Par Jeanne-Claire Fumet
L’information a couru comme une trainĂ©e de poudre : 3000 copies de philosophie du bac seraient en attente, sans professeurs pour les corriger. Une situation inĂ©dite qui a donnĂ© lieu Ă des situations que l’on pourrait juger cocasses – paquets de copies apportĂ©es par coursiers dans les salles de rĂ©unions d’entente, inspecteurs de philosophie contraints d’assurer la distribution, bon grĂ© mal grĂ©, aux enseignants volontaires, spĂ©culation sur les moyens palliatifs Ă envisager : retraitĂ©s, vacataires, Ă©tudiants – si l’enjeu et les consĂ©quences n’Ă©taient pas aussi graves. L’enjeu d’abord, car c’est le travail des Ă©lèves et de leurs enseignants qui est ainsi traitĂ© sans beaucoup d’Ă©gards ; consĂ©quences, ensuite, parce que l’image du bac en sortira un peu plus ternie aux yeux de l’opinion . Les responsables des deux principales associations de professeurs de philosophie, l’APPEP et l’ACIREPh nous ont fait part de leur analyse de la situation. Leur analyse des causes est proche, mais leurs conclusions divergent.
Pour Nicolas Franck, vice-prĂ©sident de l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public (APPEP), les raisons de cette situation tiennent principalement aux rĂ©ductions de postes d’une part et d’autre part Ă un manque d’organisation inattendu de la part du SIEC, dont l’efficacitĂ© n’a jamais Ă©tĂ© en dĂ©faut les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Autre paramètre : des examens et concours type BTS qui mobilisent des correcteurs et dont les dates coĂŻncident cette annĂ©e avec celles du bac.
« A Versailles, on a vu des coursiers arriver dans les salles avec des paquets de copies qu’ils proposaient aux professeurs, sans plus de cĂ©rĂ©monie. Pour les enseignants qui savent l’importance du bac, qui ont Ă cĹ“ur la bonne tenue de cet examen, qui sont largement mobilisĂ©s et soucieux de l’intĂ©rĂŞt des Ă©lèves, cette situation est intolĂ©rable. » A Montreuil, oĂą se tenait la rĂ©union d’entente des correcteurs de l’AcadĂ©mie de CrĂ©teil, ce sont les inspecteurs de philosophie qui ont rĂ©ceptionnĂ© les copies et les ont (non sans embarras, mais en prĂ©cisant tout de mĂŞme qu’elles seraient attribuĂ©es d’office en cas de manques de volontaires) aux professeurs qui en acceptaient la charge.
Des postes supprimĂ©s. « Tout le monde en a assez d’entendre parler des suppressions de postes, souligne Nicolas Franck. Mais il faut quand mĂŞme comprendre qu’on ne peut plus travailler au-dessous d’un certain seuil : on a supprimĂ© entre 50 et 55 postes de professeurs de philosophie depuis 2 ans en rĂ©gion parisienne, dont 35 sur l’AcadĂ©mie de CrĂ©teil. RapportĂ© au nombre de copies, on arrive Ă peu près Ă 8000 copies. Pendant l’annĂ©e non plus, il n’y a pas assez de professeurs : les titulaires remplaçants disparaissent, les absences ne sont pas remplacĂ©es, ou alors par des vacataires. Le nombre de postes au concours est au plus bas depuis la pire pĂ©riode des annĂ©es 70. »
Une dĂ©sorganisation incroyable. « Alors que le SIEC nous avait habituĂ©s Ă une efficacitĂ© remarquable, poursuit Nicolas Franck, on a constatĂ© des dysfonctionnements incroyables cette annĂ©e : les convocations ne sont pas arrivĂ©es pour un certain nombre de collègues, qui se sont d’eux-mĂŞmes signalĂ©s au SIEC, sachant que tout le monde est requis pour la correction. D’autres examens ont Ă©tĂ© programmĂ©s inopportunĂ©ment au moment du bac, mobilisant des correcteurs sur d’autres Ă©preuves. Le SIEC travaille habituellement avec l’Inspection de philosophie et les associations de professeurs. C’est la première fois qu’il n’y a pas de concertation. On n’ a jamais vu un tel dĂ©sordre. »
Ou de la nĂ©gligence voulue ? Peut-on penser Ă un sabotage de l’examen, qui permettrait, en le discrĂ©ditant, de faciliter sa suppression sans heurts, par simple obsolescence ? Pour Nicolas Franck, cela va plus loin : «Il y a une sorte de nĂ©gligence gĂ©nĂ©rale qui semble vouloir faire penser que l’Ă©ducation publique n’est plus possible, une volontĂ© gĂ©nĂ©rale de casser l’Éducation nationale. Il ne faut pourtant pas grand-chose pour que ça marche, mĂŞme pour le bac : il repose sur le dĂ©vouement de l’ensemble des professeurs, sur l’idĂ©e que c’est important que ça fonctionne bien. Mais lĂ , tout semble fait pour nuire Ă l’ensemble de l’Ă©ducation. On reproche aux professeurs de ne pas ĂŞtre prĂ©occupĂ©s de l’intĂ©rĂŞt des Ă©lèves, les candidats entendent que leurs copies ne seront pas corrigĂ©es, qu’elles sont Ă la dĂ©rive. La situation est vraiment scandaleuse et profondĂ©ment choquante pour nous, quand on sait que tout est sabotĂ© en amont. » Une situation dĂ©testable, en tout cas, pour les enseignants et les Ă©lèves dont l’examen vient valider une annĂ©e de travail en philosophie.
Acireph : Repenser l’examen…
Pour CĂ©cile Victorri, prĂ©sidente de l’Association pour la CrĂ©ation d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie (Acireph), le problème se pose en des termes un peu diffĂ©rents. Si elle rappelle que le nombre de copies par correcteur est en baisse, mais que les dĂ©lais de correction sont de plus en plus brefs au fil des annĂ©es, elle s’inquiète surtout des modalitĂ©s de recrutement annoncĂ©es pour les correcteurs supplĂ©mentaires.
Fonds de tiroir… « On racle les fonds de tiroirs, indique-t-elle, jusqu’Ă recruter des contractuels et des retraitĂ©s, d’après les dĂ©clarations de M. MaĂ«s (Inspecteur de philosophie acadĂ©mie de Versailles). Il n’y a aucune rĂ©serve de correcteurs pour les arrĂŞts maladies ou les autres problèmes. Comment expliquer que les professeurs en exercice ne soient pas en nombre suffisant pour corriger le bac ? »
Des suppressions passĂ©es et Ă venir. L’explication, comme pour son collègue de l’APPEP, n’a rien de mystĂ©rieux : « Cette situation est la consĂ©quence du non remplacement des professeurs qui partent Ă la retraite, du peu de postes aux concours, bref : des suppressions de postes. Et d’autres sont encore prĂ©vues Ă l’avenir, alors que le nombre de candidat au bac augmente. »
La prĂ©sidente de l’ACIREPh souligne Ă©galement la culpabilisation systĂ©matique des enseignants, sommĂ©s de pallier les carences des organisateurs institutionnels : « On a le sentiment que l’intĂ©rĂŞt des Ă©lèves n’est plus dĂ©sormais que l’affaire des seuls professeurs de philosophie, remarque-t-elle. C’est la raison toujours invoquĂ©e pour nous faire assumer des problèmes dont d’autres portent la responsabilitĂ©. La plupart des copies en surnombre ont Ă©tĂ© prises en charge par des collègues qui en avaient un peu moins Ă corriger, ou qui sont prĂŞts Ă en corriger plus. »
Des paquets de copies brandis dans la cour. « Nous avons parĂ© au plus urgent, sur la demande de l’Inspection, reconnaĂ®t CĂ©cile Victorri, alors que le principe mĂŞme est inadmissible. Les paquets de copies brandies dans la cour et offerts au premier venu, une dĂ©sorganisation complète, des correcteurs qui devraient – mais ne pourront Ă©videmment pas – ĂŞtre prĂ©sents en mĂŞme temps Ă deux jurys ! Manifestement le SIEC est pris en dĂ©faut, et ce sont les correcteurs qui doivent rĂ©parer les dĂ©gâts », conclut-elle.
Repenser les Ă©preuves et le programme. Au-delĂ de ces questions ponctuelles, CĂ©cile Victorri entend dĂ©noncer un problème plus profond : « A l’Acireph, rappelle-t-elle, nous continuons Ă penser que le problème de la correction du bac n’est pas la rĂ©partition des copies. Les sujets de cette annĂ©e sont redoutables, en particulier pour les sĂ©ries techniques (voir communiquĂ© ci-dessous), ce qui rend l’Ă©valuation d’autant plus difficile. » La vraie prioritĂ©, pour l’Acireph, reste donc de repenser profondĂ©ment les Ă©preuves et les programmes de philosophie.
CommuniquĂ© de l’ACIREPH
Des sujets de philosophie « hors programme » pour les séries technologiques
Deux des trois sujets de philosophie au choix proposĂ©s aux Ă©lèves des sĂ©ries technologiques cette annĂ©e Ă©taient tels qu’un Ă©lève sĂ©rieux, voire exemplaire aura le plus grand mal Ă faire reconnaĂ®tre son mĂ©rite dans sa copie. Le premier est le sujet de dissertation : « L’art est-il un moyen d’accĂ©der Ă la vĂ©ritĂ©? ». Le programme, bien qu’il autorise un tel sujet, invite les professeurs Ă traiter l’art et la vĂ©ritĂ© sĂ©parĂ©ment et dans des problĂ©matiques tout Ă fait distinctes : la vĂ©ritĂ© en rapport avec « la raison et la croyance » ou « l’expĂ©rience », et « l’art et la technique » en rapport avec « la culture ». Les Ă©lèves qui auront pris la peine de travailler des cours conformes Ă cette organisation du programme ne pourront certainement pas faire valoir leur travail dans leur copie de bac. S’ils reprennent des Ă©lĂ©ments de cours, ces derniers seront sans rapport avec le sujet ; et sans un cours sur le rapport entre art et vĂ©ritĂ©, la question ne peut que leur paraĂ®tre tout Ă fait Ă©nigmatique. Il n’en va pas autrement du sujet texte : il s’agit de commenter un texte de Bergson sur la conscience et la libertĂ©, alors que non seulement la conscience n’est pas au programme, mais encore dans ce dernier, la libertĂ© est associĂ©e aux notions de droit et justice, et de bonheur, ce qui appelle des problĂ©matiques tout Ă fait diffĂ©rentes. Bien sĂ»r les Ă©lèves « pourraient faire des liens » entre les diffĂ©rentes parties du cours ; bien sĂ»r ils « devraient possĂ©der suffisamment les mĂ©thodes pour Ă©laborer des problĂ©matiques inĂ©dites » ; bien sĂ»r…
Mais une fois de plus nous pourrons vérifier qu’ils ne l’ont pas fait. A qui la faute ? Ces sujets sont d’autant plus scandaleux que les élèves des séries technologiques sont les moins bien armés pour traiter des questions sur lesquelles ils n’ont pas de connaissances précises : cela exige une habileté rhétorique, et une maîtrise des méthodes qu’ils ne peuvent acquérir en une année, avec 2h de philosophie hebdomadaire.
Ce scandale n’est pas imputable à ceux qui ont élaboré les sujets, il est la conséquence de l’échec de toutes les tentatives de réformes de l’enseignement de la philosophie. Voilà des années que notre association de professeurs de philosophie au lycée dénonce un programme sans contours clairs et précis, et la conséquence qui en découle régulièrement dans les sujets donnés au bac : des sujets qui sont sans rapport avec le travail de l’année, et qui ne permettent pas aux élèves, même les plus sérieux, de mettre en valeur leurs acquis.
Puisqu’une réforme de certaines séries technologiques est annoncée, nous demandons que ce scandale cesse et qu’on définisse enfin un programme scolaire déterminé et des épreuves que les élèves puissent réussir s’ils font ce qu’ils doivent.
Rien de mieux que l’espoir raisonnable d’une telle réussite pour donner aux élèves l’envie de travailler la philosophie.
Liens :
L’Acireph veut faire Ă©voluer l’enseignement de la philosophie