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Comment stimuler et enrichir les apprentissages ? A cette question que se pose tout pédagogue, Pascal Le Bert, professeur de français au lycée Charles de Gaulle à Vannes, propose des réponses claires et édifiantes : en invitant les élèves à écrire-lire-rencontrer-échanger, en donnant du sens à l’école, en développant une « culture du chef-d’œuvre ». C’est au nom de ces principes qu’il mène depuis des années des projets variés, dont les enjeux sont essentiels (la prison, les crimes contre l’humanité, la Résistance, les Droits de l’Homme …) et les résultats ambitieux (un livre est chaque année publié pour rassembler et valoriser les créations des élèves). Pour Pascal Le Bert, invité au 6ème Forum des enseignants innovants, la « nécessaire refondation de l’école aura lieu » pour peu qu’on envisage toute « expérience de classe » comme « un moment de vie ».

Vous aviez déjà participé en 2008 au 1er Forum des enseignants innovants à Rennes en présentant un projet fort, « Des mots et des murs » : pouvez-vous nous rappeler en quoi consistait ce projet ?

En 2002 lorsque les nouveaux programmes de français au lycée sont entrés en vigueur, je me suis longuement interrogé sur certains objets d’étude que nous devions traiter : Etude d’un mouvement culturel et européen compris entre le XVIème et le XVIIIème ; réflexion sur l’argumentation : démontrer, convaincre, persuader ; le genre épistolaire et le biographique. Par ailleurs, l’épreuve écrite était en partie renouvelée avec l’introduction du « Sujet d’invention » où l’élève est invité à contextualiser son propos, à développer son point de vue sous la forme d’un discours, d’une lettre, d’un article de presse, d’un dialogue. J’ai immédiatement saisi l’intérêt de la démarche, très novatrice, consistant à produire des textes sachant prendre en compte son destinataire (réel ou potentiel). La préparation à l’examen pouvait ainsi être un formidable moteur pour écrire, amener les élèves à produire des textes pas seulement pour leur enseignant mais aussi pour un public extérieur à la classe… Enfin, les instructions officielles insistaient sur la nécessité de développer la lecture cursive, réclamant à l’enseignant de faire circuler des ouvrages pour accompagner les réflexions conduites en classe.

La problématique était claire : comment faire lire, écrire, analyser en classe de français et susciter l’envie de lire, d’écrire l’année de préparation à l’examen ? Mais il fallait aussi contourner les écueils des nouveaux objets d’étude : difficile à priori d’imaginer mobiliser des classes pendant plusieurs semaines sur le mouvement de la Pléiade, le classicisme ou le baroque. Quant au mouvement des Lumières, siècle de contestation, de remise en cause de la société nobiliaire, de ses privilèges, rien de plus passionnant mais hors de question d’envisager de reprendre les sempiternels textes des manuels : « L’esclavage des nègres » (Montesquieu), « Autorité » (Diderot »), Candide et ses extraits vus et revus (« L’Eldorado », « Le nègre de Surinam »). Finalement, de toutes ces contraintes et nouvelles propositions est sorti le projet « Des Mots et des Murs ». L’idée tout d’abord, a consisté à s’emparer (étude d’un mouvement littéraire) des engagements de Voltaire sur les questions de justice (Cf. l’affaire Calas, Le chevalier de la Barre, l’affaire Sirven).

Ce combat contre l’arbitraire et l’erreur judicaire a finalement conduit à la question de l’actualité des textes de Voltaire : quelles sont aujourd’hui les victimes d’erreurs judiciaires qui auraient bien eu besoin de la voix du philosophe pour faire entendre le cri de leur innocence ? L’affaire Seznec, l’affaire P. Dils, l’affaire d’Outreau viennent immédiatement à l’esprit et sont largement évoquées en classe. Point d’orgue de la séquence : des magistrats (juge d’instruction, avocat général, avocat, juge d’application des peines) sont venus chaque année répondre à nos questions sur la justice, son fonctionnement et ses dysfonctionnements. De même, P. Dils , des innocents d’Outreau, Denis Seznec se sont déplacés au lycée et nous ont permis de prendre un peu plus conscience que le combat de Voltaire pour une meilleure justice était toujours à mener…

De la justice à la prison, il n’y a qu’un pas : l’objet d’étude sur les formes de l’argumentation a permis d’engager une réflexion sur l’univers carcéral (de Claude Gueux de V. Hugo – apologue – à J. Genet en passant par des textes de T.B. Jelloun et A. Jacquard.). Pour prolonger les analyses, des articles lus, des vidéos diffusées ont permis aux élèves de saisir les enjeux de l’enfermement et la réalité aujourd’hui des conditions de détention dans notre pays.

Enfin, pendant cinq ans, le projet Des Mots et des murs s’est nourri des échanges épistolaires avec des détenus de plusieurs maisons d’arrêt et centres de détention de la région Ouest (Rennes, Lorient, Vannes, Saint-Malo, Laval, Saint-Brieuc, Caen et Nantes). Au total, au cours de ces années, nous avons reçu près de 500 lettres de détenus toutes plus poignantes les unes que les autres. Les prisonniers, très pédagogiques dans le souci d’expliquer aux élèves le quotidien de la détention, ont largement alimenté notre réflexion de classe et contribué à l’évolution des élèves sur la question carcérale. Au terme de l’échange (2 lettres envoyées, 2 lettres reçues), les jeunes, conscients des limites du tout carcéral, avaient saisi la complexité des questions sociales posées et la nécessité d’apporter d’autres réponses que celle du café du commerce…

Finalement, ces échanges ont abouti à une publication en 2008 (Editions Keltia Graphic) : le livre, Des mots et des murs, préfacé par A. Jacquard, présente l’échange épistolaire organisé au cours de l’année scolaire 2006-2007 entre 17 élèves de 1ère ES et 17 prisonniers du centre de détention de Nantes. L’ouvrage matérialise une démarche conduite pendant cinq ans et se présente autant comme un témoignage sur la prison que sur l’école -lieu d’émancipation quand celle-ci ouvre ses objets de connaissance à la vie du dehors, aux questions humaines et sociales qui sont les vraies questions que se posent les élèves…

Ainsi, parti de la réforme des programmes en 2002, grâce à l’esprit qui animait les rédacteurs, aux orientations pragmatiques et novatrices qu’ils proposaient, je me suis engagé avec mes classes dans une aventure professionnelle et humaine exceptionnelle car plus qu’une expérience de classe réussie, le projet est devenu tout simplement un moment de vie…

Vous citez Philippe Meirieu qui invite à « se donner des projets qui supportent notre désir d’enseigner et suscitent la volonté d’apprendre des élèves… » : pouvez-vous donner des exemples de ces différents projets qui semblent susceptibles d’abattre aussi les murs de l’école en l’ouvrant sur le monde réel ?

Parce que je me pose depuis toujours la question du sens des apprentissages et de la meilleure façon de susciter l’envie du côté des élèves, j’en suis venu à bâtir des projets qui permettent d’aller au bout des questions soulevées. A présent, quel que soit le niveau de la classe (seconde, première, BTS 1ère année) que j’ai en responsabilité, j’ai un « projet » – si ce n’est deux… – qui doit aboutir à un recueil et si possible à un déplacement. Cette démarche m’est devenue consubstantielle, une marque de fabrique en quelque sorte… Quelques exemples ?

Pendant dix ans, j’ai participé avec mes classes de seconde au festival « Etonnants voyageurs » de Saint-Malo: chaque année, sur la base d’un sujet qui nous était adressé, nous étions invités par les organisateurs des journées lycéennes, à élaborer un dossier créatif sur la littérature du pourtour méditerranéen, des Caraïbes, d’Europe du Nord, puis, plus de l’ensemble de l’Europe, de l’Orient, sur le monde du futur (science-fiction). Quoi de plus exaltant de s’engager avec des élèves dans ces voyages littéraires à la découverte de civilisations, de cultures, de littératures mais aussi de faire une plongée dans l’histoire de pays, de régions du monde. A travers, ces travaux, j’ai appris à bâtir des projets d’envergure, à distribuer le travail aux élèves en variant les activités, en déclinant les thèmes. Mais surtout j’ai compris qu’il n’était pas nécessaire de tout connaître d’un domaine d’étude pour encadrer une classe – Que connaissais-je sur la littérature des Caraïbes par exemple ? Peu de choses à vrai dire…. De toute façon, on en connaît souvent un peu plus que les élèves et puis, après avoir impulsé la démarche, c’est à eux d’aller chercher les connaissances et de nous apprendre des choses ! A travers, ces dossiers, de nombreuses pratiques d’écriture ont été expérimentées : reportages de presse, écriture de contes, discours fictif, lettre fictive, abécédaire, poèmes, journal intime. Tout un pan de ma bibliothèque est aujourd’hui occupé par les ouvrages que nous avons réalisés : ils représentent à mes yeux beaucoup plus qu’un travail scolaire car chaque dossier à été l’objet de rencontres en classe et à Saint-Malo (avec des auteurs notamment ; J.C. Izzo, J. Laccarière, A. Waberi, R . Brival, D. Lafeyrrière). Et puis, il y a les récompenses littéraires remportées à plusieurs reprises qui ont parachevé notre travail et récompensé l’énergie que nous avions mise dans la production des textes et la finalisation des volumes.

Avec les classes de première, outre le projet Des Mots et des murs, j’ai engagé depuis douze ans, à partir de l’étude de poèmes d’Aragon, R .G. Cadou, Eluard, une réflexion sur la mémoire de la Résistance. Un épais volume de productions d’élèves a été constitué mais chaque année, de nouveaux travaux viennent s’ajouter à ceux déjà finalisés. « Liberté, j’écris ton nom » est constitué de discours hommages à des f igures héroïques de la résistance (G. de Gaulle, Manouchian, G. Mocquet, Lucie Aubrac, les lycéens de Buffon, etc.), de poèmes sur la résistance, de critiques littéraires (Si c’est un homme de P. Levi ; L’écriture ou la vie de J. Semprun ; La Nuit d’Elie Wiesel ; 33 jours de L. Werth, etc.) et enfin d’enquêtes réalisées par les élèves auprès de personnes n’ayant pas connu la seconde guerre mondiale et auprès d’anciens qui ont vécu sous l’Occupation. Ces derniers témoignages (une bonne centaine) rapportés par les élèves constituent une mémoire exceptionnelle des « années noires » qu’a traversées notre pays.

Enfin, dernier exemple, avec la classe BTS 1ère année, un projet a été mené sur les génocides, les massacres de masse et le crime contre l’humanité. Des livres ont été lus, des reportages diffusés, des discours commémoratifs des génocides rédigés, une réflexion engagée sur le devoir de mémoire, sur l’origine humaine du déclenchement des violences barbares. Pour finaliser l’ensemble des travaux menés sur l’année, Maurice Rajfus, historien, rescapé de la rafle du Veld’hiv est venu répondre à nos questions et nous sommes parvenus à financer (de haute lutte !) un déplacement au camp de Natzweiller-Struthof en Alsace. A notre retour, les élèves ont écrit une lettre à la mémoire d’Eugène Marlot, déporté, auteur d’Un sac d’os, livre souvenir de son passage au camp. Un ouvrage de classe – « Pardonner peut-être. Oublier ? Jamais ! » – a été constitué pour évoquer les questions abordées pendant l’année et le choc qu’a représenté la visite du camp. Une élève a vu son très beau texte recevoir un prix par l’association d’anciens combattants André Maginot et a eu l’honneur d’être choisie pour déposer une gerbe sur la tombe du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe. Enfin, ultime récompense, nous avons reçu un jour un appel d’une personne qui voulait personnellement féliciter l’auteure de la lettre à Eugène Marlot : il s’agissait du fils du déporté qui avait été ému aux larmes en lisant le texte écrit à la mémoire de son père !…

A mes yeux, toutes ces retombées méritent d’être évoquées car finalement elles soulignent la nature même de ce qu’est un projet : un objet de réflexion approfondi qui – parce qu’il est au cœur de préoccupations humaines – peut à tout moment nous déborder et nous conduire, pour notre plus grand bonheur – à des rencontres qu’on ne pouvait soupçonner et qui finissent de valider l’ensemble de la démarche…

Philippe Meirieu invite aussi souvent à mener une « pédagogie du chef d’œuvre » : que sont les « chefs d’œuvre » de vos élèves ? concrètement, comment s’organise le travail pour parvenir à de telles réalisations ? comment se fait la publication ?

Tous les volumes réalisés relèvent d’« une pédagogie du chef d’œuvre » parce que nous ne nous arrêtons pas au milieu du gué : nous allons jusqu’à la réalisation d’un ouvrage avec première et quatrième de couverture. Les textes sont finalisés : corrigés, dactylographiés, illustrés ; les caractères d’imprimerie sont uniformisés et enfin les pages sont envoyées à la reliure (un atelier de réinsertion par le travail réalise la tâche). Les élèves sont pris au sérieux : ils connaissent les objectifs fixés. L’ambition du travail est affichée et pour cette raison, ils sont disposés à mobiliser toutes leurs ressources. Et finalement, nous nous prenons très au sérieux en simulant une publication et en aboutissant à un objet livre.

A mes yeux, le travail est réussi lorsqu’une activité d’écriture effectuée en classe peut être lue par d’autres personnes que l’enseignant, voire par une personne extérieure au monde de l’école. J’ai ainsi régulièrement monté des expositions (La Résistance, « Etonnants voyageurs », Justice-prison) : la nature des questions traitées, la qualité des productions réalisées permettent de sortir du lycée et de rencontrer un public réel qui fait sortir du cadre limité de la classe et du lycée.

En effet, cette « culture du chef d’œuvre » est une manière d’exprimer notre aspiration à ne pas être circonscrit à la classe. Et parce que le doute est permanent et la confiance toujours à conquérir, le « bel objet » dans son contenu et sa forme ne peut que donner à chacun – élèves et enseignant – fierté et estime de soi.

En quoi votre travail, par ses enjeux et ses démarches, montre-t-il selon vous la voie pour revitaliser l’enseignement du français ?

On parle beaucoup de la crise de la transmission : en français comme dans l’ensemble des enseignements. Mais beaucoup plus qu’une crise de la transmission, je crois qu’il y a une crise du discours. Ce que les élèves reprochent le plus à l’école c’est de manquer de sens. Parce que les questions traitées ne sont pas assez à la hauteur de leurs préoccupations, de leurs angoisses, de leur désir de savoir. Trop souvent, le discours de classe est écrasé par le programme, arasé par des questions de spécialiste. Peu de chances dans ces conditions de toucher le jeune. Apathique, ni bon élève ni décrocheur, il est généralement spectateur de sa scolarité : c’est ce profil d’élève que nous devons nous évertuer à réveiller.

Cependant, trop souvent, on oublie que nous ne sommes pas là pour former de futurs économistes, historiens ou professeurs de français… Les programmes, les premiers, ne nous facilitent pas la tâche en nous invitant à aborder des connaissances de nature quasiment universitaire. Comment espérer de cette façon « revitaliser » le travail de classe ?…

Pour ce qui me concerne, j’ai pris le parti d’aborder le plus souvent possible des questions qui sont a priori susceptibles de bousculer l’élève, de le secouer mentalement. Les questions posées doivent être de vraies questions avec des enjeux majeurs : l’enfer carcéral, les erreurs judiciaires, la peine de mort, le traitement des faits divers dans la presse et la littérature, les poèmes censurés dans la poésie de Baudelaire, la beauté du Mal, les génocides et massacres de masse, les figures héroïques de la résistance. A contrario, je ne m’imagine pas travailler sur le thème de l’eau dans la poésie du XVIème à aujourd’hui…

Comment rendre l’élève acteur de son apprentissage, le faire écrire, monter une exposition, organiser un déplacement, engager un débat, mettre en résonance le cours avec la vie du dehors, l’actualité du monde ? Ce sont là des orientations qui peuvent nous aider à bâtir nos activités de classe et qui permettent de satisfaire à la double exigence inscrite en préambule des instructions officielles : transmettre des connaissances et éduquer à la citoyenneté.

A cet égard, je pense qu’il faut élargir la définition de l’enseignant et revisiter le rapport que l’on entretient avec sa matière : si l’on défend une pédagogie du projet, il faut alors considérer que nous allons devoir, pour traiter le plus grand nombre de questions, aborder d’autres champs disciplinaires. Combien de fois ai-je eu le sentiment d’être plus enseignant d’histoire, de sociologie, d’arts plastiques ou de droit que de français !…

Enseignant innovant, vous dites vivre la pédagogie « comme un engagement » : pouvez-vous expliquer ?

Tout d’abord, si je parle d’ « engagement » en parlant de mon métier, c’est une façon de faire écho à des observations que des élèves ont pu m’adresser : « Monsieur, vous êtes quelqu’un de passionné ! » Lorsque j’ai entendu le propos une première fois, puis une deuxième, je n’ai pas bien compris. Pourquoi me disent-ils cela ? J’essayais de bien faire mon métier, de m’investir comme d’autres pour mener à bien le travail que j’engageais ; j’y mettais de l’énergie, de la conviction mais finalement dire cela me semblait comme une lapalissade, un truisme. Mon attitude me paraissait ne relever que d’une nécessité impérieuse. Car comment espérer fédérer une classe autour des activités proposées si l’enseignant n’est pas aux yeux de ses élèves lui-même convaincu de la pertinence des questions abordées ?

A travers leur apostrophe, je me suis rendu compte que les élèves jugeaient ma personne, l’être que j’étais : quelqu’un d’entier, possédant la foi du charbonnier, s’emballant au fil du travail qui prend forme, apportant ses propres livres pour faciliter la réflexion d’un groupe, quelqu’un qui motive sans cesse ses troupes, qui imagine avant tout le monde la réussite du projet et l’impression qu’il produira auprès de ceux auxquels il est destiné ; quelqu’un qui, une fois le projet lancé, a toujours quatre fers au feu, qui mène le travail de classe mais qui en même temps aussi sollicite des personnes à l’extérieur pour venir nous rencontrer. Enfin, quelqu’un qui n’hésite à mettre la main à la pâte, qui produit éventuellement un texte au même titre que la classe, qui rédige le début d’un développement pour permettre à un élève de s’engager dans la suite du travail d’écriture ou qui, encore, a commencé à mettre au propre les premières productions rendues et qui est le premier à s’enthousiasmer du résultat.

Finalement, j’en suis venu à me dire que je n’étais pas seulement quelqu’un qui, connaissant ses limites et les appréhendant, cherche à bien faire son travail mais j’étais aussi quelqu’un de totalement engagé qui ne lésinait ni sur son temps ni sur ses forces, qui ne lâchait jamais : une fois le sujet « ferré », le premier fil tiré, le travail ne pouvait pas être terminé tant que nous n’aurions pas déroulé toute la bobine…

L’évidence m’a alors sauté aux yeux : je vivais mon métier comme j’avais pratiqué la compétition sportive : de manière rigoureuse, déterminée et enthousiaste, prêt à tous les sacrifices pour décrocher la victoire, me donnant tous les moyens pour y parvenir, faisant preuve de beaucoup d’humilité devant les difficultés, persuadé que la seule façon de dominer l’adversaire résidait dans la rigueur des efforts que je m’imposais et dans le travail de contention, de concentration effectué.

Mais, bien sûr, si je vis mon métier « comme un engagement », c’est aussi et surtout parce que je porte en moi des valeurs qui sont ma colonne vertébrale, qui me permettent d’être un homme debout dans la vie de tous les jours et aussi devant les élèves. A ce titre, je revendique pleinement le rôle d’éducateur : je suis un professionnel de « l’Education nationale », pas du ministère de « l’Instruction publique ». Ma fonction ne consiste pas en tant que professeur de français à seulement transmettre des connaissances mais ma mission est de former le citoyen de demain, l’homme et pas seulement l’élève.

Avoir cette réflexion sur le sens de notre métier, sur les finalités que nous assigne le pays me semble fondamental. J’entends beaucoup d’enseignants s’interroger sur le sens de leur travail face aux élèves et se poser des questions que ne se posaient pas les hussards noirs de la République. Car ils savaient pourquoi ils étaient là : la nation leur avait donné pour mission de former des hommes libres, les futurs citoyens de la République. Apprendre à lire, écrire, parler le français devaient permettre de constituer une République une et indivisible, émancipée de l’influence de l’Eglise et des particularismes régionaux.

A l’heure de la massification, le métier a besoin de retrouver un second souffle, de renouer avec les idéaux républicains (en partie à revisiter…) de nos prédécesseurs. Au-delà des intentions ici ou là proclamées, ce qui est dominant dans l’école comme dans la société, c’est la pensée anti 68. A ce titre, je vis mon métier comme un engagement car mes démarches rejoignent ceux qui ont voulu (et veulent) « changer l’école pour changer la société et changer la société pour changer l’école », selon l’adage des Cahiers pédagogiques.

Ainsi, pour redonner sens à notre métier et parce que nous sommes confrontés à des défis majeurs, il faut aller puiser aux meilleures sources de ceux qui s’évertuaient à « éduquer les inéducables » et qui, forts de leur convictions démocratiques et républicaines, ont de façon exemplaire rempli leur mission : Freinet, F. Buisson, Oury, Deligny et aujourd’hui, ceux qui oeuvrent dans les lycées expérimentaux ou P. Meirieu, exemplaire dans son engagement d’homme, de professeur, de citoyen.

J’observe que l’institution elle-même n’est pas loin de rejoindre les options défendues par ces pédagogues tutélaires : en instituant les TPE, l’enseignement « Littérature et société » ou le conseil pédagogique, nous sommes invités à adopter d’autres pratiques, à développer de nouveaux contenus, à mettre en place de nouvelles formes de vie au sein des établissements.

Je regrette que nous manquions d’audace ou que la profession ne fasse pas preuve de plus d’opportunisme car nous pourrions vraiment changer l’école si, au lieu de confiner les TPE à quelques heures en première, ils étaient aujourd’hui, par les enseignants eux-mêmes, dans leur majorité, introduits dans toutes les classes quel que soit leur niveau. De même, quand on a expérimenté « Littérature et société », comment, dans nos propres cours de français, ne pas faire des démarches proposées une règle de ce qui est aujourd’hui une exception dans le système ?

Quant au conseil pédagogique, je n’insisterai pas plus, mais il n’a bien souvent de « pédagogique » que de nom…

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut