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Où en est-on aujourd’hui de l’accueil en classe de l’enseignement de la Shoah ? Le Mémorial de la Shoah a pour vocation première d’enseigner et de transmette cette histoire. A ce titre, il organise de nombreuses expositions et actions de formation destinées aussi bien aux élèves qu’aux enseignants. On se souvient de l’émoi suscité par les initiatives présidentielles à ce sujet, entre 2008 et 2011. La confusion entre l’histoire et les événements actuels du Moyen-Orient continue d’estomper, aux yeux d’une partie du public, le sens universel de la Shoah, ramenée à une question communautaire ou de concurrence victimaire. Les efforts engagés par l’Éducation nationale depuis plusieurs années, la volonté de formation personnelle des enseignants pour se préparer à l’approche de cette question spécifique, semblent porter leurs fruits. A l’occasion de l’ouverture au public de l’exposition sur la Spoliation des Juifs, Jacques Fredj, directeur du Mémorial, souligne l’importance de ne pas dramatiser les incidents scolaires liés à l’enseignement de la Shoah, mais de les analyser avec précision pour y faire face.

L’enseignement de la Shoah a-t-il évolué depuis ces dernières années ?

Jacques Fredj : Il y a eu deux dates importantes : la déclaration du Président Chirac en 1995, et la décision de faire entrer ce sujet au programme du primaire, en 2006. Aujourd’hui, en France, un enfant aborde trois fois cette histoire au long de sa scolarité. C’est cela qui fixe le socle de l’enseignement de la Shoah. Et les choses évoluent aussi dans la manière dont les enseignants s’emparent de cette histoire. Du côté des chercheurs, comme en atteste l’exposition que nous présentons, on se rend compte que l’on est désormais dans une dimension de la « micro-histoire » et non plus de l’histoire générale. On s’intéresse maintenant à ce qui s’est passé de manière locale, précise, là où on habite, et cela donne au passé un lien avec le présent, et une réalité concrète à ce qui s’est passé.

Les difficultés pour enseigner la Shoah, en particulier dans les établissements sensibles, ont-elles disparu ?

Jacques Fredj : On sait qu’il y a des incidents dans les établissements scolaires, on a des témoignages. On sait que l’enseignement de la Shoah pose parfois problème, et aussi que l’actualité fait entrer l’antisémitisme dans le champ de l’école. Mais je trouve dommage que l’Éducation nationale n’ait aucun instrument de mesure pour dire de manière précise ce qui se passe dans les écoles françaises. A défaut d’un indicateur exact, la question donne lieu à tous les commentaires et à toutes les amplifications possibles. S’il est possible de le faire et si l’Éducation nationale en a les moyens, ce serait beaucoup plus satisfaisant pour tout le monde de savoir précisément de quoi on parle.

Au Mémorial, nous recevons 2000 groupes scolaires par an, nous avons des expositions qui circulent dans toute la France, nous organisons des voyages à Auschwitz, des formations pour les enseignants, et on voit bien que ces incidents antisémites sont en réalité marginaux. Néanmoins, ils existent. Il serait important d’en faire l’analyse précise pour les comprendre et y remédier : de quelle nature sont-ils, quelle est la part de l’enseignement de la Shoah, et la part, comme on le constate souvent, d’un amalgame avec l’actualité des événements au Proche-Orient, pour des élèves qui confondent tout cela. Ou encore : quelle est la proportion des incidents antisémites dans la cour de l’école ; celle des commentaire négatifs, dans les équipes enseignantes, devant un projet de voyage à Auschwitz, par des collègues qui estiment qu’on « en fait trop » sur la seconde guerre mondiale.

La question des voyages à Auschwitz n’a-t-elle pas fait l’objet de vifs débats, jusque dans les médias ?

Jacques Fredj : Mais il faut laisser aux enseignants la liberté de leurs outils ! Certains sont plus à l’aise avec les films d’archives, d’autres avec les voyages. Ce qui importe, c’est de bien comprendre qu’un voyage à Auschwitz doit s’inscrire dans un projet complexe, avec une forte préparation et une phase de restitution conséquente, qui doit s’étendre quasiment sur toute l’année scolaire. Ce qui est à proscrire absolument, c’est le voyage d’une journée, sans préparation, pris comme un voyage d’agrément ou une sortie de fin d’année. Il faut un profond investissement, et surtout que les élèves soient volontaires pour partir.

En réalité, la Shoah n’a jamais aussi bien été enseignée qu’actuellement : l’intérêt est très présent, aussi bien du côté des enseignants que des scolaires. La demande de formation des enseignants n’a jamais été aussi forte. Ils comprennent parfaitement l’importance de se préparer, de compléter ses connaissances, de savoir comment amener cet enseignement en classe pour en montrer la dimension universelle, sans hésiter à comparer avec les autres génocides du XX ème siècle, ce qui permet de montrer les différences et de souligner qu’il n’y a pas de concurrence des victimes. Une bonne formation peut être déterminante pour éviter que se crée un mauvais climat de classe autour de ces questions.

N’est-il pas parfois délicat, face à des élèves qui ont tendance à contester la loi, d’expliquer le rôle de l’État comme propagateur officiel d’une injustice absolue ?

Jacques Fredj : Mais c’est justement cela qui différencie un génocide d’un crime, d’un massacre, d’un pogrom. Derrière un génocide, il y a forcément un État : une planification, une organisation, une administration, et puis une masse de textes de lois, de paperasses administratives, qui font qu’à un moment, la bureaucratie s’empare d’un massacre. Ce qu’il faut montrer, c’est à quoi mènent l’intolérance, la haine de l’autre, le radicalisme, toute forme de fascisme ; montrer qu’il faut se méfier du groupe, de la Raison d’État. Mais ce n’est pas une contestation de la loi, puisque la légalité républicaine est revenue, aujourd’hui. C’est la démocratie qu’on valorise ! C’est l’occasion de rappeler, au contraire, que nous vivons en liberté, qu’il faut être conscient de cette chance, quand de nombreux pays en Europe et dans le monde sont aux prises avec la dictature. Il faut rappeler que rien n’est jamais acquis ; et l’enseignement de la Shoah permet justement d’aborder de nombreux thèmes qui sont au cœur des préoccupations de notre société contemporaine.

Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet