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Adèle Van Reeth enregistrait vendredi 11 janvier quatre émissions des Nouveaux Chemins de la Connaissance dédiés au bac blanc de philosophie. Invités à passer l’épreuve devant un public d’élèves et de collègues, les professeurs ont joué le jeu difficile de l’analyse de sujets susceptibles de « tomber » aux épreuves. En deux dissertations et deux explications de textes, un beau moment de philosophie qui montre, comme le voulait Adèle Van Reeth, que les exigences de méthode et de rigueur de la philosophie scolaire n’excluent pas, loin de là, l’emportement de la passion de penser. Diffusion sur France Culture, du 4 au 7 mars 2013 de 10h à 11h.

Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, l’émission phare de la philosophie sur France Culture, ouvre ses portes depuis quatre ans à la philosophique scolaire sous la forme d’exercices de type bac réalisés par des professeurs de lycée. Nouveauté cette année, l’explication de textes fait son apparition : redoutable gageure pour l’enseignant qui doit mettre en relief en quelques 45mn les enjeux, problèmes et difficultés d’un texte classique.

Au tribunal de la conscience

Pour la première session, Agathe Richard, professeur au Lycée Paul Bert à Paris (14ème) a choisi un extrait de la Doctrine de la Vertu de Kant, sur le tribunal intérieur de la conscience morale. L’homme, juge inflexible de lui-même mais aussi accusé craintif devant sa propre conscience, peut-il ne pas s’absoudre et supporter sans se disloquer la tension de cette altérité intérieure ? Pour les élèves, le texte est imperméable. « L’auteur dit tout, soupire un élève. On risque de faire de la paraphrase. Et on ne voit pas comment le contredire…. » Le professeur rappelle qu’il ne s’agit pas forcément de réfuter l’auteur, mais d’abord de s’efforcer de bien saisir le sens et les enjeux de son propos.

Comment procéder ? Thème, thèse et paradoxe

Les consignes du bac prévoient que la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise, il s’agit de rendre compte du texte tel qu’on le comprend, pas d’exposer des savoirs mémorisés. Une invitation à se confronter en direct avec la pensée d’autrui, armé des compétences acquises dans l’année, pas à réciter un couplet tout préparé, qui ne pourrait suffire à couvrir l’ampleur du programme. La première étape est donc une lecture attentive du texte, dit le professeur, pour dégager le thème (de quoi il est question ici), la thèse (ce que l’auteur entend démontrer) et le problème ou paradoxe qui noue le propos. Ici, la conscience morale apparaît sous le jour paradoxale d’une juste mais violente contrainte intérieure à laquelle on ne peut échapper.

Le plan du texte : un guide pour l’explication

Agathe Richard dresse le plan du texte pour étayer le développement : définition de la conscience puis révélation de sa puissance d’altérité au sein même du sujet. Un dédoublement fascinant, remarque A. Van Reeth ; peut-on le relier à la psychanalyse ? On peut l’éclairer par référence au Surmoi freudien, approuve le professeur, mais en prenant garde au caractère originaire, et non empirique, que lui confère Kant : ni donnée naturelle, ni construction historique, la conscience morale est une donnée métaphysique universelle et nécessaire, pour Kant, au contraire de la croyance commune qui l’entend comme une convention relative au contexte socio-historique. Tout l’enjeu réside dans ce postulat, appuyé sur l’universalité de la raison pure en tout homme, qui est ce qui le fait homme.

Objection : une culpabilité d’inspiration chrétienne ?

L’animatrice évoque Hugo, la Légende des siècles : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Un écho de la légendaire culpabilité chrétienne, chez Kant, que Nietzsche stigmatisera avec force ? On peut poser la question de l’historicité de cette morale qui se veut universelle : inspirée explicitement des épitres de Paul, marquée par la soumission à l’autorité de la loi, n’est-elle pas juste l’intériorisation servile des interdits culturels, religieux et sociaux ? « Et si toutes les religions partaient de cette loi originaire ? » s’interroge une élève. C’est en effet la thèse de Kant, approuve l’enseignante, comme pour toutes les autres lois que peut se donner l’homme. Se révèle alors l’ambiguïté d’un postulat rationnel pris comme principe de la réflexion, à la manière d’un axiome ni démontrable, ni réfutable en toute rigueur.

Dissertation : ne pas répondre immédiatement

Une autre émission, consacrée à la dissertation, pose une question classique mais redoutable : La liberté est-elle une illusion ? Mathilde Marès, professeur au Lycée Suger de Saint-Denis rappelle une règle essentielle : il ne s’agit pas de répondre à la question de manière immédiate, mais de comprendre en quoi elle soulève une difficulté particulière. Tout peut faire piège, dans ce sujet, souligne-t-elle. L’analyse du sujet en premier lieu : se lancer dans une définition de la liberté en général serait périlleux, si on ne prend pas soin d’en limiter le champ par l’autre terme, l’illusion, qui joue ici le rôle de concept opératoire. Ne pas se jeter sur la réponse intuitive, ni sur la notion cardinale mentionnée dans le sujet, premières règles de prudence pour éviter l’écueil.

Le problème : une liberté peut en cacher une autre

L’analyse de la question conduit rapidement à dévoiler un double-fond : le sujet, capable de s’interroger sur le déterminisme qui le contraint, quand il se croit libre, se découvre au fond plus libre qu’il ne croyait, puisqu’il n’en est pas dupe. Mathilde Mariè emprunte à l’intervention d’une élève la figure du magicien pour se tourner vers Descartes et le Malin Génie trompeur qui peut me leurrer tant qu’il veut sans rien atteindre de l’infinie puissance de ma volonté. Il n’y a rien que je ne puisse vouloir, quand même mon jugement s’égarerait dans l’erreur ou l’illusion. Mais une telle liberté, détachée du jugement, peut-elle réellement s’exercer ?

Notion médiatrice : la liberté par le biais de la vérité

Si l’on examine l’illusion comme opposée à la vérité, on peut concevoir la liberté comme une révélation par la connaissance vraie : ne plus accorder foi à ce qui n’est qu’imaginaire, pour se tourner vers la connaissance des causes de ce qui arrive, est une force souveraine pour le sujet pensant. Mais comprendre l’ordre des causes et de leurs conséquences, en quel sens est-ce être libre, si cela nous incline forcément vers le vrai comme le meilleur ? Une liberté sans choix et sans libre-arbitre, en quoi est-elle encore une liberté ?

La béance insoutenable de la liberté sans modèle

Mathilde Marès propose alors une troisième voie : non plus que la conscience s’aperçoive elle-même aliénée par la défaillance de l’entendement, ou la toute-puissance de la vérité, mais qu’elle se découvre à elle-même absolument libre dans son projet. Se référant à Sartre, L’existentialisme est un humanisme, dont elle souligne le caractère aisément lisible pour les élèves, elle dépasse les moments antérieurs en contestant que la conscience puisse se duper elle-même dans ses croyances (mauvaise foi) ou se rendre prisonnière d’une vérité qui la précéderait (essentialisme). Le retournement de l’argument initial, celui d’une conscience qui doute de sa propre fiabilité, en son radical inverse, douter de sa liberté permet à la conscience d’échapper à son infinie responsabilité, permet de poser un suprême paradoxe : celui d’une liberté si vaste qu’il est impossible de répondre à son injonction.

Qu’en pensent les élèves ?

Autres sujets traités au long de la journée, Le temps est-il essentiellement destructeur ? par Alexandra Barral du Lycée Newton Enrea à Clichy : l’expérience des formes subjectives du temps, comme vieillissement et usure, puis le temps conçu comme objectif et neutre, chez Newton, enfin la pensée du temps irréversible et par là créateur, chez Bergson. Enfin, l’explication d’un extrait de la Formation de l’esprit scientifique de Bachelard, par Francis Métivier, professeur au Lycée de Saumur. Les élèves présents, très attentifs, ont fait montre d’une indiscutable pertinence dans leurs interventions. Au terme des exposés de professeurs, ils avouaient mieux comprendre les sujets sans être certains de pouvoir les traiter facilement par eux-mêmes. Les remarques de méthode les rassurent, mais ils n’en demeurent pas moins inquiets devant la construction du raisonnement : comment trouver une antithèse après les premiers développements plus intuitifs et proche du sens commun ? Comment dégager les paradoxes ? Comment formuler des idées qui semblent si évidentes quand on les entend mais qu’on n’aurait sans doute pas trouvé soi-même ? Peut-être simplement en s’imprégnant du cours de philosophie pendant l’année et en osant, selon le célèbre précepte employé par Kant, se fier à son propre entendement.

Jeanne-Claire Fumet

Diffusion des émissions sur France Culture, du 4 au 7 mars 2013 de 10h à 11h.

L’émission