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Par Bernard Collot

Dans ce beau texte, Bernard Collot défend l’école de proximité.  » S’il est important que l’école appartienne au paysage social, ce n’est pas que pour les enfants. C’est important pour que puisse se constituer une communauté éducative, pour que l’école soit un des éléments constitutif d’une collectivité territoriale, un de ses pôles. » Parce que la communauté aussi participe à l’éducation.

6H30… 7 H… 7H30. Dans chaque village, sur la place en plein vent, parfois en pleine campagne à un croisement de chemins, on peut voir des enfants, des adolescents attendant silencieux et encore endormis qu’apparaisse le bus de « ramassage » scolaire. Ramassage ! Rien que le terme couramment utilisé devrait faire hérisser les cheveux même si les pancartes des cars des Conseil généraux sont prudemment intitulées « transport scolaire ». 8H… 8H30… 9H. Les cars convergent à la même heure devant le portail de l’école, du collège ou du lycée du chef-lieu et déversent leurs cargaisons pas mieux réveillées. Et, à peine le portail franchi, il va falloir que ces enfants, ces adolescents se transforment immédiatement en élèves (1). C’est un déplacement quotidien et massif de populations enfantines. En milieu rural, il y a encore quelques municipalités, quelques parents qui tentent de défendre une école de proximité. Si l’argument le plus fréquemment et justement utilisé est la désertification des villages, il n’est pas le plus important.

L’enfant se construit, conquiert son autonomie donc apprend, en étendant progressivement ses cercles d’investigations. C’est aussi son moyen de rester en sécurité, d’être sécure selon le terme très utilisé par Hubert Montagner ou Boris Cyrulnick. Il a besoin de repères et de s’appuyer sur ces repères pour aller plus loin, là où il y a du risque, de l’inconnu. Du berceau au tapis, de la chambre à la cuisine, de la maison au jardin, du jardin au village… c’est l’extension de l’espace topologique. De la mère à la famille, de la famille au voisinage, à d’autres enfants, d’autres adultes… c’est l’extension de l’espace relationnel. En même temps, par cela et pour cela, se complexifient tous ses langages, outils de son autonomie. Pourquoi tous les observateurs constatent-ils l’étonnante tranquillité d’une classe unique ? Et les évaluateurs l’anormalité de leur efficience ? Parmi les raisons plus complexes que j’ai évoquées dans d’autres textes (2), il y a celle de la proximité. L’école, comme la mairie, la place, l’épicerie, la poste, le stade (3)… fait partie des repères de l’espace communautaire, espace dans lequel sont inclus les espaces de vie précédents de l’enfant, l’espace familial. Cette école est repérable et repérée par les enfants, avant qu’ils n’y pénètrent, avant que leurs parents les y accompagnent. Si comme les rares classes uniques que je cite souvent l’école est ouverte en permanence et devient un lieu accessible et attirant où l’on puisse venir en dehors des heures scolaires faire autre chose que des exercices, elle est alors un lieu familier qui n’inquiète plus.

Si l’école buissonnière fait partie du folklore (et est devenue le chancre « absentéisme ! »), si le temps du « chemin de l’école » riche en découvertes et aventures de toutes sortes s’est le plus souvent réduit à un temps dans les véhicules parentaux (civilisation de la bagnole et phobie sécuritaire), l’école avec ses occupants fait quand même partie du paysage familier, la transition quotidienne s’effectue dans ce paysage. L’environnement de l’école, quand il est familier, explorable, constitue et un espace de transition sécurisant, et un espace éducatif. L’osmose qui doit exister entre l’école et sa proximité, n’est pas seulement nécessaire dans le cadre des pédagogies actives qui s’alimentent en partie de cette osmose avec son milieu. Elle est aussi nécessaire dans la re-connaissance réciproque entre professionnels de l’école, parents, municipalités, tissu socio-éducatif, habitants. L’école ne peut pas être ou rester un espace froid, isolé, géré par des fonctionnaires. Son humanisation ou sa ré-humanisation ne peut se faire que dans sa proximité. La confiance (confiance des parents et des enfants vis-à-vis de l’école, confiance des enseignants vis-à-vis des parents), qui ne se donne pas ni ne peut se réclamer, ne peut s’établir que dans la connaissance mutuelle, les rencontres et les relations facilitées, et elle amène peu à peu à la participation, à la coresponsabilité. Dans ma classe unique, par la force des choses je voyais les parents tous les jours ou les parents me voyaient tous les jours, je croisais souvent le maire sans avoir besoin de demander un rendez-vous. Bien sûr il y avait les statuts, les fonctions, les rôles, les domaines d’action. Mais les rapports ne s’établissent pas seulement sur des étiquettes et peuvent alors s’ajuster aux personnes dont on a une connaissance, s’établir dans une durée et gagner en efficience. Tous mes collègues s’étonnaient de l’équipement d’une minuscule école accordé par des maires dont la réputation n’était pas d’être des maires progressistes !

A l’inverse on peut craindre à juste titre la pression de cette proximité. Elle était autrefois et parfois compensée de par la position de « notable » du maître d’école ou ses pouvoirs de secrétaire de mairie. Il était dans un rapport d’image qui le protégeait. Il n’empêche que l’on pourrait écrire plusieurs livres rien qu’avec les histoires cruelles arrivées à bon nombre d’enseignants détruits ou obligés de fuir cette pression, en particulier lorsqu’ils pratiquaient des pédagogies différentes. La proximité s’infiltrant jusque dans l’intimité de leur vie personnelle. Contrairement à ce qu’il est encore courant d’entendre, je ne préconise pas, même en milieu rural, l’habitation et l’implication militante et sociale des enseignants dans les lieux où ils exercent. Cela peut paraître contradictoire avec l’ouverture de l’école sur son environnement. Pourtant pour avoir vécu les deux situations, involontaire dans la première, consciente dans la seconde (classe unique) je peux dire que c’est dans cette dernière que j’ai pu effectuer mon métier sans pression. D’abord parce que dans ma personne n’avait à être reconnu que le professionnel. C’est important parce que ce professionnel dans l’école s’adresse et agit sur ce qui constitue une partie intime d’autres personnes, leurs enfants. On ne peut pas forcément l’accepter d’un voisin, voire d’un ami. Ensuite parce que l’entité territoriale qui constitue la proximité fonctionne comme un système vivant, avec ses pôles antagonistes, ses dynamiques, ses synergies, ses perturbations. Si le professionnel de l’école s’y implique, s’y mêle, alors l’école, un des carrefours de ce système vivant, est prise aussi dans les soubresauts qui agitent normalement tout groupe social. L’enseignant peut en devenir l’otage. Dans l’analyse des affaires dont les enseignants ont fait les frais, la pédagogie n’est souvent que le prétexte mis en avant. Il est plus facile d’en faire ainsi des boucs émissaires lorsqu’ils ont été aussi des protagonistes des soubresauts. La nécessité d’une école de proximité n’implique pas la nécessaire présence de ceux qui ont à la piloter dans la vie de cette proximité. L’école est un des éléments qui structure un territoire géographique et social. Ses enseignants doivent rester comme les professionnels faisant partie de la structure du territoire et non pas comme les acteurs agissant dans le territoire.

S’il est important que l’école appartienne au paysage social, ce n’est pas que pour les enfants. C’est important pour que puisse se constituer une communauté éducative, pour que l’école soit un des éléments constitutif d’une collectivité territoriale, un de ses pôles. Une collectivité ne se construit que par rapport à ce qui lui est nécessaire et visible dans l’espace qu’elle occupe. L’aménagement de cet espace, ce qui est ou devient commun, ce qui correspond à un intérêt collectif, ce qui est appropriable par la collectivité. Chacun de ces pôles devenant à la fois des repères identitaires en même temps que l’objet d’interrelations sociales. Ils s’inscrivent dans le « social-historique » de la communauté, contribuent à son identité. Il est vrai qu’autrefois très souvent l’école n’était pas l’objet de beaucoup d’attention des habitants et des municipalités. Parfois les maires étaient trop contents de se débarrasser de son entretien quand elle était supprimée. L’évolution sociétale fait qu’il n’en est plus de même aujourd’hui, au moins dans les petites ou moyennes collectivités locales. Dans ce qui fait protester contre la suppression d’une classe ou accepter la disparition d’une classe unique, c’est le multi-âge. Mais en dehors de cela ou malgré cela, l’argument principal pour résister à l’éradication d’une petite école c’est « la mort du village ». On pense à mort économique ou démographique. La plus grave et inéluctable, c’est la mort citoyenne. En perdant son école, un territoire perd une grande partie de ce qui justifie l’interrelation citoyenne, même lorsque ce qui se fait dans l’école provoque des contestations, nécessite des discussions, des consensus, des compromis. C’est le sentiment d’appartenance à un collectif qui induit l’intérêt du collectif et permet la constitution d’un collectif. Celui-ci disparaît quand l’école cesse d’être ce qu’elle était à l’origine, communale. La généralisation des RPI éclatés de plus en plus vastes dans des EPEP, des concentrations sur les chefs-lieues, fait disparaître les dynamiques locales dont bénéficie l’école quand celle-ci n’est plus dans les frontières d’une collectivité pouvant s’identifier. Elle se déshumanise, se dé-concrétise un peu plus. A contrario de ce que l’on voudrait, elle se fragilise, facilite sa déconsidération, sa désignation comme bouc-émissaire.

Dans une mobilité sociale et démographique qui concerne aujourd’hui tous les territoires, l’école de proximité joue un rôle important d’intégration des populations. C’est à l’école que les nouveaux parents rencontrent une partie de la population et se rendent visibles à cette population, s’intègrent dans un groupe social. Leurs témoignages du rôle joué pour eux par l’école sont unanimes. C’est également lorsque l’école est incluse dans son territoire de proximité que se constitue une « entité parents », que peut se développer le partenariat dont par ailleurs on déplore l’absence. Si dans les classes uniques dont je parle souvent 100% des parents participaient aux fréquentes réunions, répondaient dans la mesure de leurs disponibilités aux sollicitations quand l’école avait besoin d’eux, et souvent avec enthousiasme, le chiffre tombait à quelques petits pourcents lorsque les enfants de ces mêmes parents étaient répartis dans des écoles d’un RPI. On retrouve le même petit pourcentage dans les macrostructures urbaines et les enseignants le déplorent sans même plus s’en étonner. Pourtant toutes les études sociologiques montrent que l’attention que les parents de tous les milieux sociaux portent à la scolarité de leurs enfants n’a cessé d’augmenter depuis une trentaine d’années. Lorsque l’attention des parents à l’école, leur présence, leur intérêt, peut se matérialiser et devenir ainsi perceptible pour leurs enfants, on a partout constaté l’amélioration de l’état sécure de ces derniers, l’amélioration de leur motivation, l’amélioration de la relation triangulaire enseignant/parent/enfant.

Un morcellement qui n’aboutit pas à ses objectifs. Les RPI (regroupements pédagogiques intercommunaux) s’ils ont été créés dès leurs débuts (1975) pour éviter la suppression d’une école de village, ils l’ont été aussi pour améliorer les résultats scolaires. Cela paraissait rationnellement évident. Or, les travaux de Françoise Oeuvrard (1993, direction de l’évaluation et de la prospective) qui ont créé la surprise en révélant que les résultats scolaires des classes uniques étaient légèrement supérieurs à la moyenne nationale, ont aussi révélé que ceux des RPI se trouvaient plutôt dans la moyenne inférieure. Ce qui avait été prudemment passé sous silence. Les travaux plus récents de Bruno Suchaud et Christine Leroy-Audoin (2006, IREDU) l’ont involontairement confirmé : les classes à deux cours qui s’avèrent moins efficientes que les classes à un cours se trouvent en majorité dans les RPI largement répandus dans le territoire étudié. Cette surprenante et paradoxale moindre efficience des RPI s’explique très bien par toutes les raisons évoquées précédemment. Ils brisent la continuité des espaces de construction de l’enfant, y compris l’espace affectif une des conditions de l’état sécure. Ils brisent la communauté éducative dans ses rapports avec l’école ou tout au moins la rendent plus fragile. Ils brisent les équipes enseignantes qui n’ont plus une vue globale de l’enfant et de son environnement, qui ne peuvent plus agir dans la complémentarité quotidienne, voire dans la solidarité professionnelle. L’école ne constitue plus une unité centre d’un intérêt et d’une vie communautaire.

Evidemment la proximité s’étend au fur et à mesure que s’accroît l’autonomie de l’enfant qui devient adolescent, s’étendent ses centres d’intérêts, ses capacités d’appréhender et d’évoluer dans un environnement géographique et social plus large. Mais il reste toujours le centre des cercles de son extension, cercles où il doit être de plus en plus acteur. Les nombreux rapports qui concernent l’organisation territoriale du système scolaire se basent sur des chiffres, sur la mutualisation des moyens, les économies d’échelle à réaliser. C’est ainsi que des écoles, de petits collèges comme celui de Saint Martin Valmeroux doivent être rayés des cartes et que sont balayés les constats de leur meilleure efficience. Même lorsque le ratio enseignant/nombre d’élèves est semblable à la moyenne. Ce qu’il va bien falloir entendre un jour, c’est que les constructions cognitives des enfants et l’efficience d’une école, même si on ne s’attache qu’aux chiffres de résultats scolaires, dépendent de conditions qui ne sont pas celle d’une logique que l’on pense rationnelle. La proximité est une de ces conditions. Une condition constatée.

Bernard Collot

Centres de Recherches des Petites Structures et de la Communication

Notes

(1) Au collège de Clithède, à Bordeaux, à une époque récente les cours ne commençaient qu’à 10 heures, laissant une heure de transition aux élèves pour reprendre tout doucement leurs marques dans un espace aménagé. Le constat étant l’amélioration de l’efficacité des cours dans la journée. Simplement du bon sens !

(2) L’école de la simplexité, p 219…

http://pagesperso-orange.fr/b.collot/b.collot/simplexite.html

« Une école du 3ème type ou la pédagogie de la mouche » p. 209…

(3) A remarquer qu’au fur et à mesure que disparaissent les repères sociaux que sont services publics, commerces, la vie sociale devient de plus en plus inexistante. L’espace communautaire devient un espace interrelationnel vide. Il ne constitue plus un espace d’investigations sociales pour l’enfant.