Print Friendly, PDF & Email

Luc Chatel est allé l’étudier jusqu’en Finlande cet été. L’autonomie des établissements secondaires fait partie des objectifs gouvernementaux et est testée à grande échelle dans les établissements ECLAIR. Mais peut-elle éviter la concurrence et le creusement des inégalités ? Pour Jean-Paul Delahaye et Gérard Mamou, qui publient « L’autonomie de l’établissement public local d’enseignement », chez Berger-Levrault, c’est d’abord une opportunité à saisir pour rendre l’Ecole plus efficace, c’est à dire plus à même de suivre des publics scolaires fort différenciés. C’est aussi une façon de renforcer le pilotage. « L’autonomie n’est pas l’indépendance » et l’établissement autonome « cadre bien davantage, et de bien plus près, l’action de ses responsables et de ses personnels ». Sans parler du contrôle des autorités académiques… Reste que dans un pays marqué par plusieurs siècles de concentration administrative, où les données sur les écarts entre établissements restent taboues, l’autonomie reste un pari. C’est aux acteurs de s’en emparer, estiment JP Delahaye et G Mémou. Ils sont conscients que ce n’est pas sans conditions.

Interview de Jean-Paul Delahaye et Gérard Mamou, auteurs et coordonnateurs de l’ouvrage

Votre ouvrage, consacré à l’autonomie des établissements scolaires, vient combler un manque assez incompréhensible tant ce sujet est devenu présent dans les discours institutionnels et tant il suscite de questions et parfois même d’opposition chez beaucoup d’acteurs ou d’usagers du service public. Comment avez-vous travaillé pour aborder un sujet aussi complexe et aussi politiquement sensible ?

J-P.D. et G.M. Nous avons eu la possibilité et il faut le dire la grande chance de pouvoir constituer une équipe d’auteurs avec trois collègues qui ont activement contribué à l’écriture de ce livre : Vassiliki Driancourt, principale de collège, Annie Tobaty, proviseure de lycée et Pierre-Jean Vergès, IA-IPR Établissements et vie scolaire. Nous avons pu ainsi, forts de nos cinq expériences complémentaires, construire une problématique et des analyses permettant d’apporter des réponses de fond, à la fois historiques, juridiques, administratives et pratiques, aux questions qui se posent aujourd’hui sur l’autonomie dans les EPLE. Nous avons aussi utilisé le riche retour d’expériences de treize personnels de direction. Nous espérons ainsi que ce livre, écrit sans langue de bois et qui n’élude donc pas les nombreuses interrogations voire inquiétudes qui se manifestent à propos de l’autonomie, sera utile.

A la lecture de votre ouvrage, on apprend que l’autonomie est en fait une idée très ancienne dans le système éducatif français, car elle y apparaît dès la fin du XIXème siècle.

J-P.D. et G.M. En effet, contrairement à ce que l’on croit parfois, l’autonomie n’est pas une idée récente. On l’a aujourd’hui oublié, mais c’est au moment des grandes réformes de l’enseignement secondaire de 1880-1890 et surtout de 1902 qu’on voit apparaître pour la première fois dans les textes officiels le mot d’autonomie. Il y a donc plus d’un siècle qu’une réflexion a été conduite, sur l’intérêt non seulement d’accorder une autonomie aux établissements scolaires mais aussi de prendre en compte les conditions dans lesquelles doit s’exercer cette autonomie. Il est vrai que pendant très longtemps il n’y a pas eu de traduction concrète de ces premières velléités, probablement parce que le ministère de l’Instruction publique a pu en réalité très bien gérer de façon centralisée l’enseignement secondaire jusque dans les années 1980. Soyons justes avec ce type de fonctionnement, daté historiquement et issu d’une longue tradition de centralisme qui remonte en fait à l’Ancien Régime : il a permis la massification, une certaine démocratisation de l’école, et n’a pas si mal fonctionné que cela. Mais, il a aussi rendu les acteurs du système très dépendants de l’administration centrale ou de ses représentants locaux et les a ainsi très largement déresponsabilisés. Et l’absence de mémoire de son histoire par notre institution la conduit, au-delà de la répétition aveugle et stérile à laquelle elle se voue plus ou moins de la sorte, à une perte dommeageable de substance et d’énergie. Toute direction de la prospective du ministère devrait être en même temps la direction de la mémoire.

Finalement, il a fallu attendre les lois de décentralisation et le décret de 1985 pour que l’autonomie des EPLE soit enfin reconnue.

J-P.D. et G.M. Oui, c’est la création en 1985 du statut d’établissement public local d’enseignement (EPLE) qui, après beaucoup de tâtonnements et d’hésitations, a officiellement ouvert à l’établissement scolaire des marges officielles et encadrées d’autonomie. Cette décision lui a permis, certes très lentement, d’exercer de réelles responsabilités et de prendre une place essentielle dans le pilotage pédagogique du système éducatif. Il faut bien mesurer que la volonté forte du législateur, qui crée l’EPLE dans le contexte assez révolutionnaire de la première décentralisation du début des années 1980, est de desserrer les contraintes aussi bien sous l’aspect politique vers les collectivités territoriales qu’administratif vers les établissements scolaires. L’analyse détaillée qui est effectuée dans notre livre du décret du 30 août 1985 et de ses multiples modifications et adaptations permet de comprendre non seulement toute la portée de l’autonomie qui a été concédée aux établissements scolaires mais aussi toutes les difficultés de sa mise en œuvre. De ce point de vue, le régime juridique très dérogatoire de l’EPLE, institution territoriale demeurant très largement inscrite dans un cadre national (par exemple, le chef de cet établissement « local » est un fonctionnaire d’Etat, et c’est lui qui préside le CA), a constitué une source quasi permanente de difficultés.

Justement, malgré le décret de 1985, on constate que la mise en œuvre effective de l’autonomie des établissements est très lente. Que signifie cet état de fait selon vous ?

J-P.D. et G.M. Disons qu’il y a, malgré les discours, beaucoup de résistances au mouvement d’autonomie, tant de la part du ministère et des rectorats que des établissements eux-mêmes d’ailleurs. Par exemple, le ministère sait parfaitement qu’il ne peut y avoir d’autonomie pour l’établissement scolaire sans marge de manœuvre pédagogique, sans réelle possibilité de choix dans l’utilisation des dotations budgétaires ou horaires. Et de fait, depuis leur création, les EPLE ont bénéficié de marges de manœuvre à travers des formules telles que la dotation globale horaire (DGH), mais aussi au sein de dispositifs pédagogiques tels que ceux mis en œuvre dans le cadre de la scolarité en collège (travaux croisés puis itinéraires de découverte, horaires non affectés, programme personnalisé de réussite éducative…), en lycée (modules, aide individualisée, travaux personnels encadrés, accompagnement personnalisé en seconde à la rentrée 2010…), ou en lycée professionnel (projet pluridisciplinaire à caractère professionnel, accompagnement personnalisé…). Ces marges d’initiative pédagogique, réelles et parfois même substantielles, sont néanmoins perçues comme plus ou moins effectives, le ministère le l’Éducation nationale ayant tendance, de façon contradictoire, soit à re-concentrer (retour par exemple à une dotation « à la structure » allant à l’encontre de la démarche de globalisation), soit à prescrire aux établissements non seulement ce qu’ils doivent faire mais aussi, et souvent avec un luxe de détails impressionnant, comment ils doivent le faire, – alors même que le discours dominant affiché par l’institution privilégie l’autonomie. Cela explique pourquoi l’autonomie de l’EPLE est souvent considérée dans les établissements comme « factice », sinon « fictive », tant « le carcan » des procédures relatives aux moyens et des circulaires est pesant, tant le hiérarchique prend le dessus, à chaque étape, sur la part de liberté fonctionnelle. Cela crée un vrai trouble dans les esprits, et dans le fonctionnement du système. Le chapitre 2 de notre livre produit à cet égard des témoignages de chefs d’établissement particulièrement significatifs.

C.P.Mais au sein des établissements eux-mêmes, on constate que l’autonomie n’est pas toujours très populaire.

J-P.D et G.M. Oui, c’est vrai, les EPLE eux-mêmes ont parfois, à l’égard de l’autonomie pédagogique, une attitude ambivalente : l’autonomie y est certes souhaitée et elle est aujourd’hui dans le principe largement possible, comme nous le montrons dans notre ouvrage, mais elle n’en est pas moins redoutée, parce qu’évidemment moins confortable qu’un respect scrupuleux d’indications précises auxquelles se conformer, sans avoir à pousser plus avant la réflexion et la différenciation pédagogiques. Il est souvent plus rassurant dans les établissements, et sans doute aussi moins délicat, d’obéir à des consignes hiérarchiques, les enseignants restant très attachés à des normes nationales et les chefs d’établissement trouvant là le moyen de se rassurer. Cette attitude des EPLE procède certes du souci légitime d’unité du système éducatif, mais aussi du fait qu’on peut paradoxalement disposer de plus larges marges de manœuvre quand on enseigne dans un établissement recevant des consignes nationales et donc lointaines – alors qu’un établissement autonome, doté d’un projet authentique et d’un contrat d’objectifs mobilisateur est un établissement qui cadre bien davantage, et de bien plus près, l’action de ses responsables et de ses personnels. Et le contrôle des collectivités de tutelle (décentralisation) et partant des autorités académiques (déconcentration) y est plus instant. Nous analysons soigneusement ces données essentielles dans le livre.

Au-delà, la question du niveau des moyens pédagogiques, éducatifs et budgétaires à partir duquel une autonomie juridiquement possible devient effective pour les établissements demeure évidemment fondamentale. La communauté scolaire ne peut en effet sérieusement se mobiliser autour de projets et d’actions que si elle constate non seulement qu’il existe une vraie matière pour cela mais aussi que les marges de manœuvre budgétaires (cela concerne donc aussi les collectivités territoriales) et horaires qui lui sont consenties sont réelles et pérennes.

Les difficultés de mise en œuvre effective de l’autonomie ne viennent-elles pas aussi du flou qui entoure cette notion ?

J-P.D et G.M. Vous avez raison, et on n’avancera pas sur la question de l’autonomie des EPLE, c’est un préalable évident, si tous les acteurs ne sont pas au clair sur ce qu’est et ce que n’est pas l’autonomie. En ce sens, si la loi d’orientation de 2005 a bien défini ce qu’est la liberté pédagogique d’un professeur, il manque cette même définition, pour l’autonomie cette fois, dans le décret relatif à l’organisation et au fonctionnement des EPLE, pourtant mainte fois modifié. Nous produisons dans notre livre un extrait de la circulaire de préparation de la rentrée 2004 qui constitue un essai – plutôt réussi – de définition de l’autonomie par l’autorité ministérielle. Mais il ne s’agit que d’une circulaire, de surcroît « de rentrée ». Or, il est plus que temps de donner avec réalisme un caractère clairement réglementaire à la définition de l’autonomie si l’on veut éviter les contresens, voire les procès d’intention toujours promptement instruits à son égard.

Aujourd’hui, concrètement, dans quels domaines s’exerce l’autonomie des EPLE ?

J-P.D.et G.M. Nous nous efforçons de montrer que, en réalité, les EPLE sont plus autonomes que leurs dirigeants et leurs personnels ne le pensent généralement, au point même qu’ils s’auto-censurent souvent là-dessus. De sorte que les marges de manœuvre disponibles dans l’EPLE se trouvent parfois obérées par le comportement de ses acteurs eux-mêmes : le refus des « fourchettes horaires » au collège au milieu des années 1990 en fournit une remarquable illustration. Le décret de 1985, ainsi que la dernière loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école de 2005, dressent, et on en donne de nombreux exemples concrets tout au long des neuf chapitres du livre, la liste des domaines où s’exerce la « responsabilité » (terme utilisé dans le décret de 1985) de l’EPLE. Aujourd’hui, les établissements scolaires ont ainsi la possibilité d’expérimenter dans des domaines fondamentaux. En outre, l’article 38 de la loi d’orientation institue au sein de l’EPLE, avec la création des conseils pédagogiques, une instance collégiale qui doit lui permettre de faire vivre son autonomie pédagogique. En complément aux mesures concernant le conseil pédagogique, le décret du 27 janvier 2010 accroît encore le potentiel d’autonomie pédagogique et éducative des établissements, notamment en instituant la mise à la disposition effective des établissements d’une part non négligeable de la dotation horaire globalisée, ce qui leur permet des adaptations locales. Au total, les textes règlementaires comportent une incitation forte et bienvenue à des prises de responsabilités par les acteurs locaux, ouvrant ainsi de très larges possibilités de mise en œuvre de l’autonomie de l’EPLE, à condition évidemment que l’action des tutelles ne conduise pas à l’étouffer.

N’y a-t-il pas un vrai risque d’éclatement du système, comme le craignent beaucoup d’enseignants ?

J-P.D et G.M. En effet, beaucoup d’acteurs considèrent que l’autonomie est une menace contre l’unité d’un système éducatif dont ils constatent pourtant chaque jour l’éclatement et les insuffisances. En réalité, notre pays est tellement centralisé, et depuis si longtemps, que toute décentralisation, toute déconcentration, toute autonomisation y est vécue comme un risque majeur, une dépossession, une atteinte à l’histoire et à l’esprit nationaux. Aller à l’encontre de toutes ces résistances nécessite par conséquent une très forte volonté politique. Mais nous rappelons aussi que l’autonomie n’est pas l’indépendance ni, s’agissant d’Education nationale, la possibilité de s’affranchir du cadre pédagogique défini au niveau central. L’enseignement demeurant un service public de l’État, celui-ci conserve la définition de l’action éducatrice et la responsabilité de l’ensemble des personnels qui y contribuent. L’autonomie n’est donc en rien une forme de déréglementation. C’est pourquoi un établissement scolaire autonome respecte les programmes officiels, et ne s’autorise que des libertés organisées et encadrées. L’autonomie doit être essentiellement entendue comme la marque du niveau d’exigence supérieur que l’établissement scolaire se donne. De même encore, l’autonomie n’implique en rien un repli de l’établissement sur lui-même : l’EPLE n’est pas un isolat, il s’inscrit dans un cadre de collaborations, notamment au sein du district et du bassin d’éducation et de formation.

L’autre crainte souvent entendue est que l’autonomie ne serve en réalité qu’à renforcer les pouvoirs du chef d’établissement.

J-P.D. et G.M. C’est exact, mais cette crainte est assez absurde. Le véritable porteur de l’autonomie est l’établissement et personne ni rien d’autre. Il faut ici lever une équivoque irritante et inutilement problématique, par le rappel de la distinction suivante : si le chef d’établissement, fonctionnaire d’État, dispose de compétences et de responsabilités, d’obligations et de prérogatives, seule la structure, l’entité établissement public (local d’enseignement) peut être dite autonome, au sens que lui donne le droit. Que cette autonomie de l’établissement y soit en pratique exercée par les personnels habilités à cet effet (comme le chef d’établissement) ou par les instances réglementaires (comme le conseil d’administration) va naturellement de soi. Et en outre le travail en équipe est le corollaire obligé de la mise en œuvre de l’autonomie.

Il est clair qu’on risque d’aller au conflit permanent partout où le chef d’établissement n’aura pas la volonté de constituer une véritable collégialité d’amont dans son établissement. Autrement dit, le chef d’un établissement autonome doit avoir le souci d’un équilibre suffisant des pouvoirs dans son établissement et il doit être capable de vraiment déléguer. De ce point de vue, il n’est pas besoin dans l’EPLE d’un « hyper » chef d’établissement, mais d’un chef dont l’autorité morale et intellectuelle lui permet d’aider les enseignants à comprendre que leur liberté pédagogique individuelle peut être encadrée sans incompatibilité, loin de là, avec la liberté collective de l’établissement, elle-même encadrée. A la vérité, que serait, que vaudrait un diagnostic de sécurité, un projet d’établissement, un contrat d’objectifs rédigé ou négocié par le seul chef d’établissement sans mobilisation de tout l’établissement et sans cet esprit de collégialité ?

Ne faudrait-il pas qu’il y ait une formation à l’autonomie ?

J-P.D.et G.M. Oui, cette question est fondamentale car l’autonomie est bien une compétence collective et, à ce titre, elle se construit et se forme dans l’inter-relationnel. Il ne sert donc à rien de répéter avec conviction ou exaltation la formule incantatoire de « l’autonomie pédagogique » si dans le même temps on ne met pas en place une « pédagogie de l’autonomie ». Or, la question de l’autonomie de l’EPLE et des modalités de sa mise en œuvre se traite encore trop souvent « entre cadres », ce qui est un non-sens car l’autonomie de l’EPLE, redisons-le, n’est absolument pas l’autonomie du seul chef d’établissement. Centrés, et comment pourrait-on leur en faire reproche, sur leur discipline, leurs programmes, leurs horaires et leurs élèves, les enseignants de collège ou de lycée ne savent pas tous en vérité ce qu’est exactement « l’EPLE » au sein duquel ils travaillent. Plus de vingt-cinq ans après la mise en œuvre du statut de 1985, l’EPLE ne semble pas encore être devenu un lieu d’identification professionnelle pour les personnels. Qu’est-ce qu’un conseil d’administration, quel est le rôle du conseil pédagogique, pourquoi un projet d’établissement, qu’est-ce qu’un contrat d’objectifs, quels liens avec les collectivités territoriales, avec les entreprises, que peut-on réaliser dans le cadre de l’expérimentation, etc. ? Il faut bien constater que la formation, tant initiale que continue, des enseignants est dramatiquement indigente sur tous ces points – comme sur tant d’autres d’ailleurs.

De même, on ne développera pas l’autonomie des établissements sans porter une attention particulière au recrutement et à la formation des personnels de direction dont le rôle, notamment en matière de pilotage pédagogique, doit être évidemment conforté. Sans capacité de management stratégique et pédagogique des personnels de direction, pas d’autonomie possible.

Et si, malgré toutes ces précautions, l’autonomie n’est pas suffisamment régulée, au point de conduire au dérapage généralisé du système ?

J-P.D.et G.M. Nous sommes très clairs là-dessus : l’institution doit s’engager à ce que si, par malheur, un pilotage mal assuré de l’autonomie avait pour conséquence un accroissement des écarts déjà importants entre les unités d’enseignement et une diminution de l’efficacité globale du système, cette autonomie soit rapidement reconsidérée, repensée. Le développement de l’autonomie doit en effet être suffisamment régulé pour que l’invitation faite aux établissements publics à prendre des initiatives ne conduise pas à une concurrence sauvage et ravageuse entre eux. L’autonomie a pour fonction de permettre aux établissements de s’adapter à leur public pour atteindre les objectifs nationaux, et naturellement pas d’entraîner leur dérive. Pour reprendre une formule de Condorcet, « l’Education nationale » ne doit pas devenir la « loterie nationale » pour les familles en fonction de l’établissement d’affectation de leurs enfants. Pour être encore plus précis, s’il est constaté, ou simplement prévisible, que les intérêts des élèves, en particulier de ceux qui ont le plus besoin d’un encadrement particulier, d’un suivi très attentif, ne sont pas mieux servis par l’autonomie de l’établissement, voire qu’elle les dessert, il faut impérativement et carrément se l’interdire.

Mais, et là aussi nous sommes très clairs, si cet intérêt est avéré, l’autonomie des établissements ne peut plus être facultative : encadrée et régulée, elle doit être instaurée et s’imposer à tous parce que la plus apte à répondre aux visées essentielles du système éducatif.

Soit, mais tout cela est-il bien compatible avec la logique de performance instaurée à tous les étages du système éducatif ?

J-P.D et G.M. Un pilotage des établissements par les seuls indicateurs de performance, au demeurant indispensables, conduirait l’autonomie à une impasse technocratique, autrement dit la condamnerait à l’inefficacité. Et puis qu’est-ce qu’un établissement « performant » si ce n’est un établissement qui a su trouver les moyens de concilier des intérêts différents, sinon contradictoires, et parfois cependant tous légitimes ? Il s’agit certes de faire mieux réussir les élèves en difficulté, mais aussi de faire en sorte que tous les élèves, dont les meilleurs, tirent un plein profit de leur scolarité. Les EPLE doivent donc engager une diversification suffisante des démarches pédagogiques et des parcours scolaires. Autrement dit, ces impératifs multiples se résolvent dans la nécessité de faire de l’hétérogénéité une chance d’évolution pour tous et non un risque de nivellement par le bas pour certains. L’autonomie est bien dans ce cas l’expression de l’indispensable recherche de l’intérêt général rapporté à un contexte local spécifique où la prise en compte de l’intérêt individuel n’est pas oubliée : il y est répondu en l’occurrence par l’incontournable diversification des parcours de formation. Le rôle des responsables de l’EPLE est alors de faire en sorte que tous les acteurs de la communauté scolaire s’accordent sur le sens à donner à l’action éducative au sens large, et ne cèdent pas aux tentations ordinaires et commodes, certes compréhensibles, mais qui constituent autant d’illusions et d’impasses : cocher des cases sur des tableaux d’indicateurs tout en détournant le regard et en renvoyant la responsabilité à d’autres.

Autrement dit, et vous voyez qu’on est là bien au-delà des seuls indicateurs de « performance », faire réussir davantage d’élèves ne se fera pas et ne pourra pas se faire, dans des EPLE devenus autonomes, sans une mobilisation générale autour des valeurs républicaines telles l’égalité dans le traitement de publics différents, la fraternité, le respect des individus et du droit à l’éducation de tous les enfants, le respect de la neutralité, sans également le retour au calme nécessaire aux études dans l’ensemble des établissements. Il est vrai que cette attitude nourrie des valeurs républicaines n’est pas toujours facile à faire accepter dans le contexte social et économique global que nous connaissons aujourd’hui, – contexte qui ne facilite ni la cohésion sociale ni même la mixité sociale et scolaire, et qui pourrait conduire au renoncement. Mais est-il loisible de renoncer s’agissant de notre école ?

Vous insistez beaucoup dans votre ouvrage sur la confiance qui doit s’instaurer entre les acteurs du système.

J-P.D. et G.M. En effet car, tout compte fait, les établissements scolaires et leurs personnels ne réclament pas une révolution administrative, une sorte de « grand soir de l’autonomie », mais, comme c’est déjà plus ou moins le cas le cas en matière budgétaire, ils souhaitent plus simplement pouvoir disposer d’une vraie marge de manœuvre dans le domaine pédagogique et, de façon générale, d’une réelle souplesse adaptative. Les établissements demandent également davantage de cohérence aux administrations centrale et académique qui, certes, produisent beaucoup de textes reconnaissant et encourageant l’autonomie des établissements mais continuent, dans le même temps, à piloter ces derniers comme des services déconcentrés. Somme toute, pour ne plus seulement parler doctement de l’autonomie dans les colloques mais surtout pour la faire vivre, les EPLE aspirent avec raison à davantage de confiance.

Jean-Paul Delahaye et Gérard Mamou, Vassiliki Driancourt, Annie Tobaty, Pierre-Jean Vergès, L’autonomie de l’établissement public local d’enseignement, Berger-Levrault, Paris 2011.