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Par François Jarraud

Directeur du rapport commandé par le HCE sur les expérimentations liées à l’article 34, Yves Reuter dresse un portrait sévère de la façon dont l’éducation nationale veille aux expérimentations. Si le discours officiel les met en avant, sur le terrain les enseignants innovants sont seuls et leur travail n’est pas valorisé.  » On peut dire qu’il y a encore une contradiction entre la volonté affichée par le ministre de valoriser l’expérimentation et la réalité de la mise en oeuvre. »

Au terme de cette étude a-t-on une idée précise de l’innovation pédagogique en France ?

Non, très mal. Il y a des gens qui innovent sans le dire. Les structures qui répertorient l’innovation sont assez peu fiables. Si on ajoute les problèmes de définition qui sont derrière le terme « innovation », c’est encore plus difficile. Car entre l’innovation qui consiste à faire quelque chose qui sort du fonctionnement ordinaire du professeur et de l’établissement et celle qui fabrique du nouveau, quelque chose qu’on n’a pas vu jusqu’à présent, il y a une grande marge. Parfois on était surpris de voir posées comme innovation des choses qui sont connues depuis des décennies. Il y a un flou assez intégral qui s’oppose au discours parfois assuré de certains responsables ministériels.

Vous notez, par exemple, une sous -représentation de l’enseignement primaire qui a pourtant une forte tradition d’innovation. Comment l’expliquer ?

Cela tient déjà aux formes mêmes de rédaction du texte de loi où le primaire a pu s’interroger pour savoir s’il rentrait dans son cadre. Et ceux qui suivent les expérimentations au niveau académique, les CARDIE, sont des IPR. C’est une autre hiérarchie que celle du primaire. Par suite le primaire a pu se sentir peu concerné. Il y a aussi des académies qui n’ont pas fait remonter les expérimentations du primaire. Enfin certains enseignants du primaire qui expérimentent et qui appartiennent à la pédagogie Freinet ou la pédagogie de projet sont très méfiants devant ce qui est porté par l’institution. Ils ont peur de perdre une part de ce qu’ils ont pu mettre en place.

Du coup on ne peut pas montrer l’évolution des expérimentations ?

On n’en a pas d’idée. C’est curieux car on a épluché les brochures du ministère sur la question, et ça ne nous semble pas fiable. Il est impossible de dire si ça augmente ou si ça diminue. On ne sait pas. Avec en plus le problème de catégorisation entre expérimentation et innovation. On ne sait pas si ce qui n’est pas accepté comme expérimentation article 34 continue comme innovation ou pas.

Peut-on avoir une idée de l’effet de l’article 34 ?

C’est très difficile d’évaluer cet effet. Les évaluations qui ont eu lieu sont variables dans leur forme ou ne sont pas effectuées. Elles peuvent porter sur des dimensions fort variables par exemple sur l’évolution d’une filière, le comportement des élèves, l’évolution de l’établissement, des enseignants. Donc c’est très compliqué. On n’est pas arrivé à évaluer. En revanche on peut dire que ça a des intérêts. L’article 34 a permis à des établissements d’obtenir des moyens, à des équipes de se protéger, à des enseignants de travailler ensemble. Cela fait partie des dispositifs qui donnent un peu d’air à ceux qui s’en emparent. On voit aussi des enseignants qui grâce à l’expérimentation modifient leur perception sur les élèves, sur leur travail par exemple. Finalement un des derniers leviers auxquels les enseignants peuvent s’accrocher, contrairement à ce que dit le discours médiatique, c’est la pédagogie. Il faudrait s’en rappeler pour leur formation initiale.

On observe malgré tout une sorte d’inversion de l’esprit de la loi : au départ l’idée était de favoriser les initiatives locales d’établissement et plus ça va plus le mouvement s’inverse en repassant par le ministère et les rectorats.

Vous parlez d’inégalités entre les académies. Comment les expliquer ?

Cela dépend des traditions des académies, du recteur, de l’influence des CARDIE, de la composition sociale de l’académie. L’article 34 est aussi un moyen pour les enseignants qui sont dans des académies en grosse difficulté de tenter d’agir pour survivre ou pour faire mieux. Le thème de la survie, qui a disparu de la note du HCE, est apparu dans notre étude.

Vous parlez d’épuisement des enseignants et de résistance. C’est un phénomène important ?

Les enseignants sont fatigués car leurs conditions de travail deviennent plus difficiles. Le ministère ne donne pas les moyens de sa politique. Il dit que l’innovation c’est important mais les moyens sont dérisoires. La reconnaissance accordée est inexistante, cela revient constamment. Les enseignants ont l’impression de n’être pas reconnus. Ils ont l’impression d’aller à la charité pour obtenir des moyens, presque d’indignité. Le thème de la résistance est aussi apparu de manière frappante. A coté du discours ancien sur l’idée d’améliorer les choses est apparu un discours qui dit lutter contre la dégradation de l’école. Il y a là quelque chose de contradictoire de voir des gens qui s’emparent d’article de loi pour essayer de combattre la dégradation mise en oeuvre en partie par un ministère proche de celui qui a fait passer la loi.

Les équipes ne sont pas assez soutenues ?

Les moyens alloués dans la plupart des académies sont très faibles en terme financier et d’heures complémentaires. C’est dérisoire et ça ne correspond pas au travail accompli. Il y a un problème complémentaire : c’est le manque de pérennité. D’une année sur l’autre les équipes ne savent pas si elles verront leurs moyens maintenus. Les gens sont mutés, déplacés parfois sans l’avoir souhaité. On peut dire qu’il y a encore une contradiction entre la volonté affichée par le ministre de valoriser l’expérimentation et la réalité de la mise en oeuvre.

Dans sa note le HCE recommande de valoriser les expérimentations. Qu’en pensez-vous ?

On avait aussi fait cette recommandation puisque les gens souffrent de son absence. Le HCE a raison. A part certains pour qui cela s’inscrit dans un projet de carrière, par exemple des chefs d’établissement, les professeurs de terrain en général disent qu’ils n’ont pas de valorisation. Ou alors elle passe par l’extérieur, par la presse régionale ou par des organismes comme le Café pédagogique. Ils ont l’impression de ne pas être reconnus. Ils ne voient pas suffisamment les gens qui sont chargés de soutenir l’innovation. Les CARDIE ont de nombreuses tâches et peu de moyens. Il n’y a personne qui regarde vraiment ce que les innovateurs font. C’est un vrai problème y compris pour une politique de l’expérimentation car les décideurs ont l’impression de connaître les choses. Dans le rapport nous montrons que perdure chez certains décideurs l’idée qu’ils vont apporter la lumière à des gens perdus dans leur obscurantisme. Il n’y a pas de temps véritable de discussion avec les gens. Ils sont dans une grande solitude. Elle a été accentuée ces dernières années avec la diminution des moyens de recherche et la restructuration de l’INRP qui accompagnait précédemment. La mise en veilleuse des IUFM également a joué un rôle : les innovateurs ne sont plus invités dans les IUFM. Du coup les gens sont désespérés, un peu aigris parfois. Il faut travailler sur cette reconnaissance. L’éducation nationale peut le faire. Sur le terrain le discours sur l’innovation ne se voit pas.

Le HCE recommande aussi d’imposer les expérimentations aux enseignants au titre du respect du projet d’établissement. Peut-on imposer des expérimentations ?

Le HCE rappelle la logique qui est que l’article 34 est lié au projet de l’établissement et que les moyens y sont liés. Ce qui fait que si l’on nomme quelqu’un dans l’établissement on doit faire attention à ce que son profil corresponde au projet. Ce n’est pas absurde. Mais les règles de fonctionnement ne sont pas exactement celles-ci. Et des projets peuvent être inconnus des enseignants de l’établissement voire du chef d’établissement qui arrive. Il y a là aussi une vision du haut assez extraordinaire par rapport à la réalité vécue.

L’institution peut-elle innover ?

Elle peut se transformer. Innover est presque une nécessité. Historiquement il y a toujours eu des innovations. Si pour le HCE il y a rupture avec l’article 34, pour nous c’est une tradition ancienne. Il y a toujours eu des gens de terrain qui font bouger les choses, pour s’adapter ou pour aider les élèves. C’est aussi un ballon d’oxygène pour l’institution, ça lui permet d’ouvrir des pistes. L’éducation nationale a un besoin constant d’innovations. De ce point de vue des équilibres sont menacés par exemple avec la baisse des moyens des mouvements pédagogiques innovants. Il y a là aussi un paradoxe à revendiquer les expérimentations tout en réduisant les moyens des laboratoires pratiques de l’expérimentation.

Propos recueillis par François Jarraud

Liens :

Le rapport Reuter

http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/21/117.pdf

Les Journées de l’innovation du ministère

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/06/0306[…]

Sur Y Reuter

Des écoles Freinet sous la loupe de l’université

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/86_ICEM_De[…]

Y Reuter parle didactique

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/[…]

Les mondes de l’écrit

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2011/GFEN[…]

Le 4ème Forum des enseignants innovants

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/20[…]