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Par Jean-Michel Le Baut et Adeline Sontot Buisson

Le Séminaire national sur les métamorphoses de la lecture a tenu mardi 22 novembre sa deuxième journée de réflexion à la Bibliothèque Nationale de France. Six cents participants, enseignants, inspecteurs, chercheurs, universitaires, éditeurs, libraires, sont invités à réfléchir et échanger sur le thème : « lire-écrire-publier à l’heure du numérique ». La deuxième journée a été dominée par le troisième terme de ce triptyque : quelles mutations les technologies nouvelles entraînent-elles sur la publication, la diffusion et l’appropriation des œuvres ?

BAL TRAGIQUE A LA BNF : DEUX MORTS

L’édition et la librairie

Yvon Girard, directeur du développement éditorial de Gallimard, ouvre la journée par une conférence où il témoigne de son expérience de grand éditeur. Le centenaire de la maison Gallimard coïncide avec le développement du numérique, un bouleversement qui suscite chez l’orateur bien des inquiétudes et des rejets. Il conçoit le travail de l’éditeur comme un accompagnement du manuscrit au livre fini et considère que la France marquée par une forte tradition de culture livresque manifeste et manifestera un attachement continuel au livre papier. Le numérique va produire selon lui beaucoup de choses dangereuses, un « salmigondis » et des « imbécilités » transformant la culture en industrie de production. L’heure chez Gallimard est au conservatisme : « un auteur sera toujours un auteur », « un chercheur sera toujours un chercheur », « le métier de l’éditeur reste fondamentalement le même. » La seule question envisagée est celle du support : Gallimard a procédé a la numérisation de la quasi totalité de son catalogue (22 000 titres disponibles sur les plateformes de téléchargement légal), il convient de se protéger efficacement des pirates qui ne manqueront pas de s’attaquer au vaisseau royal de l’édition française. A une question posée sur le déferlement de publications chaque année, Yvon Girard de Gallimard concède qu’il y a un risque d’étouffement par la médiocrité et envisage comme solution de réduire le nombre d’auteurs : « moins serait mieux »

Une table ronde animée par Dominique Viart, professeur de littérature française à l’Université de Lille 3, s’attache ensuite à la problématique suivante : éditer-écrire-publier aujourd’hui : une nouvelle vie du texte ? D’emblée est répudiée « l’utopie d’un monde sans livres » au nom d’un héritage de civilisation à préserver. D’emblée les métiers liés à la diffusion de l’écrit sont dits « fragilisés par la mutation numérique ». D’emblée est affirmée la nécessité de non de publier mais d’éditer, c’est à dire de mener un souterrain travail d’accompagnement du texte.

Jean-François Manier, éditeur-typographe de la belle maison Cheyne qui publie une douzaine de livres chaque année pour un millier de manuscrits reçus, envisage son travail comme un métier de choix et de risques, artistiques et financiers : le travail consiste à accompagner l’auteur jusqu’à une version finie du texte. Yves Pages, auteur-éditeur chez Verticales, confirme : « 90% de notre travail c’est de dire non », d’autant que plus que jamais « les gens écrivent ». Il appelle à ne pas être technophobes, considérant comme acquise une première révolution, informatique plus que numérique, qui a conduit la majorité des auteurs à écrire avec un traitement de textes. Il concède que beaucoup de maisons d’éditions pèchent par formatage des œuvres d’une part, par manque d’interlocuteur continu, de dialogue éditorial, d’autre part. Jean Sarzana, ancien délégué du Syndicat National de l’Edition, co-auteur de « Impressions numériques : quels futurs pour le livre ? », , souligne qu’il ne faut pas confondre le livre numérisé, un ouvrage papier qui a simplement changé de support, et le livre numérisé, un ouvrage natif de la toile qui est appauvri s’il se retrouve sur papier. Dans le livre numérique, l’œuvre est ouverte vers l’interactivité, l’inachèvement, la correspondance avec d’autres écrivains de passage. Les auteurs ont d’ailleurs une approche du livre numérique plus avancée que celle des éditeurs. Jean Sarzana le rappelle : quand une technologie nouvelle fait irruption, elle commence toujours par s’appliquer à ce qui existait (par exemple avec l’imprimerie, la publication de livres pieux ou d’almanachs) ; la créativité ne s’exprime que dans un second temps (le livre a diffusé plus tardivement les idées nouvelles de l’humanisme) ; Jean-Marie Ozanne, qui tient la librairie Folie d’encre, défend un métier auquel il est attaché pour la qualité de la relation avec les auteurs, les éditeurs, les lecteurs.

Les échanges tournent bientôt à l’expression générale d’une peur des mutations en cours. Cette année ont été vendus aux États-Unis plus de livres numériques que de livres papier, ce qui menace la librairie. Sont dès lors pointés par les participants des risques variés : massification, uniformisation, appauvrissement des choix, inégalité entre les auteurs ayant une grande valeur marchande et les autres (phénomène renforcé par le poids des agents), développement sur les blogs d’une critique de connivence … Je ne crois pas qu’Amazon sauvera la littérature de création », dit un des orateurs. « Avec la disparition de la librairie disparaît la chance de rencontrer un livre par hasard », renchérit un autre qui n’a pas encore découvert le charme de la sérendipité numérique.

La tragédie qui se joue sur la scène n’est pas sans avoir son chœur. Sur Twitter simultanément, beaucoup de spectateurs grondent : « Tous ces gens semblent très inquiets. », « Où est passé François Bon ?», « je ne pensais pas venir ici pour entendre autant de fois qu’internet est très très très très très très inquiétant ! », « C’est vrai, quand on pleure sur une chaîne (du livre), elle rouille… », « Je serais d’avis de déménager la BnF dans Notre-Dame de Paris », « Il ne manque plus que Beigbeder pour parler de l’Apocalypse » … Il y a de quoi s’étonner en effet que la table ronde passe ainsi à côté de son objet : il s’agissait à l’heure du numérique de « repenser », et non de fustiger, « la nature et l’importance du travail éditorial, le dialogue de l’écrivain avec son éditeur, la place du libraire, les modes de circulation et de légitimation du texte. » Au terme de cette matinée, un statu quo, culturel et économique, a été défendu, au détriment d’une vraie réflexion sur les tirets du « lire-écrire-publier », qui invitent à changer ou fondre les rôles de lecteur-auteur-diffuseur pour réinventer la littérature.

MANUEL ET PROJET SCOLAIRE

Dans une conférence, Pierre Moeglin, professeur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris Nord, développe ses réflexions sur l’interaction entre les manuels scolaires et les projets pédagogiques. Selon lui, les outils et les médias sont en perte d’efficacité. Le manuel a été la clé de voute du système pendant plus d’un siècle et demi pour uniformiser une éducation devenue nationale, assurer un enseignement qui se devait d’être collectif et simultané, favoriser la reconnaissance professionnelle d’un corps de professeurs jugés sur leur aptitude à utiliser leur manuel, permettre des compromis entre acteurs publics (l’école) et privés (les éditeurs). L’édition scolaire occupe encore la 3ème place dans l’édition après la littérature et les beaux-livres, mais décroit régulièrement sur la moyenne et longue durée.

Le manuel est en porte-à-faux avec de nouvelles manières d’apprendre : apparition d’un « encyclopédisme de l’éphémère », remise en cause de la discipline dans sa linéarité et sa globalité), « régionalisation des savoirs », importation de questions et connaissances extrascolaires, importance accrue de la sphère familiale, inversion de la hiérarchie entre la conception et la réalisation (Sennett : « Faire, c’est penser ») … Il est à noter que l’institution elle-même valorise l’interdisciplinarité et que les enseignants eux-mêmes goûtent la lecture mosaïque comme le montre leur passion de la photocopie.

Or les digital natives ne sont pas si compétents, il faut donc les former, ce qui signifie pour les enseignants se battre avec les outils informatiques et non contre eux. Des voies existent. Il convient notamment de « scolariser les habitudes exogènes » en les introduisant à l’école : par exemple les appropriations indues du type copier-coller sont dénigrées alors que par ailleurs on incite les élèves à chasser-cueillir la connaissance. Peut-être faudrait-il vraiment les familiariser aux contraintes et vertus de la citation et de l’emprunt, à la publication ouverte aux commentaires, à la polyphonie des textes, aux différents modes de lecture ?

Selon Pierre Moeglin, une grande partie des problèmes sont ceux que l’institution se donne à elle même. C’est aussi à l’intérieur qu’il faudra trouver des solutions …

LE MANUEL SCOLAIRE A-T-IL ENCORE UN AVENIR ?

Une table ronde, animée par Jean Ehrsam, Inspecteur général, vient confronter les expériences de divers auteurs et éditeurs de manuels de lettres. Ouvrent-ils à la lecture ou l’enferment-ils ?

Alain Pages, professeur à l’Université Sorbonne nouvelle-Paris 3, remarque qu’aujourd’hui les manuels s’écrivent vite, ce qui conduit à des bricolages. Romain Lancrey-Javal, professeur de lettres et auteur de manuels scolaires, en dévoile les contraintes (les programmes, les problèmes juridiques, les impératifs économiques …) et soulève la question du destinataire : l’auteur s’adresse peut-être davantage à ses collègues quand l’éditeur veut cibler les élèves. Un participant s’étonne d’ailleurs d’avoir vendu plus de livres du maître que de manuels … Marie-Jose Fourtanier, universitaire, rend compte de la difficulté à donner à la fois des connaissances et du goût pour la lecture : il y a plus d’investissement personnel à lire une œuvre que des morceaux choisis, le guidage méthodique des élèves et l’approche souvent formaliste des textes peuvent être des freins. Marie-Lucile Milhaud, IPR-IA honoraire, « évoque une « schizophrénie vivifiante », qui doit amener à offrir aux professeurs la démarche didactique adaptée tout en posant des questions pertinentes aux élèves. Véronique Jacob, directrice de collections chez Gallimard, souligne combien la question du plaisir est spécifique à la discipline littéraire : au professeur de français, les parents demandent volontiers comment donner le goût de la lecture à leur enfant ; au professeur de maths, ils demanderont s’ils est judicieux de lui donner des cours particuliers

Il revient à Caroline d’Atabekian de présenter « Passeurs de textes », un manuel original que Weblettres vient de publier avec les éditions Le Robert.

Weblettres est une association de professeurs de français bénévoles née en 2002, qui fédère les professeurs de français sur Internet : mutualisation de cours, de liens, échanges à travers groupes de travail et listes de discussion, plateforme de blogs de classe et d’exercices interactifs, promotion des TICE et de l’innovation pédagogique en général. Depuis 2006, l’association édite également des livres pour les professeurs de français, des ouvrages didactiques issus de la mutualisation : « nous avons découvert que nous étions devenus éditeurs et que nous avions une responsabilité », « nous nous sommes aperçus que les profs nous accordaient une certaine autorité : si c’est sur weblettres c’est sérieux », « l’autorité est garantie non par le nom d’un IPR sur la couverture d’un manuel mais plutôt par le fait que le travail a été réalisé par des pairs : c’est l’effet du web 2.0 qui anime les communautés d’enseignants. »

Le manuel « Passeurs de textes » propose quant à lui une cinquantaine d’activités TICE autour de la lecture. Il est le résultat d’un véritable parti pris. Aujourd’hui, qu’il soit ou non numérique (et donc personnalisable), le manuel promeut toujours le même type d’approche des extraits littéraires : un questionnement dialogué avec l’enseignant, guidé par deux ou trois axes de lecture. Il s’agit toujours de cours dialogué, approche qu’il s’agit de rénover : « loin de songer à réaliser un manuel numérique (c’est même, paradoxalement, le seul manuel du marché qui n’ait pas de version numérique !) nous avons souhaité proposer aux élèves de véritables activités leur permettant de s’approprier les textes par eux-mêmes, en exploitant les technologies numériques ».

Caroline d’Atabekian illustre le projet par quelques exemples : réaliser un diaporama sur le personnage d’Oreste à travers les siècles pour montrer les représentations successives du mythe d’Oreste et des Atrides travers l’histoire littéraire ; travailler sur les représentations de Tartuffe à partir des premières de couverture disponibles sur Internet ; présenter les personnages des « Lettres persanes » dans un reportage vidéo sur le mode journalistique… Ce sont des « activités motivantes qui invitent l’élève à plonger seul dans l’œuvre, avec un projet de réalisation à la clé. ». Il s’agit à chaque fois de mettre l’élève en activité à l’aide du numérique. Caroline d’Atabekian se dit d’ailleurs peu convaincue par le manuel numérique à proprement parler, qui ne permet guère de développer chez les élèves des compétences technologiques (il faut les aider à fabriquer des objets multimédias) et qui ne correspond pas vraiment aux attentes des collègues (« les professeurrs aussi veulent butiner sur internet »).

LA QUESTION DU SUJET

Les expériences et propos de Caroline d’Atabekian le démontrent clairement : l’enjeu est bien d’imaginer avec le numérique des pédagogies actives, la question est en réalité celle des usages plus que des outils.

En ce sens, le problème du manuel est peut-être déjà obsolète. Comment peut-on penser encore à distinguer anthologie de textes et méthodes d’expression quand il s’agit de relier lecture et écriture ? N’est-ce pas à l’élève lui-même de construire désormais sa propre anthologie en explorant la bibliothèque infinie qu’est amenée à devenir la toile ? Est-ce que le manuel idéal n’est pas celui qu’il se fabriquera, nourri des textes qu’il aura lus, réécrits, écrits, publiés ?

« Lire-écrire-publier » est le programme que présente, avec des tirets bienvenus, le séminaire : ces mots resteront assurément bien vains si l’élève ne devient pas réellement sujet des verbes …

Site :
http://pnf-lettres.crdp.ac-versailles.fr/

Facebook :
https://www.facebook.com/LireEcrirePublier

Manuel “Passeurs de textes” :
http://www.weblettres.net/blogs/?w=passeurs

La première journée