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Le terme « autonomie » emporte avec lui un grand nombre de représentations imaginaires souvent évoquées dans le monde scolaire. L’invitation, voire l’injonction à devenir autonome, inscrite même dans les programmes de lycée professionnel dans les années 1980, n’échappe pas aux élèves. La multiplication des moyens numériques a actualisé cette question, et l’a largement transformée. Si l’opposition entre culture des jeunes et culture scolaire n’est pas un thème nouveau (Ludivine Bantigny : Les deux écoles. Culture scolaire, culture de jeunes : genèse et troubles d’une rencontre, 1960-1980, in Revue française de pédagogie 163 avril-juin 2008) la place de l’autonomie du jeune est de même constamment reposée. Mais une constante demeure : l’autonomie dans, l’autonomie dehors. Si jusqu’à une période récente le monde scolaire pouvait nommer une forme d’autonomie spécifique et l’accompagner, le développement du numérique à introduit dans l’école et plus généralement dans le monde académique des comportements autonomes nouveaux et surtout beaucoup plus dérangeants. Il suffit de comparer les discours sur la télévision des années 1970 avec ceux qui sont produits depuis le développement massif d’Internet et de la téléphonie mobile pour comprendre qu’un phénomène dérangeant l’institution scolaire se développe.

Un grand nombre d’équipes pédagogiques parlent de l’autonomie des élèves. Les créateurs des CDI et BCD, dans les années 1970, y voyaient même un nouveau chemin vers l’apprentissage au sein même des établissements. Or ce nouveau chemin passait aussi par une manière différente de faire à l’école. On sortait du cours, de l’étude, des travaux dirigés et pratiques, on proposait des temps et des lieux qui permettraient aux élèves de conduire en « autonomie » (accompagnée) leur chemin. Mais l’angoisse de ne pas contenir les jeunes, de ne pas maîtriser ce qui se passe met rapidement à mal ces projets. Avec l’arrivée du numérique, on dispose de nouveaux moyens de maîtrise : contrôle de l’activité (tracking, surveillance à distance etc…), filtrage des possibilités d’action (applications interdites, listes blanches listes noires de sites Internet,…). L’un des fondamentaux de la scolarisation semble bien être la maîtrise de l’espace/temps/activité de l’élève. Dès lors, travailler l’autonomie suppose d’accepter de renoncer à une part de cette maîtrise. Certains échanges, lors de conseils de classe ou de conseils de discipline révèlent combien nous sommes enclins à vouloir « tout savoir » pour « mieux aider ». Toute zone d’ombre, tout mystère devient inquiétant.

Avec les objets numériques plusieurs indicateurs apportent de l’inquiétude par rapport à ce souci de maîtrise. Que font un élève, un étudiant derrière l’écran de l’ordinateur portable pendant le cours ? Que font les élèves qui utilisent leur téléphone portable toute la journée ? Que font donc les élèves au CDI ? Pour ceux qui ont connu les salles d’études d’une centaine d’élèves surveillée du haut d’une estrade par un « surveillant », on se rappelle toutes les actions autonomes déployées pour tromper la vigilance de l’encadrement. On pourra signaler l’inventivité, dans certains cas, des procédés visant à contourner le contrôle, parfois pervers (le surveillant fait semblant de lire, par exemple). On imagine bien l’étude moderne, à l’ère du numérique avec des bureaux qui comporteraient, outre une webcam pour voir ce que fait l’élève, des détecteurs de mouvement pour repérer les gestes non autorisés. Car l’autonomie c’est aussi la gestion d’un corps, lui aussi contraint dans des règles physiques qui en limitent largement l’activité. Ainsi la salle d’étude numérique pourrait devenir une sorte d’espace totalement sous le regard mixte de la machine et de celui qui la pilote. D’ailleurs certaines salles informatiques sont vendues avec cet argumentaire qui dit que l’on peut, sans bouger de sa place, non seulement voir et savoir ce que fait l’élève, mais aussi le contraindre à effectuer les tâches que l’on souhaite imposer.

L’autonomie inquiète dans une société de la défiance et du contrôle. L’autonomie réjouit dans une société du partage, de la confiance et du compte rendu. Il est d’ailleurs assez significatif que l’on veuille donner à la machine le pouvoir de rendre compte de l’activité de la personne, même à son insu. On imagine Big Brother revenir en force, à commencer par le système éducatif et renforcer le pouvoir du maître. L’autonomie serait contrariante de l’autorité instituée. Avec le numérique, on ne peut que constater, dans les établissements scolaires, à lire les règlements et la charte informatique, que cette évolution tente d’être maîtrisée. Comment imaginer le développement de l’autonomie dans le monde scolaire à l’ère du numérique.

Yves Rollot, dans son livre consacré à la génération Y, nous propose cette réflexion : passons d’une relation pédagogique basée sur l’opposition maître élève à la collaboration maître élève. Dans les deux cas le but est le même, développer les compétences et les connaissances des élèves. Des reportages de la télévision canadienne sur le système scolaire finlandais mettent en évidence ce renversement (des élèves d’école primaire sont à 60% possesseurs d’un téléphone portable, dont plusieurs depuis l’âge de six ans). On s’aperçoit qu’il est culturel avant d’être technologique. Mais ce qui se produit c’est que c’est l’objet numérique qui sème le trouble dans l’espace classe. Il amplifie le potentiel d’autonomie de l’élève par rapport à la conduite de la classe par l’enseignant. D’ailleurs cette expression « conduire la classe » mériterait d’être travaillée en profondeur pour faire émerger la place donnée aux conduites autonomes.

Les élèves, les jeunes, ont toujours cherché à gagner de l’autonomie dans un système que Michel Foucault assimilait parfois aux institutions carcérales et psychiatriques (dans leur intention normalisatrice en particulier). Les objets numériques dont, désormais, la majorité dispose personnellement, s’invitent dans l’espace classe et viennent déstabiliser l’ordonnancement des choses. Jusqu’à récemment, seuls les objets imposés par l’institution avaient droit d’existence dans l’espace scolaire. Les vêtements, les objets personnels, ont souvent été combattus dans les règlements et le fonctionnement quotidien. Depuis peu, des objets nouveaux viennent amplifier ce potentiel d’autonomie. C’est probablement l’une des pierres d’angles de l’évolution du système éducatif qui est là sous nos yeux en train de se déployer. pour l’instant elle est contenue, et la société donne mandat à l’école de le faire, mais il est probable que cela va s’effriter rapidement et que le potentiel d’autonomie permis par ces objets numériques va devoir être pris en compte dans le système scolaire français.

Bruno Devauchelle

Les chroniques de B Devauchelle