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Chaque année 120 000 à 150 000 jeunes quittent l’Ecole sans avoir de formation reconnue. Ces « décrocheurs » sont un immense gâchis pour la société et un défi à la refondation de l’Ecole. Philippe Goémé pilote une structure parisienne pour décrocheurs depuis 10 ans. Il livre dans un ouvrage ses réflexions sur ce qui ‘marche » avec les décrocheurs. Il propose des pistes de travail qui sont valables pour tous les enseignants.

Vous enseignez actuellement au Pole innovant lycéen de Paris, une structure qui accueille des décrocheurs. Ce livre est l’aboutissement d’un parcours professionnel ?

Il est basé sur notre expérience professionnelle, Philippe Taburet et moi, qui est soumise à l’analyse d’une universitaire Marie-Anne Hugon. Au départ, à une époque où personne ne s’intéressait à ces jeunes décrocheurs, j’ai travaillé avec G Longhi. Vers 1997 il a créé des structures pour décrocheurs, à une époque où ce n’était pas encore conceptualisé. C’était l’époque de « La ville pour école » qui s’adressait à des jeunes en alternance, du « lycée intégral », plutôt destiné à des lycéens généraux ou encore du « Lycée de la solidarité internationale ». Depuis 2008 on est au PIL. On a ouvert une structure pour des jeunes en rupture psychologique et en 2009 une autre qui s’adresse plutôt à des jeunes décrocheurs ayant un très faible niveau scolaire. En 10 ans on a appris que les décrocheurs ne forment pas un groupe homogène…

C’est important d’être suivi par un universitaire ?

Marie Anne Hugon nous accompagne depuis 10 ans. Elle nous aide à écrire et donc à réfléchir sur nos pratiques et à clarifier notre pensée. C’est fondamental aussi pour nous de ne pas être tout seul. Il faut un regard externe sinon on risque de « se regarder pédaler », comme disait Longhi.

L’ouvrage souligne l’importance des rapports avec les parents pour aider au raccrochage. Est-ce si important ?

Très souvent , après le décrochage, le jeune a rompu avec sa famille. Les parents se sentent découragés, souvent coupables. Ils ont abandonné le rêve d’une insertion sociale classique. Quand le jeune commence à raccrocher il est très important de chercher à renouer avec la famille. Notre premier objectif c’est de démilitariser la zone qui précède le repas.

L’école a bien du mal à dialoguer avec les parents. Comment faites-vous ?

On s’appuie d’abord sur les tuteurs puisque chaque jeune a un tuteur. Les tuteurs entretiennent le contact avec les parents. Il sont joignables par téléphone. Les parents sont invités aux « conseils de progrès », des réunions officielles où le jeune fait le bilan sur ses progrès. On organise aussi des conférences sur des questions parentales. En tout on arrive à rencontrer entre 40 et 60% des parents. C’est très important pour que le jeune apprenne et que la relation avec les parents soit plus pacifique.

C’est dans le rôle des enseignants ?

C’est fondamental. Ca fonde notre travail éducatif. On n’apprend pas si on n’est pas dans des conditions sociales et affectives qui permettent l’apprentissage. Ici on a par exemple un espace de vie partagée, l’agora, qui permet que se nouent des liens humains. Les élèves arrivent avec leurs difficultés, il faut bien les prendre en compte. Pour moi c’est clair que la dimension éducative fait partie du métier d’enseignant.

Mais les enseignants savent faire ?

S’il est besoin on s’appuie sur notre réseau de psychologues, d’assistantes sociales, d’entreprises. On sait par exemple qu’il faut accompagner un jeune chez l’assistante sociale, sinon il n’y va pas. C’est le rôle du tuteur. Mais on part surtout d’un principe de base : la bienveillance. Etre bienveillant ce n’est pas remettre en cause son statut d’enseignant, bien au contraire.

L’ouvrage met aussi l’accent sur la dimension pédagogique pour faire raccrocher les jeunes. Que faites vous de particulier ?

Ce qui nous parait important c’est de redonner du sens aux apprentissages. Cela passe par le décloisonnement entre disciplines. On les regroupe en poles : sciences, sciences humaines, lettres et langues. On travaille des sujets communs à l’intérieur du pole. Et chaque enseignant sait qu’il peut intervenir un peu au-delà de sa discipline. On croit aussi beaucoup en une approche épistémologique des enseignements. On met les élèves en activités par exemple avec des sorties dont les matériaux, ramenés par les élèves, sont ensuite travaillés.

Il n’y a pas de formule miracle pour faire raccrocher les élèves ?

Non. Ce qui est important c’est d’apporter une aide au moment où le jeune en a besoin. Par exemple on propose une aide aux devoirs chaque fin d’après-midi. Cela contribue au climat apaisé qui est la base du raccrochage. Si on veut qu’ils reviennent dans l’institution, il faut que les élèves accrochent avec ses représentants.

Ce que vous proposez convient-il à tous les publics ?

Non. D’ailleurs on ne prend pas tous les jeunes. On ne prend que les jeunes qui ont quitté l’école depuis 6 mois au moins. Globalement on perd 25% des élèves sur une année et la moitié des jeunes quittent notre structure puis obtiennent un diplôme.

Il y a des difficultés qu’on ne sait pas gérer : les problèmes psychologiques non suivis, les personnes trop agées, les jeunes qui ne veulent pas changer. Par contre on accepte des jeunes avec un niveau scolaire très bas.

Propos recueillis par François Jarraud

Philippe Goémé, Marie-Anne Hugon et Philippe Taburet, Le décrochage scolaire, des pistes pédagogiques pour agir, CRDP de Paris, 2012.