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Par Bernard Collot

De l’air ! semble nous dire Bernard Collot. Il demande l’éclatement des écoles en micro structures. Mettre les villes à la campagne ? « La socialisation ne peut avoir lieu que dans des structures à la mesure de ceux qui les occupent », nous répond-il…

Un jour alors que j’intervenais dans un IUFM, nous nous rendions avec les étudiants prendre notre repas dans une cafétéria du coin. Notre trajet nous faisait passer devant la salle d’une cantine scolaire dont les fenêtres, grillagées, étaient ouvertes. Je demandais aux étudiants, futurs profs, de s’arrêter et d’écouter. Puis je leur posais la question : « Si dans ces locaux cela avait été des animaux d’élevage que vous auriez entendus, n’y en aurait-il pas eu un d’entre vous qui aurait téléphoné à la SPA ? » Quelques visages ont blanchi. Certains m’en ont voulu. C’est bien connu, lorsque l’on vit constamment dans l’anormalité, dans l’indécence, cela devient de la normalité et on ne voit plus ce dont nous devrions nous « indigner ». Lorsque je parle d’univers carcéraux à propos de l’école, c’est moi que l’on trouve indécent dans mes comparaisons. Et pourtant !

Cela fait bien longtemps que s’effectue inéluctablement la concentration scolaire, de même nature qu’a été la concentration urbaine. En milieu rural par déplacement des populations enfantines. Toujours avec de bonnes intentions affichées : donner plus de moyens aux profs, augmenter l’émulation, permettre les classes à un cours, etc. et, bien sûr, les fameuses économies d’échelle. Trois-cents enfants dans une école, c’est un petit village mais entassé dans un seul bâtiment, avec encore plus de promiscuité que dans une HLM. Que dire des lycées de 1000 ou 2000 élèves, petites villes sur un ou deux hectares. Les locaux étant généralement conçus comme un alignement de cases constituant des espaces où leurs « habitants » ne disposent parfois à peine plus que d’un mètre carré de mobilité. Evidemment comparer cela aux stabulations du bétail déclenche les protestations indignées et unanimes.

Cette concentration d’un grand nombre d’enfants, d’adolescents ou de jeunes adultes dans des espaces restreints amène une kyrielle de problèmes auxquels elle est rarement reliée. Sur les apprentissages d’abord, quelle que soit la pédagogie. On sait maintenant qu’aucun apprentissage ne peut s’enclencher et se poursuivre durablement dans le stress. Les processus d’apprentissage ont besoin de tranquillité pour s’enclencher ! Comment faire rester tranquilles dans un relatif silence, dans l’immobilité et l’attention pendant six voire huit heures par jour, un groupe de personnes serrées les unes contre les autres ? Les menaces les plus coercitives n’y arrivent plus. « Taisez-vous ! Restez assis » s’égosillent à longueur de journée de nombreux profs qui finissent par craquer eux aussi. Même « faire de la pédagogie moderne » dans ces conditions relève du chemin de croix. Les enquêtes statistiques des compagnies d’assurance sur les pics de fréquence des accidents pointent les moments de sortie de cours ou de classe. La sonnerie, quand ce n’est pas la sirène, ouvre le couvercle d’une cocotte minute, et c’est l’explosion dans les couloirs ou une cour de récré, autre carré bétonné. Je ne m’étendrai pas sur les conséquences sur la santé physiologique et psychique du stress provoqué par les entassements humains. Conséquence aggravée quand les enfants sont dans la même situation de promiscuité dans leurs habitats des cités. Pour beaucoup, le seul endroit où ils peuvent s’isoler sont… les WC. Et encore, pas toujours et pas librement dans les établissements scolaires !

L’école accueille et doit socialiser des troupeaux. En dehors des apprentissages, l’école, qu’elle le veuille ou non, est devenue le principal espace de socialisation, ne serait-ce que parce que les enfants et les ados y passent une très grande partie de leur vie. En ce sens, elle est bien aussi responsable des maux dont elle se plaint, dont on se plaint. Ah ! Si tous ces jeunes étaient socialisés ! Alors, qu’entend-on par socialisation ? Pour beaucoup c’est l’intégration passive des règles et c’est ce qui devient seulement possible lorsque les groupes sociaux ne peuvent plus n’être que des troupeaux. Les règles ne peuvent alors qu’être coercitives, liées à des sanctions. Lorsque le rapport règles/sanctions ne peut plus s’accroître, lorsque les règles ne peuvent plus apparaître comme un cadre permettant une certaine autonomie, voire une certaine liberté individuelle dans les groupes, lorsqu’elles arrivent à ne plus pouvoir tenir compte de « l’être » de chacun, lorsque leur objet n’est plus que le maintien coûte que coûte d’un système en état de fonctionnement, alors les transgressions aux règles, les rebellions ne deviennent que des phénomènes que l’on peut qualifier de survie psychologique individuelle. Elles deviennent normales. La révolte et les formes violentes qu’elle peut prendre deviennent parfaitement explicables. Les mécanismes de feedback que des règles devraient être censées mettre en place n’existent pas et la violence entre les membres du troupeau devient la règle. Tout devient affaire de rapports de force, entre l’institution et ceux à qui elle s’adresse, entre chacun des individus qui sont maintenus en son sein. L’école concentrationnaire est de facto a-socialisante ou dé-socialisante, sans que cela soit une volonté délibérée de ses enseignants. Ceci étant accentué par le découpage industriel de la masse à répartir et à déplacer dans des cases, du temps à répartir par matières et de la pédagogie frontale alors la plus facile à appliquer. On peut parler de déshumanisation devenue quasiment indispensable pour que le système tienne.

Une vraie socialisation c’est, dans la résolution d’une contradiction, la conquête de l’autonomie dans l’allonomie sociale. Pouvoir « être » dans l’interdépendance avec d’autres. Les règles doivent naître alors de la nécessité de réguler l’interdépendance dont dépend l’existence du groupe en permettant « l’agir » et le « être » de chacun. A contrario, les règles deviennent permissives. En ce sens elles deviennent acceptables parce qu’elles organisent les possibles. Elles le deviennent d’autant plus quand c’est le groupe lui-même qui se trouve dans la nécessité de les élaborer. Les contraintes qui en résultent nécessairement ont moins besoin d’être assorties de sanctions instituées puisque leur non respect réduit les possibles de chacun dans le groupe. Il faut pouvoir appartenir au groupe, y être reconnu et s’y faire reconnaître pour pouvoir bénéficier du groupe. L’autorité des adultes ne consiste plus à IMPOSER leurs règles (ou celles de l’institution) comme dans la famille où l’autorité et sa contestation se situent dans l’affect, mais à AIDER le groupe et chacun dans le groupe à mieux vivre. Leur expérience d’adultes et de professionnels, c’est-à-dire leur autorité, est alors plus facilement reconnue et acceptée. Il faut aussi que la contestation puisse s’exprimer. Il ne s’agit plus alors de contester les personnes mais de contester le bien fondé d’une règle parce qu’elle semble ne plus permettre l’existence et la reconnaissance de chacun. Eventuellement la contestation peut alors aboutir à la réorganisation collective. Lorsque la contestation peut être admise, elle perd son caractère d’agressivité. La violence qui ne peut viser que des personnes ou une institution perd alors sa source. Cela est d’autant plus facile lorsque chacun a pu participer à l’élaboration de la règle, être acteur de l’organisation, dont il doit bénéficier. La socialisation ne s’apprend pas. Le meilleur moyen d’accepter les règles sociales, d’en comprendre la nécessité, c’est d’être confronté au besoin d’en créer pour pouvoir exister avec et parmi les autres.

La socialisation ne peut avoir lieu que dans des structures à la mesure de ceux qui les occupent. La socialisation, c’est aussi la cognition sociale en même temps qu’elle permet les processus cognitifs liés aux seuls apprentissages, les langages nécessaires à l’intégration sociétale. Pour qu’elle puisse avoir lieu, il faut nécessairement que les groupes dans lesquels enfants et adolescents doivent vivre et auxquels ils doivent participer soient à la mesure de leurs capacités relationnelles et sociales. Il est folie de faire passer brutalement un enfant de deux ou trois ans qui sort à peine d’une relation duelle, dans un rassemblement de plusieurs dizaines d’enfants tout aussi démunis que lui dans leurs capacités de percevoir les autres, de s’adapter aux autres. Ce d’autant que le jeune enfant est encore profondément dans l’affect. Toutes les constructions psychiques, cognitives et sociales nécessitent d’être dans un état sécure. Cet état ne peut exister que dans l’extension progressive des cercles relationnels dans lesquels l’enfant doit vivre. Les quelques adultes des écoles maternelles, malgré toute leur bonne volonté, ne peuvent réellement assurer cet état sécure quand ils doivent faire vivre ensemble et bénéficier de l’ensemble une masse de très jeunes enfants rassemblés quotidiennement dans le même espace. Et on en vient à vouloir repérer dans cette masse les enfants à risque et à « haut risque » quand c’est la masse elle-même qui les a créés.

Au fur et à mesure que se construisent les langages, que s’accroissent les capacités relationnelles, les groupes dans lesquels les enfants puis les adolescents doivent vivre et auxquels ils doivent participer peuvent s’agrandir. Mais ils restent toujours limités par les capacités de leurs éléments à les percevoir et à se percevoir dans ces groupes et leurs espaces. En dépend l’état sécure du groupe et de chacun dans le groupe, seul état propice aux apprentissages. Les possibilités d’accepter et de participer à l’organisation, au mieux à l’auto-organisation la plus profondément éducative, en dépendent aussi. De même que les adultes et équipes d’adultes qui ont à les piloter et à aider chacun dans ses constructions cognitives et sociales doivent eux aussi pouvoir percevoir et l’ensemble et chacun dans l’ensemble. Plus les enfants puis les adolescents conquerront leur autonomie cognitive et sociale, plus les groupes pourront s’agrandir et maîtriser leur organisation. Les lycées autogérés sont un bon exemple. Mais il y aura toujours des limites. Comment peut-on concevoir que dans un collège de cinq cents ou mille élèves de onze à quinze ans ces derniers puissent s’intégrer et participer à la vie sociale de l’établissement ?

Vingt mètres carrés par élèves, plus encore qu’un maître pour vingt élèves ! Je n’ai pas abordé la notion d’espace. Mais il est évident que pour vivre et organiser sa vie, tout groupe a besoin d’un espace qui constitue ses frontières. Un espace dans lequel il puisse évoluer, un espace qu’il puisse s’approprier, un espace qu’il puisse aménager, organiser suivant ses besoins propres. Chaque individu a aussi besoin d’espace, ne serait-ce que pour respirer. Même pour les prisons l’opinion et les pouvoirs publics admettent que confiner des criminels dans la promiscuité de quelques mètres carrés est inhumain. On ne s’offusque pas quand nos enfants sont dans la même situation. Le titre de ma tribune, l’école cabane à lapins, pourrait être pris comme inutilement provocateur. Et pourtant, regardez nos écoles !

Tout ceci n’aurait pas eu besoin d’une analyse. Le simple bon sens auquel on fait souvent appel aurait suffi. Comme le bon sens fait admettre aujourd’hui que la concentration verticale ou horizontale de l’habitat urbain a des conséquences sur les difficultés de la vie sociale. Ce qui fait que dans tous les propos que les uns et les autres tiennent à propos d’une transformation de l’école, dans toutes les propositions qui sont faites, dans tous les programmes politiques, scinder la plupart des macrostructures scolaires devrait être la première urgence. Aucune transformation n’est vraiment possible sans ce préalable. Je sais bien que les moyens qui seraient alors à mettre en œuvre paraissent démesurés et font peur, en particulier aux politiques. Tout dépend de l’importance et de l’urgence qu’on attribue à cette nécessité. Lorsqu’une catastrophe ou la bêtise humaine détruit une partie d’un pays, même exsangues les nations reconstruisent sans se poser de questions et trouvent les moyens. La catastrophe que l’on peut percevoir au moins intuitivement, c’est ce qui va advenir et de nos enfants et de la société qu’ils auront à vivre et à faire vivre. Est-ce moins important qu’une catastrophe financière soigneusement et ruineusement entretenue ?

Bernard Collot