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Par Bernard Collot

Avec « l’école de la simplexité », Bernard Collot, enseignants, militant de l’école rurale, parle d’ailleurs. Il ose ici le parallèle entre agriculture biologique et « école du 3ème type ».  » Il est saisissant quand pour l’école comme pour l’agriculture biologique on constate qu’elles nécessitent un certain nombre de conditions identiques : par exemple importance de l’environnement, importance de la construction de systèmes vivants dans des espaces vivants (terrain pour l’agriculture), importance des petites structures, importance du multi-âge (polyculture pour l’agriculture), importance des écosystèmes sociaux, etc. » Respirez !

Si l’école continue à se dégrader (si tant est qu’elle était beaucoup mieux avant !) et que le constat devienne de plus en plus partagé, cela a au moins l’intérêt de faire fleurir une multitude de mouvements : l’école autrement, changer l’école, une autre école, repenser l’école, etc. Mais de tout cela, il ne ressort encore aucune vision globale et cohérente de ce que pourrait être un système éducatif conceptuellement radicalement différent. Même dans les mouvements pédagogiques pourtant depuis longtemps sur le terrain du changement. Evidemment on ne peut attendre cela des partis politiques. Depuis 1945, il n’y a plus eu de plans « Langevin-Wallon » pouvant être proposables, discutables, critiquables.

Comme on ne peut mettre en doute ni la qualité, ni les intentions, ni l’énergie dépensée par tous ces militants, il y a bien quelque chose qui fait obstacle à ce que naisse une perspective vers laquelle aller, sans même aller pour l’instant jusqu’à la « société sans école » de Illich. Je vais reprendre une fois encore le phénomène que j’essaie de mettre en lumière depuis plus de trente ans, phénomène lui-même aussi vieux que l’école : celui des classes uniques.

C’est un phénomène qui n’est apparu comme tel que lorsqu’il s’est agi en France de justifier leur éradication qui paraissait rationnelle à tout le monde… sauf à quelques irréductibles, sympathiques certes, mais très certainement d’un autre temps. A la stupéfaction générale, tous les travaux, en France et à l’étranger, ont montré qu’elles étaient au moins aussi efficientes sur les critères habituels qui permettent d’évaluer un système éducatif (résultats scolaires !). On s’est d’ailleurs bien gardé d’envisager aussi d’autres critères qui concerneraient l’épanouissement des individus, la vie sociale, la citoyenneté…

Ce qui constitue le phénomène, c’est que cela ne rentrait pas dans la rationalité cartésienne sur laquelle se fonde toujours l’école. Ce d’autant que, presque par la force des choses, une bonne partie des praticiens de ces classes sortaient quelque peu des clous habituels de la pédagogie et qu’on y retrouvait utilisée bonne part des pédagogies modernes. L’anormalité étant poussée à son paroxysme dans deux ou trois classes uniques où tous les repères habituels qui tiennent l’école avaient disparu (une école du 3ème type) tout en « fournissant » quand même des « élèves » pouvant s’adapter et suivre aussi bien que les autres dans la suite du système éducatif. Certains disant même pouvant résister mieux que les autres aux méfaits du système. On a bien cherché quelques explications pouvant tant bien que mal rentrer dans la rationalité : cocon, petit effectif, les grands apprennent aux petits, enfants campagnards… raisons que la rationalité elle-même détruisait : pas d’émulation, temps moins important dont le maître pouvait disposer par âges et matières, etc.

Le phénomène posait problème ! On peut comprendre que les instances officielles se soient bien gardées d’essayer de l’analyser. D’abord parce que les outils d’analyse habituels (approche analytique) n’étaient pas opérants pour découvrir ce qui faisait l’efficience de ces classes dans la construction cognitive des enfants. Ce n’étaient plus des méthodes, des pratiques qu’il fallait observer mais un système (approche systémique). Déjà, il aurait fallu… penser autrement ! Ensuite parce que l’on devait bien subodorer que tirer les conséquences de ce qui aurait alors été une découverte allait ficher par terre un certain nombre de croyances, modifier toutes les positions et fonctions, toute l’architecture immuable de l’école. L’inspecteur général Ferrier le disait d’ailleurs explicitement dans un rapport en 1993 : « Si ces résultats devaient se confirmer, ce sont toutes les politiques de l’Education nationale qui devront être remises en cause ». Par la suite, les travaux d’analyse de résultats n’ont plus concerné que les classes à deux cours, là où un cartésianisme scolaire pouvait encore s’appliquer, mais dans de moins bonnes conditions. Les résultats étaient alors courus d’avance. Et de titrer, « un pavé dans la mare du multi-âge ! ». Ouf !

Bien sûr que l’éradication des classes uniques, entamée avec le rapport de Pierre Mauger et Lionel Jospin alors ministre de l’Education nationale poursuivie sous Ségolène Royal et accentuée par les ministres successifs de Nicolas Sarkozy semble n’être officiellement motivée que dans l’intérêt des enfants, même quand il est impossible d’en cacher les raisons politico-économiques. Il faut alors ignorer, passer imperturbablement sous silence le seul constat qui démontre contradictoirement que ce n’est pas l’intérêt des enfants. Mais à la décharge de tous, à la décharge de l’opinion publique qui accepte, des syndicats qui ne protestent que très mollement et que par principe, à la décharge des mouvements pédagogiques, des fédérations de parents qui n’en font pas un cheval de bataille, personne ne comprend vraiment ce qui explique ce phénomène des classes uniques vu au travers des grilles analytiques. Et surtout tout le monde soupçonne qu’admettre le fait et ses raisons démolirait toutes les croyances, toutes les représentations sur lesquelles sont fondés le système éducatifs, l’acte éducatif, l’architecture du système éducatif..

Je fais très souvent la comparaison entre l’école et l’agriculture . Les deux concernent bien le vivant, l’école n’étant qu’un lieu où l’on cultive… des enfants. On peut dire aussi un lieu où l’on élève des enfants, parfois pas très éloigné des élevages agricoles industriels. Les premiers agriculteurs se réclamant de l’agriculture biologique ont été considérés comme des fous, des utopistes, parfois des ésotéristes, souvent de dangereux idéologues. Ce qu’ils développaient et défendaient paraissait ne reposer que sur un empirisme béat, mais surtout pas sur des données rationnelles, économiques, scientifiques. Sur le dernier point, on constate aujourd’hui que leur soit disant empirisme corrobore exactement tous les derniers apports de la biologie, des sciences de la vie et de l’écologie quand celle-ci est prise dans son sens de science. Sur le plan économique, on sait aujourd’hui que l’agriculture biologique est a contrario peut-être une des seules solutions aux crises qui n’en finissent pas. Sur le plan de la rationalité, il ne s’agit plus alors de l’approche cartésienne qui même pour la science a montré ses limites, mais celle tout aussi cohérente et efficiente de la systémique. Et on ne dit plus qu’elle est l’affaire de fous ou d’idéologues.

Le parallèle est alors saisissant avec les pédagogies modernes et surtout ce qui a conduit à ce que j’ai appelé « une école du 3ème type » qui va jusqu’au bout de la cohérence d’une autre logique. Il est saisissant dans les tâtonnements expérimentaux des praticiens depuis plus d’un siècle. Il est saisissant quand on découvre qu’une école du 3ème type corrobore les mêmes apports scientifiques de la biologie (neurobiologie, neurosciences, sciences cognitives) et de la systémique. Il est saisissant quand pour l’école comme pour l’agriculture biologique on constate qu’elles nécessitent un certain nombre de conditions identiques : par exemple importance de l’environnement, importance de la construction de systèmes vivants dans des espaces vivants (terrain pour l’agriculture), importance des petites structures, importance du multi-âge (polyculture pour l’agriculture), importance des écosystèmes sociaux, etc.

Comme pour l’agriculture biologique, peu à peu sont apparus des usagers (parents) faisant le choix de ce qui commençait à être différent ou qui l’était devenu radicalement. Mais il est bien plus difficile de trouver « une autre école » qu’un légume produit différemment. L’agriculture bio présentant alors un intérêt commercial n’est plus dénigrée… puisqu’elle a des clients. Des clients qui pèsent un peu. Une partie de ses apports sont même réintégrés dans ce que l’on appelle prudemment une agriculture raisonnée ou respectueuse. Mais alors que les méfaits de l’agriculture industrielle ne peuvent plus être niés, pourquoi les politiques qui ont un énorme pouvoir sur les systèmes agricoles (sans parler des pouvoirs des spéculateurs, des banques) n’établissent pas de plans conduisant à une transformation générale de l’agriculture ? Eliminons pour le raisonnement ce que plus personne n’ignore c’est-à-dire le poids et les intérêts des lobbys agricoles et des spéculateurs.

La réponse est toute simple : cela induirait nécessairement le développement des petites structures, le scindement des grosses et macrostructures, la fin des productions de masse rentables financièrement dans des espaces attribués, la polyculture, des relations différentes avec la population de proximité , d’autres interdépendances… une certaine autonomie ! Quel chambardement ! On retrouve alors les habituels détournements et perversions d’idées et de logiques : les Etats, les financiers aident un peu à augmenter le volume de produits labellisés biologiques… par les macrostructures industrielles agricoles inchangées dans les circuits de distribution des grandes surfaces ! Et le label s’est adapté… aux structures industrielles ! Les usagers de l’école ne sont pas des clients (pas tous encore !) mais tout aussi captifs que les consommateurs des grandes surfaces.

Les nouveaux fondements scientifiques qui étayent a posteriori les pédagogies modernes, parfois sans qu’elles le sachent, bouleversent toutes les représentations et surtout ne collent pas avec les représentations sur lesquelles la plupart d’entre nous se sont institués. Le saut conceptuel pour bâtir une autre école que j’appellerais aussi bien « école biologique » que « école du 3ème type », est encore plus grand à faire que pour les agriculteurs et les consommateurs. Il ne suffit pas de proclamer que cela marche, que c’est mieux, voire même de le faire voir, de le prouver. Il faut aussi pouvoir conceptualiser le « pourquoi ça marche ? ». En restant dans la pensée cartésienne, ou ce qui est moins bien dans des croyances instituées, en ne se basant pas sur d’autres concepts, l’école est impossible à concevoir autrement. Lorsque je parle de l’école de la simplexité, on me regarde avec sympathie mais je parle d’un autre monde.

Bien sûr que le problème de l’école est politique. Mais on est bien obligé de constater que politiquement il n’a jamais pu être solutionné. Vu les programmes des candidats de tous bords, il n’est pas près de l’être. Le problème est bien celui de ce qui est très à la mode actuellement mais exact : celui d’un changement de paradigme intellectuel. Si l’on pouvait toujours repousser les idées des Langevin et Wallon ou des Célestin Freinet en les taxant d’idéologues, ce n’est plus possible aujourd’hui parce que les sciences ont aussi changé de paradigme. Et il a été démontré par quelques réformes qu’insuffler quelques ingrédients modernes et humanistes dans un système inchangé… ne change pas grand-chose. On imagine facilement l’effort nécessaire avant toute mise en œuvre d’un programme éducatif, simplement pour balayer les concepts habituels ou rentrer dans les conceptions systémiques qui pourraient avoir déjà été élaborées. Avant de repenser l’école, il faut pouvoir penser différemment . Mon histoire de classe unique n’est évidemment pas anecdotique.

Je termine en extrayant deux des questions qu’avec mes amis des CREPSC nous proposons aussi bien aux politiques, qu’aux personnalités intellectuelles, qu’aux camarades des mouvements pédagogiques (texte complet).

– Pouvez-vous concevoir un système éducatif dont les différents découpages ne seraient plus organisés par rapport à des niveaux supposés identiques, à des tranches d’âge, à un découpage de matières ? Un système éducatif qui ne soit plus une chaîne tayloriste industrielle ? »

– Pouvez-vous concevoir que les professionnels du système éducatif à tous les niveaux aient à assumer leur action d’abord vis à vis de ceux pour lesquels ils agissent, enfants, adolescents, parents, collectivités ? Les autres questions étant du même acabit. Je n’étonnerai personne en disant que nous n’avons eu aucune réaction, y compris des mouvements pédagogiques ! Même pas « ce n’est pas concevable ! » ; il est vrai que cela faisait courir le risque d’un « pourquoi ? » dans la foulée.

Bernard Collot

Une école du 3ème type ou la pédagogie de la mouche, L’Harmattan, 2002

Du taylorisme scolaire à un système éducatif vivant, Odilon, 2005

Les petites structures rurales, sources de structures dissipatives in « Géographies de l’école rurale » sous la direction de Y. Jean, Ophrys, 2007

L’école de la simplexité, en ligne, 2010

http://pagesperso-orange.fr/b.collot/b.collot/