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Invité à s’exprimer sur les mutations profondes qu’engendre le développement de l’univers numérique, en particulier auprès des enfants, le psychiatre et psychanalyste spécialiste de la relation à ‘écran a rappelé les grands bouleversements de nos modes de représentation induits par les nouvelles technologies. Et il a souligné, inlassablement, les responsabilités des adultes à l’égard des enfants pour que ce changement s’opère comme un développement profitable et épanouissant.

Premier bouleversement : d’ordre cognitif, il consiste dans l’estompe des structures spatio-temporelles et discursives des représentations. Les espaces virtuels n’obéissent pas à la logique matérielle du monde extérieur et le temps du numérique ignore la chronologie successive et irrévocable du temps de l’expérience. Les structures discursives et logiques (du type thèse, antithèse, synthèse) qui étayent la pensée conceptuelle dans la « culture du livre » sont inefficientes dans la « culture numérique », qui n’admet qu’une synthèse ponctuelle, par un effet de « mémoire de travail » dont la fonction est d’élaborer des solutions momentanées pour des problèmes présents.

Second bouleversement : de nature psychologique, il réside dans la disparition de l’identité unique (ou de son illusion) au profit des identités multiples, changeantes, des avatars et des personnalités d’emprunt. Or le jeu sur les identités, s’il peut être pathologique chez l’adulte constitué, est fondamentalement structurant pour les adolescents qui peuvent ainsi « tester », de manière relativement sécurisée, une multiplicité de personnages possibles. L’adolescent réalise ainsi des expériences « d’extimité » : il présente publiquement certains aspects de sa personnalité, connus et identifiés, mais dont il a besoin d’éprouver la valeur aux yeux des autres – à mille lieux, par conséquent, des compulsions exhibitionnistes de l’adulte formé qui répète des postures élimées dont il espère toujours obtenir un succès mécanique.

Troisième bouleversement : d’ordre symbolique, il passe par l’usage d’autres modalités de symbolisation que le langage conceptuel classique. Le recours aux images, aux mise en scène, aux jeux sur le second degré, n’a pas moins valeur de communication que le discours conceptuel ; en privilégiant l’expression intense des états émotionnels plutôt que les idées intellectuelles, il correspond mieux aux besoins de l’adolescent.

Quatrième bouleversement : le rapport aux apprentissages, plus intuitif, fondé sur l’approximation et l’approche personnelle plutôt que sur la mémorisation et la déduction, fortement appuyé sur une mémoire de travail adaptative et souple, il doit s’accompagner d’un encouragement au travail collectif et au partage de solutions élaborées.

La responsabilité des enseignants, dans ce contexte, consiste à favoriser l’échange et la mutualisation : participation par prise de parles, travail sur la « disputatio » (défense et illustration de divers points de vue successifs) et référence à des outils communs, en évitant absolument l’isolement de chacun face à son écran.

Quant aux responsabilités parentales, Serge Tisseron rappelle sa règle d’or : pas d’écrans avant 3 ans (pour être à l’aise dans le monde numérique, il faut avoir construit avant ses repères spatio-temporels et logique), pas de consoles de jeu personnelles avant 6 ans, pas d’internet sans accompagnement avant 9 ans, pas de réseaux sociaux avant 12 ans (et pas sans accompagnement ni limite de temps). Quelques contraintes, donc, mais qui permettent d’accompagner l’entrée harmonieuse dans le monde numérique pour des enfants bien adaptés à cet univers.

Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet