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La stratégie numérique proposée par le ministre de l’Education est bien modeste, voire frileuse. Ce qui ressort surtout des annonces et des commentaires c’est que le numérique ne doit pas changer l’école qui existe, mais au contraire renforcer celle qui existe déjà depuis deux siècles : « Le numérique peut aider l’École dans l’accomplissement de ses missions fondamentales ». A cela d’ajoute l’habituel couplet sur l’esprit critique et l’éducation aux médias, qui engloberait une éducation au numérique (où l’inverse). Il suffit de lire la liste des nouveaux services proposés pour se rendre compte qu’il s’agit de ne pas poser la question « fondamentale », celle des missions de l’école à l’ère du numérique.

Depuis près de trente années, l’introduction du numérique en éducation s’est traduite en simple intégration, c’est à dire la simple mise en conformité du numérique pour qu’il soit acceptable par le monde scolaire. Or ce qui est en train de se produire dans la société démontre de plus en plus clairement l’obsolescence d’un modèle scolaire basé sur une autre organisation sociale et culturelle que celle qui lui a donné naissance. Il faut bien comprendre que notre propos de ce début d’année n’est pas d’appeler au bouleversement, mais bien d’amener chacun de nous à se questionner sur l’avenir d’un système scolaire dans une société de plus en plus numérisée. Et donc de tenter d’aller au delà des discours et des plans toujours recommencés sur ce thème.

Et pourtant le constat fait (cf. le dossier de presse de l’annonce du plan numérique) est, au moins partiellement, explicite sur ces évolutions : les modèles non scolaires sont en train d’émerger de toutes parts. Mais la seule réponse que nous connaissons, pour l’instant, est de les scolariser, ou au moins de tenter de les traduire dans le paradigme scolaire passé et actuel. On comprend aisément que les décideurs seraient rapidement contestés s’ils allaient au delà de certaines mesures qui rassurent, confortent et permettent des ouvertures, mais non déstabilisantes. C’est pourquoi le chemin est actuellement étroit et que l’on ne peut s’attendre à de profonds changements dans les modes d’accès aux savoirs dans la société numérique en construction.

Il n’y aura pas de numérique dans le monde scolaire si l’on ne libère pas les carcans. En d’autres termes un certains nombres de leviers doivent pouvoir être utilisés pour modifier la forme scolaire. Parmi ceux-ci, certains sont identifiés depuis longtemps, d’autres émergent :

– Ainsi le carcan des programmes est-il un des premiers freins à tout assouplissement au sein de la classe : finir le programme reste plus important que d’assurer la maîtrise avancée des apprentissages, or ceci demande un temps beaucoup plus long que les programmes semblent vouloir le faire croire.

– L’organisation synchrone du travail scolaire qui organise l’apprentissage principalement autour du travail simultané des enseignants et des élèves dans un lieu commun sur un découpage horaire défini à l’avance. Le temps « d’étude » a disparu du temps scolaire. Il s’agit du temps d’appropriation (et non pas du temps pour faire les devoirs comme on le croit souvent) qui nécessite une activité de l’élève et qui peut se faire de manière conjointe à l’école et à la maison.

– Le découpage disciplinaire systématique qui atomise le savoir et met en concurrence des objets d’apprentissages qui ne le sont pas lorsqu’on les manipule au quotidien dans la vie.

– Le libre accès aux ressources d’apprentissage par les élèves associé à des pédagogies de la découverte et de la construction permettrait d’éviter la dépendance trop grande des élèves aux itinéraires d’apprentissages pré construits.

– Assouplir au sein des équipes éducatives l’organisation et la structuration des progressions et des évaluations en permettant aussi une flexibilité des exigences globales au profit d’une personnalisation large des possibilités d’apprentissage.

– La reconnaissance des acquisitions par un système de notes et de diplômes est une contrainte qui s’oppose au développement de certification de compétences appuyées sur des preuves. Libérer le carcan de la diplômations, des examens, permettrait d’aller vers davantage de possibilités de reconnaissances des apprentissages effectués dans des contextes variés et pas seulement scolaires.

C’est principalement à l’échelle de l’établissement que peut se jouer une grande partie de cette évolution. Au nom de l’égalité de principe on a bafoué l’égalité de droits. L’égalité de principe est bien celle qui adapte les moyens aux contextes et non pas celle qui distribue à tous de manière égale. Or dans le domaine du numérique c’est le plus souvent ce qui est fait. Ainsi les plans d’équipements, la formation, les ressources sont réalisées de manière massives et quasi industrielles sans prendre en compte les complexités locales. Mais cela suppose aussi, en amont, que chaque membre des équipes éducatives se sente partie prenante de l’espace d’action qui lui est proposé au début de chaque année et qu’il s’emploie à le faire évoluer dans le sens le plus adapté aux élèves avec lesquels il travaille. Le numérique autorise des ouvertures inattendues qui sont difficilement acceptables en ce moment et il faudra du temps pour que tout cela s’organise. La plupart d’entre nous avons intériorisé ces modèles ancrés historiquement et avons du mal à faire évoluer notre propre conception des choses. Faut-il que de l’extérieur de l’école, la société mette en accusation et en difficulté ces modèles anciens pour qu’ils évoluent et que les responsables politiques le prennent en compte ?

Il faut souhaiter que s’engage une véritable réflexion sur une « autre école » pour une « autre société« . Au quotidien certains ont déjà tenté de l’inventer mais de manière toujours limitée car certains des éléments du carcan n’ont pas bougé. Sans rechercher de vision unanime et uniforme, il faut davantage rechercher à proposer des axes d’évolution et ne pas vouloir systématiquement les généraliser. Si l’identification des innovations et des bonnes pratiques est importante, elle n’a aucun intérêt si c’est pour que le cadre reste le même, et c’est à cela que s’expose un monde scolaire qui refuserait d’observer au delà de ses propres personnels, ce qu’apprendre, accéder aux savoirs signifie aujourd’hui et surtout demain particulièrement tout au long de la vie. Or si cette vie se prépare dès l’école, cet entraînement ne s’arrête pas aux frontières de l’institution et c’est cela le principal enseignement du numérique.

Souhaitons que cette nouvelle année apporte aux acteurs de l’éducation la force d’imaginer, d’essayer, de tenter, en commençant par repenser les carcans qu’il s’est imposé en évitant de considérer qu’ils sont « naturels ».

Bruno Devauchelle

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