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L’Ecole n’a pas le monopole de l’éducation. Alors que certains enseignants réfutent le terme « éducateur », l’ouvrage d’Anne Barrère (Paris Descartes) fait le point sur les activités choisies par les adolescents. Sport, danse, musique et surtout ordinateur et Internet, ces activités contribuent à façonner les jeunes. Même s’ils restent sous influence des industries culturelles, les jeunes, selon Anne Barrère, n’en sont pas esclaves. Ces activités forgent leur caractère, estime-t-elle, en conclusion d’un ouvrage qui jette un regard positif sur la jeunesse.

« L’éducation buissonnière » part d’une hypothèse, vérifiée par Anne Barrère : les activités électives des adolescents participent fortement de leur éducation. Basé sur des entretiens individuels et de groupe avec des élèves de 3ème et de terminale, l’ouvrage part à la découverte de ces activités et leur donne du sens. Ces activités sont parfois encadrées, parfois informelles, parfois partagées avec les copains, parfois solitaires. A Barrère montre le zapping entre activités et l’explique par trois notions clés pour comprendre les adolescents : la recherche d’intensité, un rapport un peu obsessionnel à la dépendance, et la quête éternelle de sa singularité.

Ainsi nos ados savent se sauvegarder des excès de façon beaucoup plus efficace que ce que les parents et les enseignants peuvent craindre. En tous cas ils ont en permanence l’idée de ne pas y succomber et gèrent leurs excès, sur Internet par exemple, de façon assez fine. Car ce que recherchent vraiment ces ados c’est l’intensité. Ils acceptent beaucoup de choses, y compris des adultes tyranniques, pourvu qu’ils leur permettent d’être « à fond » dans leur activité. C’est cette oscillation entre excès et intensité qui est particulièrement éducative pour ces jeunes. C’est là qu’ils façonnent leur caractère. C’est aussi leur point faible tant il est difficile de maintenir l’intensité longtemps.

Et puis il y a le numérique. Il est modéré par les jeunes de façon plus consciente qu’on ne le craindrait. D’un coté il enferme cette génération dans les schémas des industries culturelles, de l’autre il leur ouvre de nouveaux espaces et de nouvelles façons de grandir. Il contribue aussi à leur construction indépendamment de l’école et des parents et ça c’est peut-être nouveau.

L’école justement a-t-elle à apprendre de cette éducation buissonnière ? Anne Barrère pense que oui. Pour elle ces activités sont « la seule culture gratuite » des ados à une époque où l’Ecole est perçue avant tout comme utilitaire. Elle invite aussi l’école à utiliser ce goût de l’intensité que possèdent les ados pour poser des défis aux élèves. Enfin elle pose la question de l’utilisation de la démarche essai / erreur si propre aux jeunes de la civilisation numérique. L’ouvrage se termine sur une vision de la jeunesse qui est loin d’être pessimiste. « Ils ne s’en sortent pas si mal », des contradictions et des demandes de la société.

Anne Barrère : « Les jeunes sont confrontés par cette culture de masse à des épreuves »

Quand on pense aux adolescents on a souvent l’image d’une génération aliénée par les industries culturelles. Et vous parlez « d’activités électives ». Pire encore, vous dites que celles-ci sont « la seule culture gratuite » qu’ils connaissent. Mais la culture n’est ce pas l’affaire de l’Ecole ?

Je parle d’activités électives au sens où, avec beaucoup de chercheurs je remarque que les adolescents ont conquis un droit à une certaine autonomie culturelle depuis les années 1970. Ces activités sont souvent au départ influencées par des adultes. Mais, en grandissant, ils revendiquent ces choix. L’idée d’une aliénation culturelle des jeunes, souvent portée par le monde de l’école, ne rend pas compte de ce qui passe concrètement dans les consommations et pratiques juvéniles, des différences dans la réception, des choix. Elle donne l’idée trop simple d’une soumission et d’une manipulation globale, dans un domaine où les adolescents sont aussi très avertis et critiques.. Sur la culture gratuite, il y a une sorte de renversement dont est responsable l’Ecole. Etant donnés les enjeux sociaux énormes que porte l’Ecole depuis la massification, la culture scolaire est principalement associée à la réussite et à la trajectoire sociale. Elle y perd un peu d’une gratuité que conserve une sphère extra scolaire qui ne sert pas de manière aussi structurée.

Vous donnez une valeur formative à ces activités. Dans quel domaine ? De quelles activités s’agit-il ? Que font-ils ces ados ?

Je donne une valeur formative à ces activités en ne prenant pas le mot « éducation » au sens d’instruction ou de compétences ou même de socialisation. Je le prends au sens du caractère, de formation de l’individu. En raison de la place de choix qu’elles tiennent dans leur vie. Et aussi parce qu’elles ne sont pas placées sous le seul signe de l’hédonisme ou du divertissement généralisé comme elles sont souvent vues par les adultes. Elles sont aussi une sphère où les adolescents se construisent par rapport à certaines tensions, la première étant cet excès d’opportunités que les adolescents ont depuis le tournant numérique. Contrairement à l’idée d’un laisser-aller général, les adolescents sont contraints au quotidien de « gérer », c’est leur expression, une multiplicité potentielle d’activités. Ils se confrontent alors à des démesures possibles, opèrent des choix, arrivent à certaines formes de modération, que les adultes ne voient pas toujours. Ils ne voient pas non plus comment ils sont pris dans une tension très forte entre la standardisation de l’offre culturelle en fonction de la mode ou de la pression du groupe et la recherche d’une singularité. Comme me le disait une collégienne, « J’ai envie d’être unique mais tout le monde veut faire comme moi ».

Observe-t-on des variations selon le genre ? La classe sociale ?

Il y a évidemment tout un continent d’inégalités potentielles dans cette sphère, qui dans l’enquête, paraissent augmenter avec l’âge. Si les collégiens ont tous beaucoup d’activités sportives et culturelles encadrées, les jeunes de LP ou de section technologique des lycées en ont clairement moins. Dans un collège populaire du Pas-de-Calais l’offre est restreinte, et paraît polarisée sur le foot. Le genre aussi fait des différences même s’il ne faut pas tomber dans la caricature. Les jeux vidéo restent très masculins, mais la recherche de singularité se fait parfois en se démarquant des stéréotypes : c’est la bagarreuse par exemple et le garçon qui sature de jeux vidéos et « décroche » d’Internet.

Ces jeunes semblent vouloir vivre ces activités avec intensité. Est-ce vraiment un trait nouveau pour des ados ?

Effectivement, on peut dire que c’est une caractéristique attribuée depuis toujours à l’adolescence. Ce qui est nouveau sans doute, ce sont les injonctions sociales à l’implication existentielle, à la passion ordinaire, au « vivre fort ». Le monde du travail, la publicité, l’art même, sont pleins d’injonctions à cette implication. Si l’adolescence a toujours été un âge intense, la société le valorise aujourd’hui d’une manière inédite. L’autre facteur nouveau, c’est le tournant numérique avec une possibilité d’activités potentiellement illimitées. Cette source d’ intensité est plus enveloppante dans la vie quotidienne qu’elle ne l’a jamais été pour les adolescents.

Parmi les activités, le numérique s’impose. Dans quelle mesure les jeunes en dépendent-ils ? Quel impact a-t-il sur leur sociabilité ?

Dans une phase de l’enquête j’ai soumis aux jeunes l’hypothèse qu’Internet les isolait des vrais contacts, les éloignait de la vie sociale. Ils sont en total désaccord et ont répondu que ça créée au moins autant d’autre sociabilité que ça isole. Effectivement, certains décrivent des enfermements ou des excès périodiques, mais pour beaucoup d’autres Internet ouvre d’autres perspectives. Le discours adulte sur le numérique est d’ailleurs en partie inaudible car les jeunes s’expriment eux-mêmes tout le temps en terme de risque d’addiction. Ils sont critiques voire marginalisent presque ceux d’entre eux qu’ils disent addictifs au numérique, ils les condamnent eux mêmes. Et puis Internet transforme la sociabilité. On a une subtile dialectique entre sociabilité réelle et virtuelle. Cela ouvre sur des jeux sur l’authenticité, la sincérité des relations. Enfin, sur les réseaux sociaux ils rencontrent aussi des adultes, d’une manière inédite. Un jeune lycéen par exemple dirigeait un groupe de joueurs dont certains étaient bien plus âgés que lui.

Au carrefour de l’intensité, de l’accro et du numérique, le jeu vidéo tient-il une part particulière dans la vie de ces jeunes ? Les transforme-t-il ?

Difficile de répondre. Mais il me semble que les jeux vidéos sont une sorte d’univers matriciel pour les garçons au collège. Ils perdent cette fonction en avançant en âge. Tous les collégiens font énormément de jeux vidéos, les filles nettement moins. Mais ça se diversifie au lycée. Ils se connectent autant en nombre d’heures mais pour autre chose. En même temps, un jeu peut accompagner toute une scolarité en fonction des scores et des changements de plateforme. L’aspect compétition ludique, l’aspect fatiguant rapproche le jeu du modèle du sport. Et puis il y a l’emprise sur le temps, cette expérience très particulière de ne plus s’apercevoir que le temps passe, tant on est pris par le jeu. Cette expérience particulière est un défi pour les autres activités. Mais pas de caricature, les adolescents décrivent aussi des moments où ils s’ennuient avec les jeux. Il n’y a pas que des moments intenses.

Pourquoi l’Ecole devrait-elle s’intéresser à ces activités électives ?

L’Ecole ne peut que s’y intéresser parce que, pour emprunter une expression de Marcel Gauchet, « ce sont les conditions ordinaires de l’éducation ». D’ailleurs, elle s’y intéresse dans la mesure où elle se sent très souvent menacée, voire envahie par ces activités et par une forme de culture adolescente. De plus, paradoxalement les activités s’organisent en fonction de l’Ecole et sont indissociables d’elle. Elles sont décrites comme un espace de décompression nécessaire après le temps scolaire.

Mais s’y intéresser n’est pas s’y adapter mais comprendre que ces activités posent questions à l’Ecole. L’école doit certainement défendre une partie de sa temporalité lente, cumulative. Mais elle ne peut plus le faire comme si cela allait de soi. Une autre interrogation porte sur les exercices scolaires, qui aujourd’hui ne sont plus vraiment reliés à des préoccupations éducatives. Beaucoup d’enseignants cherchent d’ailleurs des exercices qui font lien entre l’école et la sphère des activités électives. Mais encore une fois, l’enjeu est moins l’importation de ces activités à l’école que le fait de réfléchir à la spécificité de l’école dans cette nouvelle donne culturelle.

Vous donnez une vision optimiste de la jeunesse : « ils ne s’en sortent pas si mal ». Que répondez vous à ceux qui mettent en avant une génération incapable de surmonter ses frustrations, qui veut « tout dans l’instant » ?

Une des motivations du livre c’était justement d’aller y voir de plus près. J’avais l’impression que les propos sur la jeunesse étaient dualisés entre d’un côté des propos euphoriques venus parfois du monde de la culture sur une jeunesse innovante, en pointe dans les nouvelles technologies, et d’autre part un certain pessimisme venu du monde de l’école. J’ai montré que ce qui se passe c’est que les jeunes ne sont ni totalement libres ni soumis. Ils sont confrontés par cette offre d’activités, par cette culture de masse à des épreuves. Elles s’imposent à tous. Et le constat selon lequel ils seraient globalement dans l’ addiction et la désimplication est simpliste. Il faut le replacer dans les inquiétudes éducatives adultes, qui deviennent parfois ce que les sociologues appellent des « paniques morales », qui se sont déplacées d’ailleurs de la télévision vers les jeux vidéos et internet. En ce qui concerne ce qui serait le « zapping permanent des jeunes », une expression souvent employée, il est vrai que certains jeunes dans leur quête d’intensité font tourner les activités, en essaient plusieurs, les abandonnent, et ne les stabilisent pas. Mais ils regrettent eux-mêmes de ne pas trouver une activité suffisamment satisfaisante, pour eux. Et bien d’entre eux cherchent au contraire à stabiliser une ou plusieurs activités qui font une source stable d’intensité. Certains d’ailleurs investissent dans des passions qui ouvrent vers un projet personnel voire professionnel et permettent de cheminer vers l’avenir.

Ces jeunes paraissent quand même bien seuls dans leur maturation. N’est-ce pas le rôle des parents et de l’Ecole que de les accompagner ?

Il n’y a pas de démission ni de l’école ni des familles. Les familles en particulier accompagnent mais aussi contrôlent la sphère des activités électives avec d’ailleurs une grande variabilité suivant les postures éducatives. Par ailleurs, c’est une sphère où le ou plutôt les groupes de pairs ont une importance majeure pour la maturation. Mais ce qui est vrai, c’est que l’extension du numérique a favorisé une individualisation des pratiques, des équipements et une multiplicité de groupes entre lesquels l’adolescent circule. Du coup, on est souvent seul à devoir couper avec le groupe de copains à certains moments, à se déconnecter ou à se reconnecter. Mais c’est aussi dans cette solitude que se forme le caractère adolescent.

Propos recueillis par François Jarraud

Anne Barrère, L’éducation buissonière – Quand les adolescents se forment par eux-mêmes, Armand Colin, 2011, 228p.

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