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Laurence Ryf enseigne le français au Collège Rabelais de Saint Maur des Fossés. Elle y orchestre le « Rablog », autrement dit le blog de Rabelais, qu’elle définit comme un « journal virtuel littéraire et culturel entièrement rédigé par des adolescents francophones et non francophones de 11 à 17 ans ». Le projet témoigne de la capacité du numérique à revitaliser l’enseignement du français, à développer par l’écriture et la créativité les compétences linguistiques et le plaisir de la littérature. Il montre aussi comment il est possible d’abattre les murs de la classe pour refonder l’école sur des valeurs autres que la compétition : le partage, l’ouverture vers le monde, le bonheur d’enrichir, par la connaissance et la communication, son humanité.

Dans la présentation de votre projet au Forum des enseignants innovants, vous faites un vibrant éloge du plaisir à l’école : en quoi est-il selon vous essentiel que l’école soit un lieu de plaisir ? dans quelle mesure les activités que vous menez dans ce projet sont-elles susceptibles de susciter ce plaisir d’apprendre ?

Il s’agit avant tout – à l’Ecole comme ailleurs – de vivre. La question relève de la philosophie : Dois-je subir ma vie ou tout faire pour en être pleinement acteur ? La réponse est évidente. L’Ecole est un lieu de plaisir dans la mesure où j’ai plaisir à aller à l’Ecole. Celui qui traîne les pieds et soupire dès le matin, qu’il soit adulte ou enfant, ne retiendra pas grand-chose de sa journée parce qu’elle ne lui aura rien apporté de nouveau. Celui au contraire qui sait dès le réveil qu’il va vivre avec d’autres un moment unique et créatif est au contraire pressé de sauter du lit. Ce pourquoi il convient que l’élève soit en activité en classe. Le plaisir à l’école, c’est le plaisir de grandir, de s’enrichir en agissant. C’est je crois ce plaisir-là qui donne le goût d’apprendre.

Il est évident également que moins on est inhibé plus on est talentueux. Sans plaisir en classe, l’élève peut-être laborieux, il n’est jamais lumineux. Or, comment l’amener à savourer le plaisir du texte – si tel est l’objet d’un cours de français – sans l’inviter aussi ou peut-être d’abord à explorer sa propre sensibilité et à découvrir le plaisir et l’intérêt de la création littéraire ?

C’est pourquoi les activités proposées ne reposent pas sur de la restitution de connaissances apprises par cœur et ce ne sont pas non plus des exercices. C’est l’implication de l’élève dans sa production qui est sollicitée. On échappe ainsi à la violence du « c’est juste ou c’est faux ». En sollicitant la créativité, l’imagination, l’originalité, on permet à chacun d’être soi-même. Les élèves les plus en difficultés découvrent alors qu’ils « ne sont pas si nuls » et que leur participation à la réalisation collective est essentielle. Le journal renvoie aux élèves une très belle image d’eux-mêmes et c’est un stimulant pour apprendre car chacun découvre que mieux on écrit, plus on a de plaisir à publier son article. Ce dernier devient un peu comme un cadeau offert aux lecteurs. Il y a surenchère. « Tu mets la barre très haute ! » dit un élève de 5° dans un commentaire. La stimulation remplace la compétition et c’est tout le groupe qui y gagne. En engageant ainsi tous les élèves dans la création d’une œuvre collective, on trouve « par la même occasion » si j’ose dire, d’efficaces solutions aux difficultés tant redoutées de gestion de classe. Quand on est content de venir en classe, il n’y a pas de problèmes de discipline.

Concrètement : comment les élèves travaillent-ils sur ce blog ? pouvez-vous donner des exemples de types de productions qu’ils y publient ?

Les élèves sont des Rablauteurs c’est-à-dire qu’ils sont les auteurs de tous les textes publiés. Les démarches peuvent être différentes suivant les groupes et selon les moments de l’année.

En classe d’accueil, l’écriture est presque toujours collective. L’article se construit en classe entière et le défi est de le publier à la fin de la séance de travail. On sort de classe avec un nouveau texte que tout le monde sait par cœur et dans les escaliers on cherche comment on pourrait le mettre en musique.

Un exemple d’activité ? En classe non-francophone, une des toutes premières priorités est la reconnaissance des sons spécifiques au français car on ne peut prononcer un son que l’on n’entend pas. Le travail sur la phonétique a donc une large place. Le son (u) est un des plus difficiles et demande une attention toute particulière. Dans un premier temps, nous collectons donc tous ensemble les mots connus des élèves et dans lesquels ils entendent (u). Un certain nombre de mots est éliminé ce qui donne autant d’occasions de travailler la discrimination auditive et provoque aussi beaucoup de fous rire car les contre-sens dus à des erreurs de prononciation sont nombreux.

Il peut arriver aussi que l’on s’aide du dictionnaire pour trouver plus de mots et c’est alors des compétences de lecture qui sont travaillées, à commencer par l’apprentissage de l’ordre alphabétique.

Mais il ne faut pas en rester là pour que la compétence soit acquise par l’élève. Le savoir n’est pas le savoir-faire. C’est pourquoi l’objectif suivant est alors d’écrire un texte en utilisant exclusivement des mots contenant le son (u). La liste peut être complétée si de nouvelles propositions fusent. Les élèves font des propositions de phrases à l’oral et elles sont notées au tableau si elles plaisent à tout le monde et recopiées sur feuille par les élèves.

Dans un troisième temps, quand le texte est jugé terminé, on s’entraîne à le lire et à le dire, en chœur et individuellement.

A la fin de la séance, la prestation orale est enregistrée et mise en ligne sur le Rablog. Le soir, à la maison, les élèves doivent recopier le texte noté au brouillon dans leur petit cahier d’expression en le mettant en page de manière créative et originale. Le lendemain, les plus beaux cahiers sont scannés et on ajoute des illustrations dans l’article publié la veille. Cette manière de faire est plaisante et permet aux élèves de faire des progrès très rapidement et presque « sans s’en rendre compte » car ils écoutent à la maison le fichier enregistré en classe, le font écouter à leur parents, à leurs amis, s’en amusent, et c’est autant de répétitions du son (u), d’occasions d’appropriation. Le lendemain, en classe, je constate que tout le monde « sait sa leçon » mais aussi que tout le monde est content, personne n’a boudé en faisant ses devoirs. On pourrait proposer d’autres exemples suivant la même démarche, comme le travail mené avec comme objectif de langue l’apprentissage du passé composé.

En classe banale, la démarche est différente. Si les temps de lecture des articles sont collectifs, leur écriture est la plupart du temps individuelle et hors la classe. L’activité première et dominante sur le Rablog est une activité de lecture cursive. Il est proposé aux élèves de rendre compte de leur lecture en faisant le portrait chinois de leur livre. Cette activité est ludique et permet d’échapper au « j’aime – j’aime pas » qui ne mène pas bien loin mais aussi aux copiés/collés wikipédia si fréquents dès qu’on demande une traditionnelle fiche de lecture. Il s’agit de rendre compte d’un livre au travers des émotions éprouvées pendant sa lecture. C’est l’interaction entre l’auteur et le lecteur qui est visée. Voltaire lui-même ne disait-il pas que le lecteur écrit la moitié du livre ?

Les articles sont rédigés directement sur la plateforme « dans la cuisine » comme on aime appeler l’interface et d’abord enregistrés en brouillon. Je les corrige en rouge comme on corrige une copie papier, si ce n’est que j’ai plus de place pour donner des conseils ou poser des questions. L’élève est alors invité à se corriger et à effacer à mesure mes traces rouges. L’article se constitue à mesure. Le nombre de relectures / réécritures est variable suivant les élèves et c’est l’amélioration de l’écrit qui est évalué et non une valeur intrinsèque pas si simple d’ailleurs à déterminer.

Avec les plus grands, en 3°, un autre objectif est clairement explicité : chaque article doit être accompagné d’un paratexte, d’une forte intertextualité et d’une recherche documentaire sur l’œuvre, son auteur, le courant artistique, le genre … Sous forme de liens hyper-textes, d’illustrations audio ou vidéo.

En 5°/4° la recherche documentaire est également abordée mais par la réalisation d’un dossier rédigé en groupe de deux ou de trois.

Il est à noter que tous les élèves ont le même code d’accès et qu’ils peuvent donc librement circuler sur tous les brouillons. Certains signalent leur passage en laissant une phrase ou deux, un conseil, un lien, une critique… Cette entre-aide me ravit et elle est spontanée, elle n’avait pas été envisagée. Je craignais au contraire que cette non sécurisation des articles ne pose problème. Les élèves sont d’un absolu respect les uns envers les autres.

Selon certains, publier des textes sur internet est une activité réservée à ceux qui possèdent la langue et la culture : que diriez-vous à ceux qui considèrent ainsi que les difficultés d’expression écrite que rencontrent certains élèves constituent un obstacle insurmontable à ce genre de projet ?

Je dirais que justement c’est tout le contraire. Je mets en place cette démarche depuis 2008 et je l’ai initiée avec mes classes d’élèves non-francophones car c’est un moyen très efficace pour entrer dans la langue. On ne peut surmonter les difficultés d’expression écrite sans travailler les compétences de lecture. L’écriture d’un journal littéraire permet de lier absolument les deux compétences. Je suis convaincue que Freinet, « l’inventeur du journal scolaire » aurait adoré les blogs et nous aurait tous assurés de leur énorme intérêt pédagogique. Sans l’envie de communiquer avec d’autres et qui sont loin ou pas toujours là, pourquoi apprendre à écrire ? « Je n’en ai pas besoin », ai-je entendu plusieurs fois quand j’enseignais en ZEP.

Qui plus est, ce projet permet à des élèves débutants ou très jeunes de découvrir la littérature tout en apprenant à écrire. On ne va pas au concert pour entendre des musiciens faire leurs gammes. De même, on ne lit pas le journal pour y chercher des lignes d’écriture. Un seul mot peut suffire, si ce qui compte c’est de transmettre une émotion, une pensée. La première activité proposée à tous les élèves, des non francophones aux lycéens en passant par nos correspondants etwinning est d’ailleurs de mettre en partage leur approche de la littérature en un seul mot associé à une seule image.

Dans quelle mesure le travail sur un blog tel que vous le menez est-il un facteur d’ouverture, un moyen de franchir les murs de la classe, les cloisonnements disciplinaires, voire les frontières ?

Dans la mesure justement, où l’un des objectifs visés est de solliciter au maximum les échanges avec d’autres pour stimuler le plus possible la communication, vous l’aurez compris, vecteur essentiel de la démarche.

C’est pourquoi le Rablog est labellisé projet européen eTwinning. Cet axe est nouveau et il en est encore dans sa phase de mise en place. Mais les premiers échanges sont très enthousiasmants. Avec la Roumanie, plus particulièrement de véritables séances de cours ont pu être mises en place et ont donné dans les deux pays de grandes satisfactions. : Les élèves roumains ont traduit La Fontaine en français et enregistré la lecture du poème en roumain. Mes élèves de Classe d’Accueil ont écouté le texte en roumain avec une grande attention. Les 6 élèves roumains de mon groupe (dont une élève NSA) ont immédiatement compris le texte. Je leur ai ensuite proposé l’étude de la fable en français en commençant par la projection d’une vidéo (la fable en dessin animé) pour m’assurer de la bonne compréhension globale. La lecture du texte sur papier et l’analyse fine de son vocabulaire s’en est trouvée grandement facilitée. Les élèves de 5eme, qui de leur côté en étaient alors à la lecture du Roman de Renart comme le veut le programme officiel sont intervenus pour apprendre à leurs camarades non-francophones des deux pays qui avait inspiré Jean de La Fontaine. Esope et Phèdre ont beaucoup amusé. Le Rablog a permis de fédérer toutes les activités. L’expérience a montré qu’à l’évidence il est non seulement possible de lire les grands classiques de la littérature en classe d’accueil mais en outre, il est certain qu’on y trouve beaucoup de satisfactions.

D’autre part – et c’est pour moi un critère d’évaluation – ce qui restait d’encore « factice » puisque décidé par l’enseignant tend à laisser place à de vraies rencontres qui sont autant de stimulations vers de nouvelles activités et de nouveaux projets particulièrement porteurs. Ainsi par exemple pour cette année, la très belle rencontre entre les élèves de classe d’accueil et la troupe des serruriers magiques, élèves de zep en école élémentaire dans le 20ème arrondissement de Paris. Tous les enfants de l’école ont écrit un texte que Fabien Bouvier a mis en musique et en scène. Un projet exceptionnel ! Mes élèves ont chanté et enregistré une des chansons de l’album « Je veux apprendre ». Les petits serruriers heureux et flattés en découvrant que « des grands » reprenaient leurs chansons nous ont invités à leur spectacle à la sortie duquel tous les enfants ont chanté ensemble. Un très grand moment d’émotion.

Une élève de 3eme a aussi pu entrer en contact avec l’auteur du livre qu’elle avait choisie de présenter !

Et nous en sommes particulièrement heureux, la Librairie La Griffe Noire qui organise à Saint-Maur des Fossés le salon international du livre de poche a aimé le Rablog et a décidé de nous associer au prochain salon qui se tiendra au mois de juin. Les élèves ont donc le grand honneur d’inviter leurs écrivains préférés. Ils vont les recevoir et les interviewer. Ils remettront également le prix Saint-Maur en poche ado. D’ores et déjà, ils ont eu la grande fierté d’interviewer la grande star américaine, Christopher Paolini, autour d’Eragon. Les questions ont été préparées par les élèves des classes banales, ce sont les élèves non francophones qui ont posés les questions.

Dans une autre classe, en 5eme, je n’ai presque plus besoin de donner de sujets de rédaction. Les élèves les trouvent eux-mêmes et en toute humilité je dois dire qu’ils sont parfois meilleurs que les miens !

Enfin, des lycéens, d’anciens élèves d’une zep d’une autre ville m’ont demandé l’autorisation de publier leurs travaux sur le Rablog. J’ai accepté immédiatement et avec une grande joie car c’est pour moi un signe de la qualité du journal proposé. Des élèves de terminale L diffusent donc sur le Rablog la vidéo qu’ils ont réalisée cette année dans le cadre de l’option cinéma du baccalauréat. C’est incroyable ce qu’ils ont fait. Preuve en est, puisqu’il en faut, que quand on laisse les jeunes pleinement s’exprimer et quand on leur donne les moyens de communiquer, certains sont tout simplement géniaux ! Preuve en est aussi que les élèves de ZEP ont beaucoup de talent !

En guise de conclusion ?

Pour conclure je dirai que ce projet m’enchante et que j’ai un grand bonheur à le partager. Je trouve avec le Rablog le moyen de mettre en cohérence et à profit 20 années d’enseignement. Nombre d’activités proposées antérieurement mais de façon isolées sont réinvesties mais dans un ensemble signifiant. C’est bon pour l’esprit aussi car nous avons tous plusieurs classes, programmes, projets, et parfois on court le risque de s’y perdre ou de s’essouffler. Le Rablog crée du lien et du liant. Loin d’être une charge supplémentaire de travail comme ont pu me dire quelques collègues, c’est gratifiant et reposant. Un poème d’Albert Jacquard en éclairera le sens…

Humanitude

L’autre, femme ou homme, de la même espèce que moi, et pourtant différent, comment le regarder? Comment me comporter face à lui?

Si je vois en lui un ennemi qui me menace, qui me fait peur, je ne songe qu’à me défendre contre lui, et pour mieux me défendre, à l’attaquer. C’est cela le racisme.

Si je vois en lui un obstacle qui gêne ma progression, je ne cherche qu’à le dépasser, à l’éliminer. C’est cela la compétition qui transforme la vie de chacun en une suite de batailles parfois gagnées, en guerre toujours perdue.

Pour être réaliste, je dois voir en l’autre une source qui contribuera à ma propre construction. Car je suis les liens que je tisse; me priver d’échanges c’est m’appauvrir. Le comprendre c’est participer à l’Humanitude.

Albert Jacquard Préface, La cour couleurs

Propos de L. Ryf recueillis par JM Le Baut

Le blog :

La présentation du projet par les élèves :

Le mode d’emploi du blog :