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L’informatique était un terme féminin pour un monde principalement d’homme, le numérique est un terme masculin, va-t-il être un monde féminin ? Premier constat, la question de l’inégalité de genre (et entre genres) est devenue un marronnier. Pour le dire autrement, plus on en parle, moins cela semble changer. Et pourtant on continue régulièrement les chroniques et autres manifestations pour rappeler que le principe même de toute inégalité est d’être interrogée, contestée. Or force est de reconnaître que dès qu’une forme d’inégalité semble s’estomper, une autre se développe. Les évolutions culturelles, observables au moment où le numérique se généralise, révèlent que la différenciation homme/femme s’estompe dans les usages mais pas dans les métiers liés au numérique. Mais dans le même temps, et l’INJEP le montre très bien dans son travail sur les valeurs, les inégalités se creusent entre diplômés et non diplômés. A lire les travaux sur le sujet, c’est au creux de ces inégalités sociales que se creusent aussi les inégalités de genres, mais sous des formes différentes.

En fait l’image technicienne du monde de l’informatique tend à disparaître sous les facilitations ergonomiques et surtout la centration sur les usagers. Les psychanalystes auraient tôt fait de parler l’image phallique portée par le smartphone, certains d’entre eux ont préféré le doudou (Serge Tisseron, petites mythologies d’aujourd’hui). Certains aussi pourraient parler de la différence des usages : jeux pour les garçons, communication pour les filles. Or tout cela se modifie. Reconnaissons le fait culturel, toujours important, de la différence homme/femme dans nos société occidentales. Reconnaissons aussi le fait que les frontières des différences sont de plus en plus difficiles à formaliser et qu’il faut voir davantage de métissages dans les formes d’être ensemble. Le numérique n’y change rien, à lui seul, mais il participe d’un changement plus global qui met beaucoup de temps à s’installer dans le paysage culturel contemporain. Nos sociétés occidentales, qui ont pourtant effectué un travail important depuis de nombreuses années pour remettre en cause les a priori des différences, sont confrontées à d’autres histoires, d’autres cultures qui font un chemin qui ne va pas forcément dans le même sens.

Parce qu’il ouvre de nouvelles façons d’être au monde, le numérique accompagne le mouvement de métissage. Aussi c’est au coeur de la classe que les choses peuvent se construire. Premier constat l’attirance pour les « machines » numériques s’est indifférencié. Cette attirance est d’abord liée à la représentation sociale de l’univers numérique et à la situation sociale et familiale du jeune. Autrement dit le numérique n’appartient plus aux seuls garçons de la classe. Deuxième constat, l’écran derrière lequel je suis et je m’identifie m’invite, dès lors que je communique avec d’autre, à réfléchir à mon identité, donc mon genre. La relation garçon/fille, au travers du numérique n’est pas inscrite a priori comme discriminante dans les activités scolaires. Autrement dit derrière l’écran et l’interface de saisie, je ne suis ni garçon, ni fille si je le veux. Cependant la question de la gestion des identifiants (et non de l’identité) renvoie par défaut la personne à son genre originel, celui avec lequel il ou elle s’est déclaré initialement. Troisième constat l’éducation au genre doit être incluse dans l’éducation à la construction de son identité numérique comme élément significatif. Autrement dit, choisir son genre c’est aussi assumer son choix identitaire. La jeune fille qui, à 17 ans, annonce son homosexualité sur sa page Facebook a pu mesurer rapidement la faiblesse culturelle dans ce domaine. Ce garçon qui expose les images dénudées de son ancienne amie sur la page Facebook de la classe, après avoir, dit-il, été largué n’a pas du se rendre compte du message qu’il faisait passer.

« L’esprit des inégalités » a encore une longue vie devant lui. Celui qui concerne les relations entre hommes et femmes n’a pas été fondamentalement modifié avec Internet. Il suffit de s’intéresser aux sites de rencontre en ligne et aux commentaires, études et analyses sur le sujet pour s’en apercevoir, sans parler de la pornographie, dont il faut reconnaître que sa présence immédiatement accessible sur le net participe à la formation des jeunes dans le domaine de la sexualité et des relations de genre. Mais au delà c’est la question de l’inégalité qui est posée. Dans un système scolaire qui ne parvient plus à combler certains fossés, il faut reposer cette question. Par les choix d’un système fondé sur l’élitisme par l’écrémage et en partie l’exclusion, on peut se demander si les défenseurs de toutes sortes d’acquis ne sont pas en fait des défenseurs de privilèges. Or il se trouve que l’élément le plus frappant de ces dernières années est l’émergence d’une domination féminine sur la réussite scolaire, mais une répartition toujours inégalitaire dans certaines filières (informatique, technique, tertiaire, commerce etc.).

La première éducation, pour lutter contre l’inégalité, c’est l’éducation à la différence. Autrement dit c’est autoriser chacun à être ce qu’il est sans discrimination par rapport à la majorité. La tendance moutonnière s’accentue à certaines époques de la vie, si l’on veut intégrer le groupe social. Le système scolaire est, de par sa forme « industrielle », amené à enfouir la différence sous la norme? En d’autres termes à l’école les genres n’ont plus (pas ?) d’existence systématique et institutionnalisée. Et pourtant cette école qui se veut égalitaire ne parvient même pas à faire évoluer la représentation des genres chez les jeunes. Il semble, qu’avec le numérique, cette évolution vienne de l’extérieur, du monde marchand, commercial et publicitaire. Or dans ce domaine, les choses évoluent peu et l’exploitation de l’image sexuée d’une personne est un facteur constant d’action sur les comportements d’achats. Si les jeunes sont influençables du fait de cette normalisation commerciale des genres et si l’école n’apporte rien à cette discrimination, comme à d’autres, on peut se demander ce qui peut faire évoluer réellement les choses.

Il faut faire confiance aux nouvelles générations, mais en même temps il faut que les anciennes ouvrent les lieux sur le monde qu’ils donnent à voir et dont ils proposent l’accès à leurs enfants. Le numérique est une bonne occasion, au moins dans le champ de l’ouverture culturelle (au sens large) de travailler cette question avec les élèves. S’il faut attendre une journée par an pour que l’on se pose la question, alors que les inégalités sont constantes, alors on peut penser que l’on n’a pas vraiment envie de faire changer les choses. Par contre si le combat contre les inégalités, de genre parmi d’autres, est un véritable enjeu, alors c’est au quotidien, dans la classe qu’il peut se travailler. Le numérique est un nouveau vecteur de celles-ci, ne laissons pas le terrain libre à tous ceux qui ces inégalités arrangent et confortent, en ouvrant la porte à l’expression de chacun, dans sa spécificité, sa différence.

Bruno Devauchelle

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