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Membre du comité de pilotage de l’expérimentation sur les manuels numériques, inspecteur général, Michel Hagnerelle fait le point sur la réflexion menée par l’éducation nationale sur le numérique à l’école. Une approche devenue plus prudente qui rappelle l’exigence scolaire de structurer les apprentissages, de fuir le zapping de la société. Pour M Hagnerelle, il faut laisser à l’institution le temps de maîtriser son évolution.

On voit des associations d’enseignants, comme l’Apses, proposer un manuel numérique pour contourner le programme officiel. On voit aussi les manuels numériques transiter par les ENT. Le manuel numérique est-il appelé à déplacer les frontières éditoriales ? A qui appartiendra-t-il ?

Pour l’instant les éditeurs privés se sont engagés avec doigté dans l’édition de manuels numériques compte tenu de la faiblesse du marché. Les éditeurs travaillent prudemment et proposent de nouveaux outils numériques à un rythme lent. Mais il est certain que le numérique va amener d’autres producteurs que les éditeurs. On a vu des manuels mutualistes arriver avec le soutien de quelques éditeurs. C’est une autre forme de production. On peut penser, en observant certains progrès, que d’autres entreprises privées, par exemple des géants, s’engagent aussi dans la production d’outils numériques pour l’enseignement. On n’est donc qu’au début d’un phénomène et dans l’avenir il faut s’attendre à voir apparaître de nouveaux réseaux de production d’outils numériques pour l’enseignement.

Et puis il y aura le robinet des espaces numériques de travail (ENT) entre la production de contenus et l’enseignant. Cela va donner du pouvoir au ministère sur les manuels ?

Faire le choix des ENT pour accéder aux manuels numériques a été une hypothèse forte de l’expérimentation que nous menons à la Dgesco (direction de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale). Il nous a semblé que dans l’avenir les ressources pédagogiques seront en ligne (et non sous forme de cédérom). Par conséquent le choix de l’ENT s’est imposé comme vecteur pour les manuels numériques. Mais on s’est aperçu aussi que l’ENT est complexe, qu’il varie d’une version à une autre, par exemple entre éditeurs, et cela a posé des problèmes techniques supplémentaires. L’expérimentation nous a servi à progresser aussi dans cette direction. De toutes façons les ENT sont développés par les collectivités, pas par le ministère.

N’y a-t-il pas un risque qu’avec les ENT les enseignants perdent la possibilité de choisir leur manuel ?

On espère que non. Il est impératif que les collègues gardent la possibilité de choisir leur manuel. La France est un pays qui a fait le choix de la liberté d’édition des manuels scolaires. Il n’y a pas de contrôle. C’est d’ailleurs une situation assez rare mais on y tient beaucoup. On ne souhaite pas que des intermédiaires choisissent à la place des enseignants. Mais, si l’ENT n’est qu’un tuyau il y aura quand même une labellisation technique et éditoriale. Il n’est pas exclu que les collectivités locales diffusent sur leur ENT leurs propres ressources. Cela n’empêchera pas la liberté de choix des enseignants.

Doit-on parler de manuels ou de ressources numériques ?

C’est une vraie question. Il faut d’abord dire qu’on aborde la question du numérique prudemment, on n’est pas des tenants du « tout numérique ». L’expérimentation montre qu’il faut être raisonnable. C’est une expérimentation longue (deux ans) et à grande échelle. Elle engage 15 000 élèves, un millier de professeurs dans 69 collèges. C’est une masse importante. On n’a donc pas affaire à des enseignants qui sont en pointe et l’expérimentation ne vise pas à dégager des outils de pointe. On vise des outils qui permettent de généraliser des ressources structurées.

Si l’évolution vers un manuel numérique nous semble inéluctable, elle doit être pensée, mesurée. On emploie cette expression de « manuel numérique » pour les distinguer d’autres ressources numériques. Supprimer le mot prêterait à confusion. Aussi la grande question c’est faut-il continuer à proposer aux élèves des formes de manuel structurées et structurantes ? Et comment concevoir un manuel qui soit réellement pour l’élève et pas pour le professeur ? Aujourd’hui les éditeurs produisent leurs manuels pour les enseignants. Ils correspondent aux usages des professeurs pour leurs préparations de cours ou pour une utilisation en séance comme par exemple en utilisant des ressources du manuel avec un TBI ou un vidéoprojecteur devant les élèves.

C’est intéressant que ces manuels soient à destination des professeurs. Les TBI offerts par les collectivités locales, c’est bien aussi. Ca permet aux enseignants de s’approprier le numérique, c’est une étape nécessaire. Mais on voit bien la limite. Par exemple le fait qu’on ne puisse pas lire le texte depuis le fond de la classe. Ou encore le fait que ça encourage des pratiques magistrales. Ce sont des manuels à l’usage des enseignants. Mais quid de manuels à l’usage des élèves ? Faut-il un outil différent pour le professeur et les élèves ? Quel manuel faudra-t-il pour qu’il serve à la fois pour des usages en classe et à la maison ? Est-ce le rôle des éditeurs privés de faire des manuels pour les enseignants ? Pour les élèves ne faudrait-il pas des outils différents, plus structurants et moins dispersés ? On souhaite que les éditeurs s’engagent dans cette réflexion sur des manuels réellement destinés aux élèves.

Aujourd’hui les enseignants demandent plutôt des manuels numériques où le professeur puisse recomposer les documents, qui soient ouverts. On n’est pas sûr qu’il faille cela pour les élèves. Pour eux il faut un outil structuré. Le manuel modulable n’est intéressant que pour le professeur.

Enfin le manuel numérique rencontre aussi des obstacles matériels. Il faut disposer d’ordinateurs en nombre suffisant pour un usage courant des élèves. Les salles informatiques ne suffisent pas parce qu’il faut que la disponibilité soit assurée. Cela représente un coût considérable. Les ordinateurs actuels sont encore trop lents, trop fragiles pour une utilisation sur une séquence d’une heure. Les tablettes pourraient devenir une solution si elles progressent et on suit de près leur expérimentation. Pour le moment l’outil rapide, pas fragile, d’un usage facile reste encore à inventer.

Enfin il y a les obstacles pédagogiques et ce sont les plus nombreux. L’expérimentation les met bien en évidence. La question principale c’est de savoir si la ressource numérique va aider les élèves à mieux apprendre, à progresser. D’où la question de l’usage aussi à la maison. C’est pour cela que l’année prochaine nous allons étendre l’expérimentation en 4ème mais uniquement avec des conseils généraux qui équiperont les élèves de façon individuelle en ordinateur. Quand on aura résolu la question des ordinateurs alors il faudra savoir combien de temps on passe dessus ? Quels travaux peuvent être faits sur écran ? Comment le professeur doit communiquer avec la classe ? Ca va poser aussi la question du support cahier. Et on se rend compte qu’en fait ca renvoie au mode de fonctionnement de la classe.

Quand on aura répondu à ces questions on sera devant une autre plus importante encore : comment l’élève apprend-il avec le numérique ? C’est un sujet qui reste encore largement inconnu. On se doute bien que les usages quotidiens de l’ordinateur que pratiquent les élèves affectent leur façon de penser. Ils zappent en permanence. C’est très différent de la façon dont on fonctionne à l’école où on fixe plutôt des raisonnements dans la durée. Et l’école doit aussi stabiliser l’attention des élèves.

On fait aussi attention aux réseaux sociaux. Il faut veiller à ce que l’école ne soit pas le lieu où tout est banalisé, qu’elle soit en permanence dans le quotidien de la société.

Pour les élèves des exerciseurs seraient-ils suffisants ?

Il faut un manuel qui permette un exercice intellectuel des élèves et qui corresponde à un usage en classe et à la maison. Le champ reste ouvert. Le manuel numérique sera au pluriel.

Est-ce que finalement le numérique ne remet pas en question l’enseignement magistral frontal ? N’encourage-t-il pas à la pédagogie de projet ?

C’est sûr que les usages du numérique transforment les pratiques de la classe. Mais dans quel sens ? Jusqu’où ? Il faut revenir à l’idée que l’éducation est une mission structurante et que les élèves n’ont pas ces usages scolaires au quotidien. C’est cela notre problème.

Quelle place le jeu peut-il prendre dans ces manuels ?

On a quelques bons outils. Ce n’est pas tellement le jeu lui-même qui est intéressant que les raisonnements intellectuels qu’ils permettent. Ponctuellement ça peut être intéressant. Les éditeurs de jeu ont un vrai savoir-faire que n’ont pas les éditeurs scolaires pour faire passer de la complexité. Ils auraient intérêt à se rapprocher.

L’usage du numérique en classe peut-il individualiser les apprentissages ?

C’est une vraie question et un champ de recherche pour nous. Les TBI ne le peuvent pas. On peut penser que les outils de demain le pourront. Pour le moment on voit les défis à relever. Il n’y aura pas de grand soir du numérique. L’expérimentation nous permet de voir dans une grande échelle les vrais difficultés aussi bien pour les équipements que les pratiques. On travaille avec les éditeurs à des manuels nouveaux avec des fonctionnalités différentes mais qui tiennent compte de ce que les professeurs sont capables de prendre en charge devant les élèves. Même si on est convaincu que le numérique est intéressant il faut dire que ça prendra du temps. Il faudra en même temps faire évoluer le matériel, les pratiques des professeurs, celles des élèves et enfin les examens. Peut-on imaginer une autre façon d’évaluer aux examens ? C’est une question qui reste ouverte.

Les disciplines sont-elles égales devant le numérique ?

Non elles ne le sont pas. Certaines s’adaptent plus facilement comme les SVT, les maths, la physique chimie. Mais tout peut bouger rapidement.

En Angleterre le marché du numérique a été débloqué par un investissement massif de l’Etat. Faut-il la même chose ici ?

En Angleterre l’argent public a surtout servi à acheter des TBI. On est plus prudent à propos du TBI actuel. Il faut aussi faire attention à ne pas équiper massivement d’un coup les établissements parce que ça fige les évolutions. On a plus besoin d’accompagner l’existant et d’expérimenter les usages. Encore une fois il n’y aura pas de grand soir du numérique.

On a d’abord besoin de réflexion pédagogique. Que les professeurs s’approprient les outils. L’expérimentation fait naître des questions, des difficultés. On avance, on trouve des solutions. Mais il faut du temps. On était moins prudent il y a quelques années. On l’est devenu. Le numérique ne va pas tout changer à l’école. Il faut se garder d’évolutions trop rapides, pas maîtrisées. Le numérique à l’école ne suivra pas le rythme du numérique dans la société.

Propos recueillis par François Jarraud

Liens

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