Par François Jarraud
La 12ème édition de l’Université d’automne du Snuipp se déroule à un moment clé de l’histoire de l’Ecole. Pendant trois jours, du 26 au 28 octobre, chercheurs et enseignants ont échangé sur la situation de l’Ecole et son avenir. Avec le reportage du Café pédagogique, participez à cette rencontre exceptionnelle entre praticiens et experts.
L’Université d’automne est un lieu incontournable pour se ressourcer, trouver idées et réponses pour exercer son métier. Le lieu n’est pas aux discours, aux formules prêtes-à-parler. Les conférences donnent la parole à des chercheurs, des experts dont les exposés éclairent les débats du quotidien. Laicité, éducation à l’image, difficultés d’apprentissage, enseignement de la science, l’enfant victime des violences conjugales, voici quelques uns des 28 sujets proposés au menu des universitaires automnaux.
De cette profusion, notre dossier offre une vue partielle mais que nous espérons fidèle à l’atmosphère d’un rendez-vous où la parole est riche. Le temps des débats laissé à la fin des conférences a donné lieu à bien des approfondissements et des avis contradictoires. Ici l’intervenant n’a pas public gagné. Des opinions se manifestent parfois à l’encontre des idées de l’exposé. Des témoignages éclairent ce qui a été dit. La parole circule aussi dan les temps du off, temps conviviaux et temps où l’on se réchauffe dans un tonitruant brouhaha des courants froids déposés par la tramontane.
Nous avions quitté l’an passé l’université d’automne en saluant des enseignants épuisés, désabusés, déboussolés. Depuis, leur camp a gagné les élections et le débat sur la refondation est passé par là. Mais la sérénité n’est pas encore au rendez –vous. Dans les conversations les mots « reconnaissance » « rythmes scolaires » « moyens » reviennent.
Avec eux pour partager analyses et questionnements de nombreux spécialistes. Michel Fayol réfléchit à l’enseignement à l’école maternelle. « N’allez pas trop vite » souffle-t-il eux enseignants. Sylvie Cèbe présente de nouveaux outils pour « apprendre à comprendre ». Danièle Cogis milite pour que l’orthographe prenne toute sa place dans le volume horaire d’enseignement. Michel Mialle parle de laïcité. Et si la vraie refondation de l’Ecole se faisait à Port Leucate ?
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Quel fil conducteur pour conduire les activités d’enseignement à l’école maternelle ? La question ne va pas de soi, et c’est un enjeu fondamental, explique Michel Fayol qui souhaite initier son propos à partir d’une idée simple : ce sont les élèves qui apprennent, lentement, difficilement, généralement dans des difficultés que sous-estiment les enseignants. « D’ailleurs, les enseignants ne peuvent que proposer des activités visant des objectifs bien identifiés, et c’est difficile pour eux lorsqu’ils ne peuvent pas encore s’appuyer sur un apprentissage volontaire des enfants. Montessori l’avait imaginé à partir de ses outils très contraints, pour induire l’apprentissage recherché. »
Michel Fayol veut d’abord insister sur quatre résultats majeurs de la recherche internationale, qui fondent son propos :
– on a mieux compris les très grandes différences inter-individuelles dans les apprentissages
– les mathématiques sont aussi importantes que la littéracie pour la réussite scolaire
– les inégalités sont très précoces, souvent bien plus précoces qu’on ne l’imaginait avant, et vont en s’accroissant au point qu’on mette désormais l’accent sur des politiques publiques lors de la prime enfance
– il est possible d’améliorer les résultats si on intervient, ce qui n’est pas le moindre des résultats…
Les performances des élèves dépendent de trois dimensions :
– des capacités de base, très précoces et universelles, dans le traitement des quantités (l’équipement biologique). Plus les enfants avancent avec l’âge, et avec la scolarisation, ils sont capables de discriminer les « quantités » approximatives, avec de plus en plus d’acuité.
– une dimension cognitive : ce qu’on fait avec le langage, la mise en mémoire de travail, l’attention, au contraire très variable selon les milieux et les contextes
– une dimension sociale et interactive, liée aux attentes, aux pratiques familiales ou scolaire, favorisant ou défavorisant les apprentissages.
Une greffe à faire prendre à l’école ?
Avec le développement du langage, l’enfant va entrer dans des systèmes culturels, symboliques, différents selon les civilisations, comme s’il greffait sur un potentiel « analogique » une représentation symbolique, un code qui va évoquer une quantité précise. Si elle devient intériorisée chez les adultes scolarisés, il est impossible de travailler sur des codes inhabituels : « pour votre cerveau, poser l’opération XXXIV x XXIII n’a rien à voir avec celle que vous ferez avec 34×23″… De même, passer d’une quantité à son code, dans les différentes dimensions, peut poser des problèmes spécifiques (de 76 à soixante-seize)…
Les débuts de cette dimension verbale du nombre, entre 12 mois et trois ans, sont très longs : il est plus difficile d’associer le mot « trois » à une collection de 3 que d’associer le mot « table » à la photo de la table. Le « concept de 3 » met très longtemps à devenir acquis par les enfants : à deux ans et demi, nombre d’entre eux mettent longtemps à apparier une carte de deux ballons avec une carte de trois ballons…
C’est sans doute lié à deux problèmes :
– comprendre que la « cardinalité » est attachée à un ensemble, à une collection, et non à un objet. Un enfant ne comprend pas spontanément qu’une carte de « deux lions » va avec une carte de « deux fourmis »… Il faut bien attendre quatre ans pour que cela soit acquis…
– le langage code la quantité par l’ordre : 6 est plus grand que 5, parce que 6 se dit après 5 dans la comptine numérique… Rien dans le « signe » du 5 ou du 6, purement conventionnels, ne permet de le comprendre… La connaissance de la chaine verbale ne dit rien de la compréhension réelle de la cardinalité. Et les enfants ne généralisent pas sur des nombres plus grands ce qu’ils savent faire sur des petits…
Que faire ?
Comment amener les enfants à utiliser les symboles de manière précise et rapide ? Michel Fayol tente un raisonnement qu’il juge osé : tout est possible pour des jeunes enfants, si on reste à chaque fois sur des quantités de nombres compatibles avec leur état de développement. Il tente donc une liste de six activités, d’abord avec 1, 2, 3…, avec des quantités qui augmentent progressivement :
– Reconnaitre et dénommer : en faisant varier les formes, les couleurs, les dispositions, en un coup d’oeil, sans compter : c’est le subitizing et ça ne s’enseigne pas…
– Comparer et ordonner : comparer trois gros points avec quatre petits, trois éloignés avec quatre proches, pour travailler sur les critères de jugement, et focaliser l’attention sur la quantité, le rangement du plus petit au plus grand
– Associer des collections témoin aux quantités et aux symboles : associer des collections-témoins de doigts, comme phase intermédiaire entre le réel et le symbolique, un chemin vers l’abstraction et la compréhension de ce qui, entre quatre lions et quatre fourmis, peut être identique… On peut aussi travailler sur le passage d’un code à l’autre, du domino à l’abaque ou à la bande linéaire
– Dénombrer, dire combien il y a, donner X… : dire les noms des nombres sans oubli ni erreur d’ordre, en vérifiant le principe de correspondance terme-à-terme entre nom et objet, par pointage successif canonique : après avoir dénombré, l’enfant doit savoir dire « combien il y en a en tout, sans recompter ». Si on joue avec les enfants avec une « marionnette qui ne sait pas compter », à qui il faut apprendre à compter, on peut multiplier les situations d’erreurs (oubli d’un numéro…) jusqu’à ce que chacun sache ce qu’il faut faire pour réussir. On peut aussi travailler des situations un peu déstabilisantes, comme compter les jetons dans le désordre, afin qu’ils puissent vérifier qu’on obtient toujours la même cardinalité.
– Composer et décomposer
– Résoudre des problèmes : dans une boite opaque qui oblige à évoquer la quantité sans la voir, on ajoute ou on retranche un, et on demande à l’enfant de dessiner ce qu’il y a dans la boite. Avec des enfants de quatre à 5 ans, on le taux de réussite varie considérablement selon qu’on leur montre une vraie boite fermée ou seulement qu’on leur raconte l’histoire… Ces aménagements sont très importants au moment où cette construction nécessite un travail mental important, pour comprendre que les deux quantités précises 3 et 2, ajoutées, donnent toujours une troisième, toujours la même, 5…
« N’allez pas trop vite pour ne pas les perdre » demande Michel Fayol à la salle… « Et faites-en un peu tous les jours avec des situations un peu différentes, pour instituer un sens du nombre plus précoce et réduire les inégalités… »
Faut-il épurer le texte au maximum pour développer l’intelligence des enfants ? L’inférence aux propos de l’auteur de Rue Du Monde, la veille à la même tribune, est explicite… Certes, concède Sylvie Cèbe, mais à condition de développer les compétences des élèves, en leur apprenant à comprendre…
Parce que le texte est un mécanisme paresseux, comme l’écrit Umberto Ecco, et qu’il requiert que quelqu’un l’aide à fonctionner, il faut donc que l’enseignant l’aide à apprendre à le faire (et que la recherche aide les enseignants !!). C’est le sens des outils « Lector & Lectrix », et aujourd’hui « Lectorino et Lectorinette » destiné aux élèves du cours élémentaire, que l’universitaire clermontoise vient présenter aux enseignants de l’université d’automne. En précisant plusieurs fois que les droits d’auteur sont versés à une ONG…
Fabriquer les outils, est-ce bien le rôle des chercheurs, se demande-t-elle à haute voix ?
C’est le parti qu’elle a décidé de suivre, avec son complice R. Goigoux et quelques autres : « Les enseignants ne peuvent pas tout faire. Les chercheurs doivent faire une transposition des savoirs de la recherche en savoirs pour l’action. Pour celà, ils doivent comprendre les pratiques habituelles des enseignants, et créer des outils maniables, compatibles avec leurs conceptions. Elle décrit les conditions de cette « conception continuée dans l’usage » des manuels : comprendre les savoirs issus de la recherche, observer les pratiques et les difficultés des élèves, concevoir un premier prototype, la mettre dans les mains des enseignants, observer ce qu’ils en font réellement pour le mettre à leur main, et modifier en conséquence l’outil, recommencer… »
Quel cadre pour apprendre à comprendre ?
Si la plupart des élèves parviennent à décoder, peu sont capables d’un compréhension fine, et il ne suffit pas de poser des questions pour qu’ils comprennent, « d’autant plus qu’on ne leur a pas enseigné, et que plus on travaille avec des élèves en difficulté, plus on leur pose des questions « littérales », et non « inférentielles », sans construire préalablement des représentations mentales, sans leur donner le droit de répondre des choses « qui ne sont pas dans le texte ». Si le questionnaire peut être, dans certains contextes, une aide à la compréhension, la plupart des élèves pensent au contraire qu’ils servent à vérifier la compréhension.
Pour comprendre, un élève doit avoir plusieurs compétences simultanément requises : décodage, connaissances encyclopédiques, capacités à produire des inférences, à lire entre les lignes, à tisser des cohérences entre les éléments, à raisonner, à réguler, à contrôler son attention… « Avant le méta, organiser la cognition et la construction des procédures : apprendre à faire, puis apprendre à réussir avant d’apprendre à comprendre comment ils ont fait pour comprendre… » résume-t-elle
Quelles propositions d’activités pour les élèves ?
Le nouvel outil reprend les fondamentaux présents dans Lector & Lectrix, en les adaptant au cycle élémentaire : fluidifier la lecture à haute voix, accroitre le vocabulaire, reformuler, traduire, expliciter les états mentaux des personnages, faire fabriquer le film, faire raconter individuellement avec ses propres mots, en clarifiant « ce qu’il faut faire » de « ce qu’il faut apprendre », en mesurant les progrès.
Passées les déclarations de principe, Sylvie Cèbe entre dans le détail des activités. La salle est suspendue, malgré le flux fourni…
Entrainer la fluidité du décodage, multiplier les occasions de lire à haute voix.
Dès le milieu du CP, les écarts de performance entre élèves sont importants. Et moins on va vite, moins on comprend, et moins on lit… « Lectorino et Lectorinette » propose donc une liste de tâches pour faire lire à voix haute, dans différents contextes.
Développer le lexique
« Lorsque les enseignants indentifient comme une source importante des difficultés de compréhension le manque de lexique, ils ont raison. Mais l’école peut faire bouger les écarts ». Pour enseigner le vocabulaire, on peut organiser des situations d’apprentissages spécifique, comme le propose Jean-Claude Denizot dans « Vocabulaire au Quotidien » (SCEREN-CRDP Dijon). Mais il faut aussi enseigner les mots en situation de lecture, « au passage », sans réduire la complexité des textes au niveau supposé des élèves, mais sans faire non plus de chaque situation de lecture un moment de « traduction simultanée » qui va à la fois submerger les élèves et les priver du plaisir de la fluidité de l’oral…
S’il faut l’organiser dans des moments spécifiques, pas question de « penser que c’est l’appel au dictionnaire qui va expliquer mieux qu’un instit »… Pour que ces activités aient de l’efficacité à moyen et long terme, il faut organiser des retours réguliers, des révisions qui vont permettre d’atteindre le nombre de rencontres nécessaires pour mettre le mot en mémoire. « Faites feu de tout bois » : enseigner, c’est à la fois expliquer et faire découvrir, soit par la morphologie soit par le contexte, mais aussi faire réutiliser, mémoriser, évaluer la compréhension et le transfert éventuel… Mais parce que « voir n’est pas savoir », Sylvie Cèbe demande d’organiser aussi les conditions de mise en mémoire, notamment en entrainant à « mettre dans sa tête », en masquant le modèle avant la copie, en faisant obstacle au traitement perceptif, en organisant des jeux qui vont donner des points à la classe à chaque fois qu’un élève va réutiliser à bon escient un mot appris…
Traduire, expliciter les états mentaux des personnages
« Pour comprendre « ce que le texte ne dit pas » sans tomber dans la pure invention, il faut examiner ce que le texte impose, ce que le texte autorise, et ce qu’il interdit ». Au-delà du « vrai » et du « faux », il faut raisonner avec les élèves sur le possible et l’impossible, le certain, le vraisemblable ou l’invraisemblable, notamment grâce aux « cartons de confiance » qui permettent à chacun de proposer publiquement une hypothèse sans en être complètement sûr. Cela passe par des reformulations successives, des confrontations publiques entre les différents points de vue, en revenant au texte comme juge de paix, en acceptant de ne pas tout comprendre et en revenant en arrière si nécessaire, pour comprendre enfin ce qu’on n’avait pas été sûr de comprendre…
Mais ce qui est difficile, c’est de ne pas seulement de chercher à comprendre ce qui arrive aux personnages, mais aussi de se mettre à leur place, « dans leur tête », surtout pour ceux qu’on n’aime pas trop, pour comprendre leurs buts, leurs mobiles d’agir, leurs émotions. « C’est d’autant plus important que c’est très différents selon les familles, dont certaines peuvent donner plus ou moins de place à se genre de pratiques sociales » précise l’ancienne instit des Quartiers Nord de Marseille. La « théorie de l’esprit » permet d’accéder progressivement à la finesse des différences entre « triste » et « malheureux », de comprendre les raisonnements et les connaissances des personnages, et de comprendre que ce que sait le lecteur peut être différent de ce que savent les personnages.
Apprendre à raconter
Pour finir, Sylvie Cèbe insiste pour recommander que l’enseignant organise des situations qui amènent les élèves à être régulièrement confrontés à la nécessité de raconter à leur tour l’histoire toute entière : « pour aller au bout de l’exigence avec les élèves, pour donner un but intégrateur au travail, pour permettre de faire le tri, pour faire le lien entre compréhension et mémorisation, pour donner sens aux situations de productions de texte, mais aussi pour mieux comprendre ce qu’ils ont réellement compris… »
Ca pourrait durer des heures, mais tout a une fin. Francs sourires aux lèvres, regards complices échangés, discrets « merci » complices à l’oratrice pour avoir fait surgir avec tant de réalisme les détails des classes… Quand la recherche parle avec tant de précision au métier, ca donne manifestement envie d’essayer. « Bon, là, sérieux, faut qu’on en reparle »…
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