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Pour Philippe Blanchet , professeur à Rennes 2, la dénonciation médiatique de la violence scolaire empêche justement de l’affronter avec sérieux.

Dans son n° du 25 avril 2013, le Nouvel Obs a consacré un dossier à « La violence à l’école ». Ce dossier commence par un sous-titre qui en dit beaucoup sur les présupposés idéologiques du dossier : « L’école n’est plus le sanctuaire d’antan. Les coups, le harcèlement, les insultes font désormais partie de son quotidien ».

Que l’on dénonce la violence en général sous toutes ses formes est compréhensible, bien qu’on puisse se demander si des formes mineures de violences ne sont pas inévitables chez les humains. Que l’on dénonce une hyper-violence aboutissant à des blessures graves ou à des morts est nécessaire, à condition qu’on en cherche les causes profondes et qu’on intervienne sur ces causes au lieu d’accroitre la violence en y répondant par la violence.

Mais qu’on tienne un discours aussi aveuglé par l’idéologie réactionnaire et nationaliste dominante, dans un hebdo dit « de gauche » est proprement insupportable. Car l’école a toujours été un lieu de violence parce qu’elle est appareil idéologique d’Etat qui reflète et construit la société.

Et en premier d’une violence exercée par l’école elle-même. « Antan », comme dit le Nouvel Obs, la violence physique et verbale la plus fréquente était exercée par les enseignants. Violence latente d’imposer à des enfants de rester assis et immobiles des heures durant sur des sièges trop petits en bois dur, giffles, coup de pieds, coups de règles sur les doigts (j’ai vu un doigt brisé quand j’étais au primaire et je me souviens des hurlements de douleurs de ceux à qui on infligeait cette torture), oreilles à moitié arrachée (quand on soulevait du sol un enfant en le tenant par l’oreille), humiliations, punitions injustes et d’une bassesse inouie. Les témoignages sont innombrables.

Parmi tous ceux que j’ai recueillis dans ma carrière de chercheur sur la politique linguistique scolaire en France, celui de ma propre grand-mère m’est resté gravé : à Marseille, au début du XXe siècle, les enfants parlaient provençal (et aussi corse, napolitain, arménien…). Dans son école, on punissait de « corvée de chiottes » ceux, nombreux, qu’on surprenait à parler leur propre langue même entre eux dans la cour, langue de leur ville et de leur famille, et non le français, avec cet argument : « puisque tu as de la merdre dans la bouche, tu peux bien nettoyer celle des autres ». Et, à un récidiviste, un « maitre » a fait lécher les toilettes pour qu’il comprenne bien ce que c’est que d’avoir « de la merde dans la bouche » : la merde en question, c’est la langue provençale, celle dans laquelle F. Mistral venait d’obtenir le prix Nobel de littérature. Tout ceci donc sur le fond d’une violence symbolique extrême, de type colonial, qui consistait à déculturer les enfants pour leur inculquer à la place l’idéologie et la langue nationales françaises, au mépris de ce qu’on appelle aujourd’hui les Droits de l’Homme.

Je suis né en 1961. J’ai toujours vu la crainte des « grands » et des « costauds » dans la cour de l’école, les bagarres quotidiennes qui finissaient avec un cocard ou une lèvre fendue, ou au moins un vêtement déchiré, pour ceux qui n’arrivaient pas y échapper ou qui s’y frottaient. J’ai toujours vu à l’école le harcèlement contre ceux qui étaient différents : roux, chétifs, pâles, efféminés, gitans, paysans, prolétaires ou au contraire gros ou riches (selon le contexte)… L’école en ce sens ne fait que reproduire la société dont elle fait partie et les élèves ne faisaient que reproduire à leur façon le modèle de leurs enseignants. Et tout le monde trouvait ça normal, hélas.

Quant aux insultes, on croit rêver ! D’abord parce que l’école est le lieu principal de développement des discriminations linguistiques (que j’appelle glottophobie ), ces discriminations sournoises parce qu’hégémoniques et non condamnées par la loi, où l’on exclut et stigmatise ceux et celles qui parlent autrement que selon la norme arbitraire de l’école qui est celle des classes dominantes comme l’a bien montré Bourdieu. Et puis parce que les enseignants ont toujours insulté les élèves. Et les élèves se sont toujours insultés entre eux. Les insultes ont toujours existé et il n’y a qu’à écouter les conversations autour de nous, ou les conducteurs (et –trices) dans les embouteillages pour constater qu’elles sont partout d’une grande banalité. Il ya des degrés dans l’insulte, toutes ne sont pas graves. Mais la « violence verbale » est devenue un terme à la mode parce que l’institution cherche à exercer un contrôle étroit sur la parole spontanée et surtout populaire, au point que l’on confond un mot familier avec une insulte (comme « me casse pas les couilles », p. 86 du Nel Obs). Elle est à la mode parce qu’on a le projet politique d’un monde aseptisé d’où on aurait banni du monde social toute forme de diversité, d’affirmation, de rébellion des pauvres, des dominés, des exclus, ce qui laisse libre champ à ceux qui le dominent et qui tiennent l’appareil idéologique d’Etat, y compris l’école.

A chaque rentrée universitaire, je demande en amphi aux étudiants inscrits à mes cours ayant un rapport avec l’enseignement qui a été victime d’humiliation par l’institution scolaire. Les 3/4 lèvent la main. Et j’ajoute ceux qui en ont été témoins : tout l’amphi a le bras levé, sauf dans les cours où il y a des étudiants étrangers venant de systèmes scolaires différents. Et c’est comme ça depuis plus de vingt ans, ce que confirment des études plus systématiques.

Alors si on veut vraiment traiter du problème de la violence à l’école, ne tombons pas dans les discours mythiques et nostalgiques d’un passé que l’on croit toujours meilleur. Ne nous laissons pas piéger par l’illusion d’optique qui fait voir davantage de violence alors que c’est sa perception qui a changé, et qui ne la fait voir qu’à l’école alors qu’elle est partout dans une société qui la produit par son cynisme, ses comportements et ses croyances. Que l’on affronte donc réellement la cause de la violence, et la vraie violence, par ses apparences superficielles comme une gestuelle ou un parler local ou populaire : celle inscrite au cœur même du fonctionnement de l’institution, parce qu’elle est inscrite au cœur même du projet sociétal et national en France (et ailleurs…) qui ont fait de l’injustice, de la compétition et de la loi du plus fort, l’alpha et l’oméga d’un monde inhumain et asocial.

Philippe Blanchet

Professeur de sociolinguistique et de didactique des langues

Université Rennes 2