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Malgré les annonces stratégiques faites par différents Ministres (Vincent Peillon, Geneviève Fioraso, Fleur Pellerin, Dominique Voynet…) tout nous laisse à penser que les choses “numériques” vont de travers en ce moment. Outre les distorsions d’approche entre les différents ministères qui s’intéressent à l’innovation, à l’éducation, à la recherche, à l’économie, aux territoires… et au numérique, ces annonces qui se succèdent ne peuvent qu’inquiéter tant elles apparaissent disparates. Alertés par les acteurs du numérique sur les territoires : animateurs, enseignants, formateurs, chercheurs, techno-militants, innovateurs de toutes catégories… nous avons décidé de mettre en commun nos analyses et de publier cet appel à la cohérence des politiques publiques autour du numérique. Il n’est pas acceptable qu’un pays ne prenne pas en compte de manière globale et coordonnée, cette évolution pour en faire un levier de la refondation et de la redynamisation de l’éducation (au sens large) dans tous les territoires et milieux. C’est aussi par là que passe le « redressement » économique durable de la France.

Le « niveau » baisse ?

Si certains parents ou éducateurs craignent une baisse du niveau intellectuel ou scolaire de leurs enfants ou élèves, certains chercheurs pensent que la pratique régulière des jeux vidéo pourrait permettre une amélioration des mécanismes cognitifs (mémoire, attention, intelligence fluide). C’est une étude de cette génération qu’a voulu entreprendre le Ministère de l’Education Nationale (DEPP) sur un panel de 31.120 élèves de 6e de collège (11,6 ans). L’étude comprenait un très grand nombre de tests cognitifs et scolaires. Parmi les dix activités les plus fréquentes, 7 concernent des activités liées aux technologies numériques (en incluant la télévision, diffusée de plus en plus souvent par les « box » internet). L’analyse statistique des effets de toutes les activités montre des corrélations nulles ou négligeables avec les tests cognitifs et scolaires. En d’autres termes, lire, regarder la télé, téléphoner ou jouer à des jeux vidéo n’a aucune influence sur les performances. Les enfants qui regardent souvent la télévision ou les « accros » aux jeux vidéo n’ont pas de performances moindres, notamment dans les tests scolaires. Pour résumer, on peut donc affirmer, encore une fois, que ni le « niveau » scolaire, ni les performances cognitives ne sont influencés significativement par les pratiques numériques personnelles des enfants de 11 ans. C’est un des fondamentaux de la réflexion sur le versant numérique de la refondation de l’école.

Usages, innovation et massification

Les usages du numérique sont des ensembles de pratiques socialisées (Plantard, 2011). Ils fondent de nouvelles normes autour desquelles se créent les sociabilités. L’adjectif « socialisées » renvoie à des questions de constructions collectives et à l’étude des processus d’adoption des normes culturelles, ce qui nous conduit à replacer les usages du numérique dans les contextes socio-historiques marqués par les techno-imaginaires (Balandier, 1986). A partir de cette définition des usages, nous pouvons pointer deux impasses dans lesquelles s’enferment les TICE (les TIC pour l’éducation) depuis plusieurs décennies. Premièrement, l’idée que l’école serait le lieu principal de socialisation des TIC. A l’image du braconnage (De Certeau, 1980) des livres et de la lecture dans les années soixante, période de construction de la société de consommation, les usages des TIC, d’internet à FaceBook, n’ont que très peu à voir avec les politiques éducatives. Ensuite, l’idée tenace que les TIC ne seraient que des « outils » au service de l’enseignant. Comme l’a très bien démontré Pierre Rabardel (1995) les technologies sont des instruments qui contiennent des artefacts physiques inertes (les machines) animés par des schèmes d’utilisation multiples qui renferment des mondes imaginaires. Comme le musicien doit apprendre à jouer sur le violon fabriqué par le luthier, l’usager doit apprendre à jouer sur l’ordinateur programmé par l’informaticien. Ce qui ne présage en rien du génie de l’un ou de l’autre. La recherche sur les usages a identifié trois temps pour la socialisation d’une technologie. L’innovation, temps idéal des rêves et des promesses ; la massification, temps douloureux de l’arrivée des machines dans les familles ; la banalisation, temps paisible des usages. Si l’école doit prendre en compte la banalisation et l’innovation, elle doit surtout accompagner la massification. C’est dans cet espace entre l’innovation technologique et sa massification que se situent les innovations sociales et pédagogiques… chacun son métier.

Proposition 1 : les trois termes de la formation numérique

Ce petit développement théorique nous amène à proposer un modèle de formation numérique pour l’école qui s’articule autour de trois grands ordres de représentations qui guident les pratiques des TIC (Sfez, 1992) : AVEC, DANS et PAR

Avec le numérique :

L’homme use de la technique, mais ne s’y asservit pas. L’enseignant doit pouvoir choisir les instruments technologiques qu’il souhaite utiliser. Il s’agit de la première entrée « technique » de la formation des enseignants qui a été un peu développée dans les plans précédents. Elle est nécessaire mais en aucun cas suffisante car elle laisse de côté la majorité non-technophile des enseignants.

Dans le numérique :

Les objets techniques sont l’environnement naturel de l’homme. L’enseignant doit identifier les usages qui forment l’environnement socio-technique quotidien des élèves. Partant de là, il doit être en mesure d’utiliser ces pratiques numériques comme point d’appui de sa pédagogie. Il s’agit de la formation scientifique aux usages.

Par le numérique :

C’est par la technique, ses imaginaires et ses miroirs que l’homme peut exister. C’est le modèle des Geeks, multitudes de tribus d’où sortent les techno-pionniers hypermodernes. On se retrouve alors dans un monde où les environnements numériques transforment radicalement les interactions éducatives. C’est « par » le numérique que l’innovation pédagogique advient. Cela qui nous oblige à réviser notre approche des TICE en priorisant une formation professionnelle centrée sur la pédagogie et inspirée par les principes de l’analyse des pratiques, de l’alternance, de l’hybridation et de l’imprégnation.

Proposition 2 : lutter contre les exclusions numériques et les processus de décrochage

Le rôle de l’Ecole dans l’accès au numérique est depuis longtemps un « marronnier » de ministère. L’actuel ministre, Vincent Peillon, à l’instar de ses prédécesseurs n’y a pas échappé. Malgré de bonnes intentions, force est de reconnaître la faiblesse des réalités actuelles. Or il y a urgence !

Comme le démontre les travaux du GIS M@rsouin, la lutte contre les inégalités ne peut ignorer le numérique. Les usages numériques des jeunes sont extrêmement différenciés. Ces usages n’ont aucune influence sur les apprentissages scolaires alors qu’ils structurent les identités adolescentes aujourd’hui. Ce qui produit de véritables “fractures” au sein même de la jeunesse. Même si lire, écrire, comprendre sont des fondamentaux, ignorer la place des instruments numériques dans cette lutte, c’est condamner une partie de la population à une nouvelle forme d’ignorance : les usages subis. Pour des raisons géographiques, éducatives, sociales et culturelles, l’appropriation des multiples formes du numérique par la population reste pour l’instant l’apanage des milieux favorisés. Or l’École, premier lieu de brassage, les enseignants, premiers passeurs culturels de la nation, ne peuvent s’abstraire de cette mission de correction des inégalités dans ce temps de massification des technologies. Certes, isolés, aussi innovants soient-ils, ils ne peuvent déplacer ces montagnes. Mais dans une articulation saine et réfléchie, ils peuvent participer, en lien avec l’éducation populaire, la formation continue, l’enseignement supérieur et le monde de l’innovation technologique, à un véritable projet de revitalisation numérique de notre société.

Proposition 3 : crédit-temps formation/action numérique

Pourquoi ne pas doter chaque enseignant, chaque formateur d’un crédit-temps formation/action numérique ? Cette proposition s’inscrit plus généralement dans le cadre de l’indispensable formation continue de tous. Chaque adulte, sorti de la période de formation initiale se voit mis en confrontation avec des évolutions essentielles de la société sans pour autant avoir les moyens de s’y adapter. Or, dans le monde de l’enseignement, on ne peut que déplorer le rituel propos : « on n’est pas formé », entendu tout au long de trente dernières années dans les salles des professeurs.

Donner à tous les enseignants un crédit temps pour développer leurs compétences numériques semble être une des pistes pour pouvoir répondre à ces évolutions. Ce crédit temps est aussi une « obligation » de formation tout au long de la vie à inscrire dans la redéfinition du métier d’enseignant.

Proposition 4 : Les ESPE ? Former ENSEMBLE au numérique !

La création des ESPE (École Supérieures du Professorat et de l’Education), doit nous permettre d’assortir la formation « avec, par et dans » le numérique d’une quatrième inflexion autour de la formation collective. Dans l’éducation, les transformations des sociabilités, des modes d’apprentissages et du rapport au savoir des usagers du numérique concernent beaucoup de métiers. Il faut donc utiliser le levier numérique pour développer le travail coopératif et former ENSEMBLE.

Les uns avec les autres :

o en hybridant formation initiale, permanente et continue,

o en formant des équipes pluri-catégorielles.

En même temps (en présence ou à distance) :

• en aménageant des espaces communs d’échanges et d’analyses des pratiques numériques.

Proposition 5 : Une coordination nationale des « laboratoires vivants » (living lab)

Il faut bien sûr que cet « ensemble » soit coordonné, en particulier entre l’accompagnement aux usages (Délégation aux Usages de l’internet), l’éducation nationale et l’enseignement supérieur et la recherche (ANR). Il faut faire évoluer les dispositifs existants en impulsant une dynamique nationale de recherche sur l’innovation et les usages du numérique mais aussi en transformant nos territoires en « laboratoires vivants » où chaque acteur se sentira mobilisé par une ambition numérique nationale. Certains territoires l’ont déjà fait… suivons-les.

Une grande ambition pour le numérique suppose d’abord de dépasser les luttes intestines (entre disciplines, entre niveaux d’enseignement, entre ministères, entre économique et social) pour construire une véritable vision qui fasse de ces « techno-cultures » un levier pour l’avenir de notre société. Comme le propose Bernard Stiegler, il faut changer de modèle et passer vite à une économie de la contribution structurée par le numérique. Ne pas le faire maintenant consisterait à abandonner au marketing et aux industriels technocentrés, ceux-là même qui font régresser nos sociétés, le soin de décider de cet avenir.

Alain Lieury, Bruno Devauchelle, Pascal Plantard

Références

+ Publis BD

Le Cam M., Rocher T., Lorant S., Lieury A. (2013)– Les Enfants du Numérique : activités extrascolaires et Caractéristiques chez 30.000 élèves de 6e de Collège. Bulletin de Psychologie, Février/Mars.

Lorant-Royer, S., Spiess, V., Goncalves, J., & Lieury, A. (2008). Programmes d’entrainement cérébral et performances cognitives : efficacité ou marketing ? De la Gym-cerveau au programme du Dr Kawashima. Bulletin de Psychologie, 61, 531-549.

Plantard P. (2013) « La fracture numérique, mythe ou réalité ? » In Éducation permanente, Hors-série sur la société numérique, AFPA, Paris (fin mars)

Plantard P. et Trainoir M. (2012) « Contribution à l’anthropologie des usages du numérique » In Recherches sur la société du numérique et ses usages – M@rsouin, N°2, l’Harmattan, Paris

Plantard P. [dir.] (2011) Pour en finir avec la fracture numérique, Fyp, Collection Us@ges, Limoges