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Philippe Meirieu, un des meilleurs connaisseurs du système éducatif français, répond aux questions du Café sur l’avenir du collège. « Dès lors qu’une véritable équipe de professeurs aurait en charge un ensemble d’élèves, dans des locaux identifiés et adaptés, avec une souplesse d’emploi du temps et une liberté d’organisation associées à la fermeté d’un pilotage pédagogique, elle pourrait faire exister une véritable « institution scolaire » en lieu et place des collèges ectoplasmiques que nous connaissons aujourd’hui et qui, faute de structuration du cadre, s’épuisent à colmater les brèches inévitables par une répression plus ou moins efficace ». Une réflexion qui dépasse la question du socle et de « l’école fondamentale » pour ouvrir une nouvelle perspective à l’Ecole.

Le HCE demande la création d’une « école du socle commun » regroupant primaire et collège. Vous-même, en 2006, dans « Ecole : demandez le programme », vous aviez souhaité une « école fondamentale » allant de 3 à 16 ans. Comment accueillez vous la demande du HCE ?

Les recommandations du HCE sont significatives et intéressantes : il évolue vers ce que beaucoup – depuis le rapport Langevin-Wallon en 1946 ! – considèrent comme la seule véritable perspective d’avenir pour notre système éducatif : une « école de base » incluant l’ensemble de la scolarité obligatoire et organisée autour d’objectifs clairement identifiés et assumés par la Nation… Cette évolution d’un « conseil » largement désigné par la majorité actuelle de droite vers un modèle lié aux principes du Conseil National de la Résistance, dont cette même majorité démantèle méticuleusement les acquis par ailleurs, est paradoxale ! Certes, il reste quelques étapes à franchir au HCE pour atteindre le degré d’exigence et de cohérence du rapport Langevin-Wallon (le HCE ne propose pas encore la généralisation de la « pédagogie active », ni l’organisation systématique de coopératives scolaires ; il ne prône pas la mise en place d’un vraie pédagogie de l’orientation, ni l’allongement de la scolarité obligatoire à 18 ans, ni même une vraie formation professionnelle des enseignants…), mais il avance doucement et l’on aurait tort de ne pas s’en réjouir !

Cela dit, il me semble important de souligner que le projet d’une « école du socle commun » suppose des changements institutionnels qui ne sont pas à l’ordre du jour. La continuité entre l’école primaire et le collège, la bivalence des professeurs de sixième, voire de cinquième, la restructuration du collège sur une autre logique que le découpage des disciplines, la redéfinition du métier d’enseignant… restent des questions largement taboues. On peut donc nourrir quelques inquiétudes : l’ « école du socle commun » ne risque-t-elle pas d’osciller entre le vœu pieu et la reconstitution d’une « communale » pour le tout-venant tandis que, libéralisation de la carte scolaire aidant, on laisserait se constituer des « écoles d’élite » à côté ? C’est toujours la même dérive préoccupante : le socle pour tout le monde et la statue pour quelques-uns seulement !

Le HCE pense faire l’égalité par le socle commun. Or celui-ci ne pénètre réellement que sous ses aspects bureaucratiques. Que pensez vous du socle ?

Le projet du « socle » peut relever d’une vraie générosité politique et d’une aspiration démocratique authentique. Garantir à toutes et à tous l’acquisition des fondamentaux de la citoyenneté me semble une finalité plus que respectable. Surtout dans un système où, comme le montre bien François Dubet, « les vaincus » de la méritocratie républicaine sont condamnés à une terrible exclusion. Aussi, je comprends parfaitement que nombre de militants progressistes l’aient défendu et le défendent encore.

Mais, effectivement, beaucoup d’enseignants parmi les plus convaincus et les plus attachés à la réussite de leurs élèves disent aujourd’hui leur désarroi devant les extravagances bureaucratiques auxquelles il a donné lieu. Ainsi ce collègue, « pédagogue » au dessus de tout soupçon, m’écrit-il à propos du livret de compétences de collège : « Comment ne pas abandonner cet outil très vite, tant il est illisible pour tout le monde, source de travail (inutile) pour les professeurs et de perplexité pour les élèves ? Ce livret contient des compétences complètement absurdes tellement elles sont générales comme : « manifester curiosité, créativité, motivation, à travers des activités conduites ou reconnues par l’établissement », « faire preuve de sensibilité, d’esprit critique, de curiosité ». J’étais (et reste) favorable à ce livret, explique ce collègue, Mais j’avoue que ces « compétences » là me semblent très difficiles à évaluer. » Et, effectivement, nous payons cher l’effondrement de la recherche et de la formation ! Nous la payons par des confusions invraisemblables entre finalités, buts, objectifs généraux et objectifs opérationnels, entre compétences et capacités, entre critères et indicateurs ! On nous propose des outils qui se prétendent rigoureux, qui sont même parfois totémisés par une administration et des inspecteurs dévots, mais qui font table rase de la culture pédagogique la plus élémentaire ! Des outils qui se prétendent « pédagogiques », mais qui contribuent à ridiculiser la pédagogie comme à nourrir les diatribes des anti-pédagogues. Cette utilisation du « socle » est, pour moi, très préoccupante !

D’autant plus qu’elle s’articule à deux dérives importantes. D’une part, le « socle » n’est décliné aujourd’hui qu’en termes de « compétences » (sans, comme on vient de le voir, aucune définition sérieuse de ce terme), avec, en arrière-fond, le danger de rabattre tout enseignement sur un référent béhavioriste, ce qui, à mes yeux, serait extrêmement grave. Je pense qu’il faut définir « les fondamentaux » en termes de compétences rigoureuses, mais aussi en termes d’ « œuvres » et de « chefs d’œuvres » : des « œuvres », dans tous les domaines de la culture, qui fassent sens pour les élèves et leur permettent de s’inscrire dans une histoire qu’ils pourront contribuer à écrire… et des « chefs d’œuvre », au sens des « Compagnons » : des projets qui permettent de se donner des défis et d’accéder à l’intelligibilité des choses et du monde.

D’autre part, je critique la mise en place du « socle » dans la mesure où, aujourd’hui, elle se juxtapose avec celle des programmes et que les deux logiques cohabitent sous l’œil vigilant, mais terriblement de mauvaise foi, des « contrôleurs » d’une institution qui prônent le « socle » pour tous, mais sont chargés de faire fonctionner le système de distillation fractionnée qui oriente implacablement les élèves les plus fragiles dès la fin de l’école primaire. De plus, on sait bien que ce sont les programmes qui restent et resteront « déterminants en dernière instance »… Car la logique des programmes renvoie aussi bien au « code série », bien repéré par Basil Bernstein comme constitutif de notre système scolaire actuel, qu’à la « forme scolaire » formalisée par Guy Vincent et solidement enracinée dans nos habitus. Sans modification radicale de notre institution, les compétences du « socle » sont et resteront un habillage au mieux sympathique, au pire technocratique, pour un enseignement qui parvient de moins en moins à mobiliser les élèves sur le travail scolaire et refuse de se poser cette question dans sa radicalité fondatrice.

L’Ecole doit-elle donner la même éducation à tous les enfants ou des éducations différentes ?

La question de l’ « éducation commune » renvoie, me semble-t-il, à plusieurs domaines, étroitement liés, mais qu’on peut distinguer, au moins par méthode. Il y a, d’abord, les compétences communes et, au premier chef, bien sûr, les compétences langagières. Oui, je crois qu’il faut viser une maîtrise de la langue française écrite et orale de haut niveau pour tous les élèves. Et ce n’est possible, bien sûr, que par un enseignement différencié, adapté aux besoins de chacun. « L’École fondamentale », c’est d’abord, pour moi, l’école de la langue. Je crois impératif de faire de cela une absolue priorité… Il y a, ensuite, les connaissances communes, celles qui déterminent la capacité à comprendre le monde dans lequel nous vivons : pour faire simple, ce sont les connaissances sans lesquelles un élève de seize ans ne peut pas comprendre correctement les différents articles d’un quotidien national (que ce soit en économie, dans la rubrique culture, les informations internationales ou la chronique météo !). Ces connaissances-là me semblent devoir être acquises par tous, mais, là encore, avec des chemins différents : il faut s’appuyer sur les contextes de proximité, mais sans, bien sûr, enfermer l’élève dans ces contextes, tout au contraire ! Comme le disait Maria Montessori, « se mettre à la portée » ne veut pas dire « se mettre au niveau » et encore moins en rabattre sur le niveau d’exigence et de formalisation… Il y a encore – et ce n’est pas la même chose ! – les œuvres communes : aucune collectivité humaine ne peut survivre comme telle si elle ne partage pas un patrimoine culturel commun. Ce dernier a longtemps été religieux (les « grandes œuvres » de la culture classique n’étaient nullement connues des enfants du peuple) ; il a pu devenir télévisuel ; il ne l’est même plus depuis que les enfants regardent W9 ou NRJ 12 dans leur chambre pendant que leurs parents regardent TF1 ou Arte. Au risque de paraître ringard, je crois nécessaire de définir des œuvres « incontournables » dans notre patrimoine scientifique, littéraire, cinématographique, musical, etc. Et je crois indispensable que des activités différentes permettent à tous les enfants d’accéder à ces mêmes œuvres…

Il y a, enfin, les comportements communs attendus des citoyens d’une démocratie. Le premier de ces comportements est, bien sûr, le sursis à l’acte : tenter de convaincre, d’expliquer, de trouver des solutions communes avant de basculer dans le règlement de compte ou la violence. On ne dira jamais assez la nécessaire obstination éducative, de tous les instants, que requiert ce comportement essentiel ! Il y a aussi ce qu’Edouard Claparède a remarquablement théorisé sous l’intitulé de « probité » et qui comporte, selon lui, les « vertus » nécessaires à la démocratie : la non-infaillibilité (nul n’est infaillible et nul ne peut donc prétendre avoir toujours raison), le non-opportunisme (on ne peut changer de conviction en fonction de ses intérêts du moment), l’impartialité (il faut employer la même balance pour peser les actes de ses amis et ceux de ses adversaires), le souci de l’information intégrale (on ne doit pas dissimuler une partie de la vérité au détriment d’un adversaire ou en faveur d’un partenaire)… Ces « comportements communs » me semblent aujourd’hui insuffisamment identifiés et valorisés, alors qu’ils devraient constituer le vecteur de toutes les pratiques pédagogiques… L’emploi du terme « compétence » contribue, d’ailleurs, à les faire oublier car la « compétence » se prétend « objective », écartant toute connotation morale. Or, c’est bien de « morale commune », au meilleur sens du mot, qu’il s’agit ici, et tous les pédagogues historiques ont toujours revendiqué cette dimension de l’éducation.

Comment faire pour garantir un niveau convenable d’éducation à tous ? Sur quels leviers peut-on agir ?

Je crois à deux leviers principalement : une évaluation différente et une organisation nouvelle.

Je suis convaincu, en effet, que le système actuel d’évaluation est totalement obsolète. Non seulement parce qu’il est inutilement humiliant pour certains élèves, mais, surtout, parce qu’il n’est en rien rigoureux et constructif. Pour tout dire, il est absurde ! Il n’est pas rigoureux, comme le montrent, depuis des lustres, toutes les études de docimologie. Mais voilà bien un domaine où les chercheurs prêchent dans le désert ! Il n’est pas constructif, parce qu’il ne permet pas vraiment à l’élève d’améliorer ses performances, parce qu’on paye un mauvais travail d’une mauvaise note quand on devrait aider chacun à se corriger et à progresser. Il est absurde parce que nous nous obstinons à faire des moyennes entre une note de français et une note de physique quand il s’agit de deux disciplines hétérogènes et que compenser l’une par l’autre n’a strictement aucun sens…

On me dit que « l’évaluation par compétences » du « socle » va remplacer le système actuel de notation. Je ne crois cela ni possible ni souhaitable. Pas possible parce que nous assistons toujours au retour du refoulé et que nous voyons systématiquement fleurir les sommes de compétences et les équilibres subtils entre les « piliers ». Pire encore : en l’absence – avérée – d’un système de correspondance entre les tâches scolaires et les compétences du « socle » (« faire une rédaction », « dessiner une carte de géographie », c’est combien de compétences et lesquelles ?), le risque est majeur de voir cohabiter une évaluation formelle des « compétences » à côté de la notation traditionnelle… Mais, de plus, je ne crois pas que « l’évaluation par compétences » soit souhaitable, car, disons-le tout net, une « compétence », ce n’est pas très mobilisateur pour un élève ! D’autant plus que l’acquisition d’une compétence n’est repérable que dans le cadre de son transfert décontextualisé et qu’elle ne peut pas faire l’objet d’une représentation claire avant d’être maîtrisée.

C’est pourquoi je crois plutôt à une évaluation par « unités capitalisables », sous formes de « chefs d’œuvre » à réaliser dans chaque « cycle » et qui constitueraient autant de défis pour l’élève. Cela n’interdirait pas l’utilisation par l’enseignant d’un « référentiel de compétences » comme « tableau de bord » des acquisitions, mais cela serait autrement mobilisateur et « éducateur », au sens fort du terme, pour les élèves. Et l’on a bien vu, avec les Travaux Personnels Encadrés, que nous n’étions pas là en pleine utopie ! De plus, une évaluation par unités capitalisables permettrait de sortir de la sempiternelle opposition entre examen final et contrôle continu. On sait, en effet, que, si l’examen final n’a aucune cohérence docimologique et pédagogique, le contrôle continu est suspecté, lui, d’autoriser l’arbitraire de « la tête du client » et de faire le lit de la privatisation du système par le biais de « diplômes-maisons ». Les unités capitalisables, elles, sont un système cohérent pédagogiquement, extrêmement exigeant pour les élèves et qui peut présenter toutes les garanties d’objectivité en matière d’évaluation. C’est aussi le seul système qui permet une différenciation vraiment structurée…

Nous en arrivons ainsi au deuxième levier qui me paraît essentiel : la constitution, au sein des collèges, d’ « unités pédagogiques fonctionnelles » dans lesquelles un groupe d’une centaine d’élèves est confié à une équipe de professeurs qui n’ont que ces élèves-là en responsabilité. Ainsi pourrait-on construire un cadre véritablement structurant, organiser des activités pédagogiques pour coller le mieux possible aux exigences scolaires et aux besoins des élèves, mettre en œuvre un accompagnement personnalisé et une évaluation par unités capitalisables. On pourrait, enfin, repenser des rituels forts, significatifs, et au pouvoir symbolique suffisant pour, dans une société régie par des principes opposés avec ceux qui structurent « l’ordre scolaire », faire exister et rendre concrets les principes de l’École : la suspension de la violence et de la pulsion, la recherche de la vérité, la fécondité de l’erreur, le travail sur le long terme, l’appropriation d’une culture à travers son histoire, le respect du savoir et de l’interlocution d’autrui…

Dès lors qu’une véritable équipe de professeurs aurait en charge un ensemble d’élèves, dans des locaux identifiés et adaptés, avec une souplesse d’emploi du temps et une liberté d’organisation associées à la fermeté d’un pilotage pédagogique, elle pourrait faire exister une véritable « institution scolaire » en lieu et place des collèges ectoplasmiques que nous connaissons aujourd’hui et qui, faute de structuration du cadre, s’épuisent à colmater les brèches inévitables par une répression plus ou moins efficace… Je suis frappé, en effet, par la déstructuration, la désarticulation, l’atomisation de l’institution scolaire, au point que sa cohérence n’est plus perceptible ni par les élèves, ni par les parents, ni par les professeurs eux-mêmes. C’est que nous avons très largement abandonné la perspective d’une cohérence institutionnelle verticale garantie par une autorité centrale clairement identifiée par tous les acteurs, mais sans construire une autre forme de cohérence. Conséquence : l’établissement scolaire, et le collège en particulier, n’est plus structuré comme une « maison d’enseignement » à la finalité identifiée, aux règles de fonctionnement stabilisées ; il n’est qu’une juxtaposition de cours, de classes, de coagulations provisoires, de trajectoires qui s’entrecroisent ou s’entrechoquent plus ou moins violemment. Nous avons banni la verticalité sans organiser l’horizontalité. Nous avons détruit une institution pyramidale probablement obsolète, sans construire des institutions horizontales qui permettent d’apprendre, d’apprendre ensemble et de se former à devenir un sujet autonome dans un collectif solidaire. Soit nous ré-institutionnalisons le collège, soit nous courrons à l’auto-destruction de ce qui n’est plus qu’une coquille vide.

Aujourd’hui il y a de fortes inégalités de réussite entre les collèges et même entre les écoles. Comment diminuer ces écarts ?

Cette question ne relève pas exclusivement, bien sûr, de la pédagogie ni même de l’organisation de l’institution scolaire. Même si le travail des acteurs peut diminuer les écarts notablement, ces derniers restent massifs et massivement liés aux problèmes économiques, urbanistiques, sociaux. Cela ne signifie pas que nous devions céder au fatalisme, mais bien que nous devons penser l’école dans son territoire.

Un des aspects les plus pervers du mythe de l’école républicaine est de nous laisser penser que les établissements y étaient en quelque sorte en apesanteur géographique, des « sanctuaires » entièrement coupés de leur environnement et dévolus à une mission que l’architecture des « grands lycées » de centres-villes – entre la caserne et le couvent – exprimait bien : l’ordre du rang et le silence de la pensée ! Or, les établissements scolaires n’ont jamais été coupés de leur environnement : les « grands lycées » vivaient en osmose parfaite avec leur quartier et fleuraient bon « le charme discret de la bourgeoisie ». Exporter un tel système dans un environnement radicalement différent et espérer en reproduire le fonctionnement à l’identique relève de la plus totale illusion. Et reconstitue, inexorablement, les étapes de la ségrégation urbaine. C’est donc à cette ségrégation urbaine qu’il faut s’attaquer d’abord. Même si c’est, de toute évidence, un chantier complexe et à long terme… mais, il faut bien le dire – et c’est cela qui peut être désespérant – un chantier aujourd’hui complètement à l’abandon.

Dans un premier temps, cependant, on pourrait peut-être s’entendre sur la nécessité de ne pas dépasser, dans un quelconque collège, un quart d’élèves en grande difficulté. On sait, en effet, qu’au delà de ce pourcentage, les choses deviennent problématiques. Si l’on excepte quelques zones urbaines très sensibles et la Seine Saint-Denis, il ne semble pas impossible d’effectuer des regroupements d’établissements pour parvenir à cet équilibre… en faisant en sorte, bien sûr, que l’enseignement privé prenne sa part dans ce redéploiement des élèves. Mais, là encore, ce n’est pas la voie sur laquelle nous nous engageons, bien au contraire, puisqu’on sait que la disparition progressive de la carte scolaire accroît aujourd’hui les phénomènes de ghettoïsation.

Enfin, bien sûr, si l’on veut lutter contre les écarts, il faut reprendre très sérieusement la formation des enseignants et en faire une absolue priorité, comme il faut stabiliser les équipes, en particulier dans les collèges difficiles, en offrant des décharges significatives aux professeurs qui s’investissent (les professeurs principaux, par exemple), en dotant les enseignants de ZEP d’un « crédit formation continue » très significatif et en organisant l’accompagnement pédagogique des équipes sur la durée… Toutes choses bien identifiées maintenant et désespérément écartées par les ministres qui viennent de se succéder.

Certains, comme J.-F. Copé, président du groupe UMP à l’Assemblée, peut-être bientôt premier ministre ou ministre de l’Éducation nationale, rêvent de rétablir l’examen d’entrée en sixième pour garantir aux élèves la maîtrise des fondamentaux. Qu’en pensez-vous ?

Un examen ne garantit jamais un niveau, il distingue ceux qui l’ont atteint et écarte les autres. Ce qui garantit le niveau, c’est la rigueur des pratiques pédagogiques au long cours. La proposition de Jean-François Copé est un nouvel avatar – et ce ne sera pas le dernier – de ce qui constitue le noyau dur de la pensée réactionnaire en éducation : la confusion entre la sélection et la formation. C’est cette confusion qui constitue l’implicite de bien des propositions de « réformes » aujourd’hui et de la frénésie évaluative qui s’est emparé de notre système : on multiplie les évaluations comme des obstacles dans un parcours du combattant pour activer le « darwinisme éducatif ». On imagine que ces évaluations formelles vont « faire travailler les élèves », quand l’expérience montre que la mobilisation sur des épreuves scolaires et la capacité à en comprendre les règles du jeu est loin d’être équitablement répartie dans le champ social. On prétend que la multiplication des évaluations permet la mise en place de remédiations quand, dans l’immense majorité des cas, elle autorise à répéter à l’infini ce qui a précisément produit l’échec. On proclame qu’on veut de la rigueur quand on choisit simplement la facilité.

La question est, pour moi, de renforcer les apprentissages, en particulier dans le domaine de la maîtrise de la langue. Elle est de définir clairement des priorités, tant dans les objectifs que dans les méthodes. Elle est d’organiser les apprentissages de manière personnalisée comme aurait pu le permettre la formule des cycles à l’école primaire, torpillée et abandonnée par la droite depuis belle lurette. Elle est dans une formation renforcée des enseignants et un meilleur travail d’équipe. Elle est, enfin, dans notre capacité collective de faire des savoirs scolaires des « objets de désir » et non des « objets de dérision » dans un monde dominé par les seules valeurs marchandes.

Derrière il y a la question de la finalité du collège. On a longtemps dit qu’il avait le défaut de se caler sur le lycée ce qui rendait le fossé école – collège très difficile à franchir. Mais n’est-ce pas un objectif légitime en 2010 de préparer une tranche d’âge à poursuivre au lycée et à aller jusqu’au bac ?

Sans aucun doute, avons-nous besoin d’élever le niveau de qualification de toute une tranche d’âge. Pour autant, je ne crois pas que le lycée et, a fortiori, les classes préparatoires aux grandes écoles, puissent servir de matrice au collège. Une véritable « École fondamentale », garante de l’acquisition des fondamentaux de la citoyenneté, ne peut être structurée sur la base d’une spécialisation épistémologique ou professionnelle. Cette spécialisation est légitime dès lors qu’elle s’effectue dans le cadre d’une « pédagogie de l’exploration-orientation », et elle ne doit pas intervenir prématurément, avant que ne soient consolidés les savoirs fondamentaux. Comme l’affirmait le rapport Langevin-Wallon, « la culture générale représente ce qui unit les hommes tandis que le profession représente trop souvent ce qui les sépare. Une culture générale solide doit donc servir de base à une spécialisation professionnelle. » D’autant plus que la fonction de l’École aujourd’hui est, plus que jamais, de travailler sur ce qui relie les hommes…

Reste, bien sûr, la très grave question des 140 000 jeunes qui décrochent de l’École sans qualification. C’est presque un jeune sur cinq et c’est intolérable. On a déjà dit, à cet égard, l’immense chantier que représente la « revalorisation du lycée professionnel ». Nous n’avancerons, sur ce sujet, que si l’orientation vers le lycée professionnel ne se fait plus par défaut mais par un choix positif et assumé. Et cela suppose, on le sait bien, un enseignement au collège d’une technologie ouverte vers les métiers qui permette une véritable découverte des secteurs professionnels… bien mieux et bien plus qu’un petit stage de fin de troisième, quand tout est joué et qu’on sollicite les copains des parents pour trouver une place ici ou là !

Mais, à la lumière de ce que j’ai travaillé ces mois derniers en tant que vice-président de la Région Rhône-Alpes, il me semble que, parallèlement à la lutte contre le décrochage scolaire qui relève de l’Éducation nationale et qui exige plus de rigueur dans les pratiques pédagogiques ainsi qu’une véritable « éducation aux choix », nous devons travailler aujourd’hui sur de véritables plans d’aide au raccrochage. Non qu’il n’existe pas des dispositifs pour cela, mais parce qu’ils constituent un ensemble bien trop hétéroclite et illisible. Entre la « pédagogie récurrente », trop peu connue et utilisée, les « écoles de la deuxième chance », l’apprentissage, l’insertion par l’activité économique, les stages de remise à niveau, la multitude de formations qualifiantes, le service civique… il n’y a guère de coordination et de passerelles ! Entre les Missions générales d’insertion, les Missions locales, les Centres d’information jeunesse, les services régionaux, les contacts ne sont que tangentiels. Certes, on voit se constituer aujourd’hui des groupes de coordination départementaux qui, sous l’autorité du préfet, auront vocation à repérer les décrocheurs et à coordonner les propositions qui leur sont faites. Mais tout cela est encore trop technocratique, n’implique pas suffisamment les différents partenaires dans des actions communes, ne mobilise pas vraiment le tissu formatif, associatif et économique. De plus, on considère encore ces questions comme relevant d’un « traitement social », alors qu’il s’agit d’une question d’éducation et de la mise en place d’une véritable politique de formation tout au long de la vie. Le droit à la formation initiale différée ne doit pas être mégoté aux jeunes sortis sans qualification. Il doit être affiché, clairement, comme une priorité, et susciter une mobilisation conjointe de tous ceux qui peuvent s’y impliquer. C’est, à mes yeux, un enjeu vital ! Et – contrairement à ce que certains oiseaux de mauvais augure pensent – cela n’exonèrera pas l’Éducation nationale de ses devoirs dans ce domaine, mais constituera pour elle, dès lors qu’elle sera associée pleinement, un véritable aiguillon pour progresser.

Dans le projet du HCE on note le retour à un « 10% » de moyens géré au niveau de l’établissement. Qu’en pensez-vous ?

C’est, à mes yeux, une mauvaise manière de résoudre une vraie question. C’est vrai qu’il y a une rigidité excessive dans l’utilisation des moyens par les établissements, mais ce n’est pas en opérant une partition artificielle entre les 10% qui leur seraient octroyés et les 90% qui resteront définis par les critères technocratiques de la machinerie institutionnelle qu’on avancera vraiment.

Nous vivons une situation ubuesque aujourd’hui : il y a un jacobinisme absolu sur les moyens et sur l’organisation des enseignements, associé à un libéralisme de plus en plus radical sur les politiques des établissements, en particulier en matière de recrutement des élèves, de formation citoyenne, de politique de documentation et d’orientation, de travail avec les familles, etc. Comme nous l’avions formulé lors de la consultation sur les lycées de 1998, il convient d’être beaucoup plus directif sur les finalités et beaucoup plus responsabilisant sur les modalités. Les finalités des établissements, leur politique éducative, doivent correspondre à un cahier des charges républicain ; cela doit se traduire par des chapitres obligés du projet d’établissement. Mais, sur les moyens, on peut être beaucoup moins directif et aller progressivement vers des dotations annuelles globalisées gérées par des équipes en fonction des besoins qu’elles repèrent et des stratégies qu’elles choisissent de mettre en place. Concrètement, je suis partisan de proposer aux collèges volontaires de mettre en place une ou des « unités pédagogiques fonctionnelles » confiées à des équipes de professeurs qui disposeraient, dans ce cadre, d’un accompagnement pédagogique rigoureux et d’une liberté beaucoup plus grande dans l’usage de leurs moyens.

A quelques mois des présidentielles, sur la question du collège unique, du socle commun, les politiques semblent divisés, aussi bien à gauche qu’à droite. L’École sera-t-elle à nouveau la grande absente du débat politique ?

Si c’était le cas, ce serait dramatique ! Car le risque est réel d’une politique au fil de l’eau qui laisse se creuser les écarts en se donnant la bonne conscience que procure l’utilisation d’un jargon de « management pédagogique »… qui n’a véritablement rien à voir avec la véritable pédagogie ! Il faut, enfin, poser les questions clés, même si elles fâchent ! Il faut que les questions scolaires soient vraiment l’objet de scénarios alternatifs globaux et lisibles sur lesquels les citoyens puissent se déterminer. J’espère que nous y parviendrons à l’occasion des prochaines échéances électorales…

Mais j’aimerais aussi que ce soit l’occasion de débattre des questions éducatives au-delà des problèmes spécifiquement scolaires. Comment peut-on parler sérieusement de l’École sans évoquer notre politique culturelle, les enjeux liés au développement des médias, les questions de la parentalité et, bien sûr, la formation tout au long de la vie ? Derrière tout cela, c’est bien notre projet de société qui est en jeu et la définition de nos « valeurs » : les place-t-on dans l’argent et la marchandisation ou dans le partage des connaissances et la solidarité entre les personnes, les générations et les peuples ? Veut-on, enfin, une démocratie dans laquelle des sujets puissent débattre ensemble du « bien commun » ? Si oui, la tâche est immense. Raison de plus pour s’y mettre très vite !

Philippe Meirieu

Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2

Vice-président de la Région Rhône-Alpes

délégué à la formation tout au long de la vie

Propos recueillis par François Jarraud

Réformer le collège : sommaire du dossier