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Par Jeanne-Claire Fumet

La directrice de l’INHA (Institut National d’Histoire de l’Art), Antoinette Le Normand-Romain, lançait mardi 3 mai sa toute nouvelle collection, Lire-Voir-Faire, accompagnée de Matthieu Potte- Bonneville, président du CIPh (Collège International de Philosophie) et de Thierry Verret, directeur des éditions Orphys. La collection, composée de petits ouvrages abordables au visuel très soigné, propose d’approcher des œuvres (Voir), des techniques (Faire) et des concepts (Lire) artistiques dans un discours plurivoque, susceptible de déstabiliser les positions théoriques admises. Une gageure, donc : faire coexister les contributions d’auteurs venus d’horizons intellectuels très différents. Mais les commentaires échangés lors de la présentation des premiers titres laissent bien augurer de ces rapprochements inattendus.

Le premier volume de Voir, Louise Bourgeois « Three Horizontals », rassemble les textes de Fabien Danési, historien d’art, Evelyne Grossman, spécialiste de théorie littéraire et Frédéric Vengeon, philosophe. Frédéric Vengeon avoue le caractère très subjectif du choix de cette œuvre qui l’avait frappé lors d’une rétrospective. Le jeu sur l’horizontalité s’y s’inscrit dans une tradition très ancienne (les figures allongées, des Étrusques à Maillol, le monument sur socle, la technique de la ronde-bosse) que l’artiste prend pourtant à contrepied point par point : le socle n’est pas piédestal, les corps sont mutilés, la matière est le contraire du marbre. La sculpture rappelle la tradition et se situe contre, faisant intervenir des modes de visibilité et de production d’images propres à la société contemporaine, qui ont imprimés au fond de nos mémoires et nos rétines ces corps naufragés, blessés, explosés qui qu’évoque « Three Horizontals ». Fabien Danési, lui, confronte le travail de la plasticienne à d’autres schémas de pensée de la sphère culturelle des années 70-80 (Bataille, Deleuze et Guattari, la psychanalyse). Il souligne l’intérêt de rassembler des contributions si diverses pour mettre en lumière le déplacement intellectuel et sensible qui opère dans le travail d’interprétation, par la sélection de l’information et l’influence du champ d’étude. Pour E. Grossman, toute interprétation est d’avance vouée à l’échec : on ne peut qu’essayer de voir comment Louise Bourgeois travaille, en recyclant de manière très contemporaine les thèmes de la psychanalyse et les fantasmes liés à sa vulgarisation – comme les peintres de la Renaissance reprennent inlassablement les mêmes thèmes religieux.

« Du fragment », premier opus de Lire, associe un texte d’Antoinette Le Normand-Romain, directrice de l’INHA, sur les figures partielles dans l’œuvre de Rodin et la réédition d’un essai de Pierre Pachet sur les fragments dans la littérature grecque. Chez Rodin, la figure partielle résulte d’une démarche assumée : retirer peu à peu ce qui lui paraît superflu pour arriver à l’essentiel, dans un dépouillement résolument novateur. L’incomplétude prend figure d’un réel aboutissement pour l’artiste, qui expose ses sculptures partielles dès 1895 – à son grand dam, car le public désarçonné ne l’a pas suivi sur cette voie. Les fragments grecs résultent quant à eux d’une perte et d’une mutilation, rappelle Pierre Pachet, mais qui ouvrent un champ infini à la pensée et à l’interprétation ; ainsi du glukupikros eros, l’amour doux-amer, repris et conservé d’un poème perdu de la poétesse Sappho, dont la force d’évocation se nourrit aussi de la nostalgie de la perte du poème.

Pour Matthieu Potte-Bonneville, collaborateur de la série Voir, cette nouvelle collection présente l’intérêt majeur d’inviter à croiser les discours de la philosophie, de l’histoire, de la psychanalyse, de la littérature, afin de voir comment une œuvre fait écho entre ces regards – et les déconcerte en même temps. Ainsi Louise Bourgeois et ses corps démembrés intéressent aussi la pensée éthique et politique, l’incomplétude fragmentaire questionne aussi le souci de la totalité et soulève le problème du trauma comme source de l’interrogation et de l’écriture. Mais le CIPh n’envisage pas d’intervenir dans la série Lire, où on l’attendrait pourtant : une relance de la politique éditoriale, avec une nouvelle collection de brefs essais autour d’enjeux contemporains, politiques, épistémologique, esthétiques (il devrait y être question de la fin du monde, du post-colonial, de grandes figures comme Jacques Rancière ) à paraître dans les prochains mois, et le passage en ligne de la revue mensuelle Rue Descartes donnent aux auteurs du CIPh « bien assez de lieux pour écrire » précise en riant son jeune président.

La série Voir, annonce Élisabeth Lemirre qui coordonne les travaux de la collection, se poursuivra par la Messe de St Grégoire (anonyme, Mexique XVIème siècle), Via Appia (gravure de Piranèse) et le Pont transbordeur de Marseille, de Moholy-Nagy. La série Faire débutera par une étude sur l’Histoire d’une rivalité : fonte au sable, fonte à cire perdue et la série Lire se poursuivra avec Deux leçons de peinture d’OttoDix.

Liens :

Le site en ligne de l’INHA

http://www.inha.fr/

LIRE : Du fragment, par Antoinette Le Normand-Romain et Pierre Pachet – ISBN 978-2-7080-1288-2, 72pages.

http://www.ophrys.fr/detail.php?idOuvrage=697

VOIR : Louise Bourgeois, « Three Horizontals », par Fabien Danési, Evelyne Grossman, Frédéric Vengeon – ISBN 978-2-7080-1290-5, 72 pages.

http://www.ophrys.fr/detail.php?idOuvrage=699

Le site en ligne du CIPh

http://www.ciph.org/