familles, la société… mais aussi les enseignants eux-mêmes dont beaucoup sont en difficulté ou n’ont pas pris conscience de la gravité de la situation de l’école. Merci en particulier à vous, Ninon BIVES. Vous êtes admirable.

Très cordialement
Hubert Montagner

Une « désobéisseuse » sanctionnée
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/201[…]

Temps scolaire : Qu’est ce qui fait courir Chatel ?
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/201[…]

Derniers articles d’H. Montagner sur le Café :
Sur les rythmes scolaires
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2008/09/0[…]
Les rythmes scolaires sont-ils adaptés aux besoins des enfants ?
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/pages/2008/09/monta[…]
Comment revenir à la semaine de 4 jours et demi ?
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/03/310[…] Délaissés, ignorés ou maltraités, les enfants de France ne sont pas respectés
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/04/0704_HubertM[…]