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Après le livre, que devient la littérature ? Après le livre, à quoi servent les bibliothèques ? Le 4 juin 2013, à l’université Rennes 2, une journée d’études consacrée aux « lectures et médiations numériques » a témoigné des bouleversements en cours. De nouveaux supports de lecture-écriture rebattent les cartes, reconfigurent les rôles et les espaces, modifient les formes et les enjeux de l’écriture, réinventent les modalités et les gestes de la lecture, invitent les professionnels, et les autres, à transformer leurs pratiques. C’était mieux avant ? Quand les écrivains écrivaient (des livres), quand les lecteurs les lisaient, quand les enseignants les enseignaient, quand les bibliothécaires les bibliothéquaient ? C’était mieux avant, vraiment ?

Après le livre : de nouvelles littératures ?

La matinée du colloque est consacrée au devenir de la littérature au temps du numérique.

Selon François Rannou, auteur et éditeur, le « livre électronique » ne fait que prolonger des recherches poétiques qui existaient avant son apparition. La littérature est depuis longtemps animée par le désir d’ouvrir le livre pour libérer le langage, ce qui passe par la recherche d’espaces : Tristan Corbière oralise le poème ; le Livre de Mallarmé vise l’absence même du livre ; les calligrammes d’Apollinaire conduisent à se demander par où on lit ; Isidore Isou et les lettristes font exploser le langage ; Bernard Heidsieck considère que la poésie est hélas sortie de la vie, qu’elle s’est réfugiée dans le livre, qu’il faut arracher le poème à la page et le projeter vers le monde ; les poètes sonores le font justement par des performances ; Pierre Garniérite crée la poésie spatiale et Julien D’Abrigeon, la poésie cinétique … Ce qui est plus nouveau, selon Francois Rannou, c’est la possibilité offerte par le numérique de lire/entendre/voir tout à la fois. Ce qui est essentiel, ajoute-t-il, c’est que le livre sur écran n’est pas, contrairement aux préjugés, un moyen de se couper du monde : il s’agit d’une multiplicité de formes sur un support qui peut être partagé par tous et auquel tous peuvent contribuer ; le poème est, avec le numérique aussi, selon la belle formule de Paul Celan un « serrement de mains », un « geste unissant qui fait que d’un homme à l’autre quelque chose passe ».

Pierre Ménard (alias Philippe Diaz), auteur numérique engagé dans les ateliers d’écriture et le collectif éditorial Publie.net, présente son nouveau projet autour des « Lignes de désir », celles que chacun peut tracer dans un paysage, pour couper selon son vœu à travers les espaces. Ces monologues éclatés qui se font écho vont donner naissance à un projet d’édition protéiforme : un livre, explique Pierre Ménard, devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons ; une ville, c’est, pareillement, invention, voyage à travers l’espace et le temps ; chaque parcours le et la transforme. Il va s’agir ainsi de constituer la narration en jeu, de sauter de case en case, puis de tisser l’histoire à partir de la juxtaposition et du croisement de ces lignes. Il est prévu 2001 pages comprenant chacune 2001 signes. La publication prendra diverses formes : un tirage papier, qui figera un parcours, mais avec d’autres éditions susceptibles de lui faire connaitre des variantes et de faire collection ; une version sous forme de cartes à jouer avec tirage limité ; un site internet proposant des promenades sonores avec cartographie et audio guides littéraires ; un livre numérique édité sur Publie.net avec ordre des fragments déterminé au départ (de manière aléatoire) ; une application pour smartphones et tablettes, qui grâce à la géolocalisation permettra une écoute mobile et un parcours poétique dans la ville.

Le projet de Pierre Ménard témoigne de la capacité du numérique à revitaliser la lecture pour qu’elle devienne pleinement un geste (le livre s’écrit ou se lit en marchant) et un acte (faire l’expérience du monde) : la ligne ainsi tracée est celle qui pourrait aussi à l’école lui donner force et sens. Lors des échanges avec la salle, Arnaud Maïsetti souligne qu’avec le numérique la page n’est plus l’unité pertinente, qu’on peut enfin être au plus près du texte tel qu’il a été projeté et proféré, que par exemple pour lire un monologue de 10 pages nous ne devrions pas être obligés de tourner la page… On rappellera que la page constitue aussi l’unité de mesure de l’enseignement du français à travers le sacro-saint exercice de l’explication de texte : le numérique nous rappelle alors combien nous sommes toujours profondément, péniblement, (définitivement?) lagarde-et-michardisés.

Sylvie Gracia, éditrice aux Éditions du Rouergue et auteure de six livres, raconte sa conversion à l’écriture en réseau, en l’occurrence une expérience d’autobiographie composée au quotidien via Facebook : elle y poste des photos qui lui inspirent des textes où elle explore son rapport à la ville, à son immeuble, à ses filles, à son corps … Ce work in progress, publié ultérieurement en édition papier sous le titre-traduction « Le livre des visages », constitue selon l’auteur une expérience « bouleversante », notamment parce que l’écrivain sort de sa « tour d’ivoire » : il s’agit d’une écriture en direct, susceptible d’être interrompue par des interventions de lecteurs internautes et cette présence du lecteur donne une énergie extraordinaire, renforce le plaisir de l’écriture. L’immédiateté est ici une clef, par rapport à soi (le texte est écrit « dans l’instant même de l’émotion ») et par rapport à l’autre (des interactions ont lieu, un réseau de lecteurs se constitue). « On ne peut plus se passer de ce que cela instaure », témoigne Sylvie Gracia, tant la littérature y redevient vivante en tant que processus de création. La version Facebook de l’autobiographie, ouverte par des liens internet, lui apparaît plus riche que l’édition papier, figée sur elle-même, vidée des vides, des textes ratés et avortés.

Arnaud Maïsetti, enseignant, auteur, diariste en ligne, perçoit le numérique comme un prolongement et une radicalisation du geste que constitue la littérature. La question du support, papier ou pas, lui semble essentialiste et sans intérêt, il s’agit plutôt de prendre en compte la dynamique de ce qui est en jeu : « intensification et plasticité : voilà ce que le numérique radicalise. » Le web est un lieu capable de saisir et nommer ses procédures de médiation, une forme littéraire en prise avec son temps, une « syntaxe du présent ». D’où l’intérêt des nombreux carnets qui s’y écrivent au quotidien et forment « un précipice et un précipité du jour ». Auteur et lecteur y deviennent contemporains l’un de l’autre.

L’œuvre, rappelle Arnaud Maïsetti, est traditionnellement définie comme objet clos, totalité organique, produite par un auteur qui est dépositaire de son sens et de sa clôture ; or ce qu’on lit en ligne est produit contre la fermeture, la paternité, la transcendance, il est élaboration sans fin d’un texte autre : en ce sens, il est, pour reprendre les mots de Barthes, « texte » plutôt qu’œuvre, « livre dont la forme conteste la clôture de l’œuvre » ; ou encore, à la lumière des analyses de Blanchot, l’écriture numérique constitue un « désœuvrement », elle est mise en mouvement, production de l’absence d’œuvre, élaboration d’un désastre qui est la condition de l’écriture. La forme de « l’écriture du désastre », selon Blanchot, est bel et bien fragmentaire et le journal, selon Arnaud Maïsetti, est la mise en œuvre d’un tel « désœuvrement ».

Qu’est-ce alors que l’écriture web ? « la vie provoquée dans l’écriture, comme on provoque un adversaire. » De nombreux écrivains au 20ème siècle ont tenu leur journal, et ce dans un « geste secondaire qui double l’écriture ». Au contraire sur internet, l’atelier qu’est le journal devient l’espace noyau de l’écriture, le lieu de la métamorphose dangereuse de soi, le seuil entre la vie et la littérature : désormais « le chemin de ronde devient l’édifice », dans une « centralité fuyante qui se poursuit sans cesse ». Le numérique nous invite à « écrire dans le lieu ou intervient le monde en nous », à explorer sa perception tremblée, à rebattre les cartes du réel. Par le travail en ligne, il ne s’agit pas de s’aligner, mais de tendre comme Rimbaud des « guirlandes de fenêtre en fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile », non de communier, mais de tracer des lignes, de partage, de désir et de fuite.

Mélodie Dumas, de la Cantine numérique rennaise, et Thierry Lefort, du CRDP de Rennes, présentent l’expérience du Twit´haïku. Ce concours d’écriture poétique via Twitter cherche à utiliser la contrainte des 140 caractères pour stimuler la créativité : 170 haïkus ont été publiés cette année par des scolaires et des internautes de tout âge, un des objectifs pour la 3ème édition sera de faire la promotion de la langue française à l’étranger. D’ores et déjà, le projet, ouvert à tous et particulièrement stimulant, permet de faire le lien avec les programmes disciplinaires ou transversaux (langue, poésie, histoire des arts…), de développer des compétences et une culture numériques, de promouvoir de nouvelles façons d’enseigner.

Après le livre : de nouvelles bibliothèques ?

L’après-midi du colloque s’intéresse au devenir des lieux de médiation culturelle au temps du numérique. Quelles stratégies pour concevoir et accompagner l’accès aux ressources ?

Olivier Roumieux, chef du service Bibliothèque numérique à la Cité des sciences et de l’industrie, expose ses expériences et réflexions sur les bouleversements qui touchent son métier. Désormais, fait-il remarquer, la ressource la plus convoitée dans la bibliothèque, c’est l’électricité : les étudiants débranchent tout pour recharger leurs tablettes et ordinateurs ! Qu’est-ce qui crée « le bazar » ? Plusieurs éléments sans doute : la culture de la gratuité et de l’immédiateté, la dévalorisation des biens culturels, la remise en cause des intermédiaires (éditeurs, journalistes, libraires, bibliothécaires – et enseignants, ajoutera-t-on). Quels sont les problèmes à traiter ? Une offre numérique encore peu visible, des plateformes distinctes et compliquées, des statistiques propriétaires, des fichiers numériques difficiles à présenter et faire aimer (quand un bibliothécaire est habitué à montrer un « beau livre »). Plusieurs questions alors sont posées : comment rendre visible et attirante une collection de livres numériques ? comment positionner ces collections par rapport aux fonds physiques ? comment permettre une prise en main et un feuilletage intuitifs ? « Je n’ai jamais encore vu quelqu’un flasher un QrCode », plaisante Olivier Roumieux. C’est dire s’il existe toujours un rôle à jouer pour les bibliothécaires physiques : les ressources sont pléthoriques sur le net, il y a un besoin de repères, d’espaces de travail et d’apprentissage, de lieux de convivialité, de nouveaux « temples laïcs » que pourraient constituer les médiathèques.

L’enjeu est alors de créer ces « troisièmes lieux », c’est-à-dire de nouveaux lieux mixtes, non plus entre le travail et la maison, mais « entre le local et le virtuel ». Olivier Roumieux trace quelques pistes, suggère de nouvelles missions et activités : la production numérique par les médiateurs eux-mêmes (dossiers, sélections, coups de cœur en ligne …) ; la nécessité de « penser global » (les recommandations en ligne doivent aussi se faire sur place, il faut prévoir « un pendant en ligne de toute opération sur place et l’inverse », il faut investir les lieux ou se trouvent les lecteurs potentiels, lieux virtuels via le web 2.0 et lieux physiques comme les espaces urbains) ; le développement de la médiation numérique (il convient d’avoir un usage plus interactif de Twitter, on peut ériger un mur physique dans la bibliothèque avec des productions d’internautes, il serait judicieux de programmer les messages dans Facebook, par exemple donner une cohérence éditoriale à chaque jour de la semaine…) ; enfin, une meilleure connaissance et participation des lecteurs.

Philippe Diaz (alias Pierre Ménard) intervient cette fois en tant que responsable du Cyberlab, espace culturel multimédia de la médiathèque l’Astrolabe à Melun. Cyberlab est un endroit où l’on fait la promotion de la culture numérique : le public vient participer à des ateliers de création, s’initier à des logiciels, se connecter à internet … Le portail web joue un rôle important avec son catalogue enrichi, où la notice d’un auteur est automatiquement prolongée, par exemple de la biographie Wikipédia ou de vidéos de l’INA. Les ressources numériques sont variées : musique et vidéo avec constitution en particulier d’un fonds musical de groupes locaux, mise en place d’un espace de lecture numérique (livres numériques, applications, abonnements presse), ressources autour du patrimoine (archives locales, cartes postales, plans …). Le Cyberlab propose des ateliers de création numérique divers : doublage d’un film muet, mashups, interview des groupes locaux participant au festival rock Le Bruit de Melun… Les ateliers d’initiation permettent d’apprendre à télécharger légalement de la musique ou des ouvrages, à créer des livres numériques … Le travail de formation, souligne Philippe Diaz, est sans cesse à renouveler. Un système de parrain et de marraine a été mis en place pour des formations à l’interne et pour que le public identifie les compétences des uns et des autres. Les coups de cœur et avis des lecteurs sont en page d’accueil du site de l’Astrolabe : une interactivité qui fonctionne très bien.

Bénédicte Gornouvel, Frédérique Schlosser et Chloé Lallic font le bilan de l’offre de ressources numériques à la Bibliothèque des Champs Libres à Rennes. L’offre de livres numériques y est récente puisqu’elle date de juin 2012. Elle passe par la plateforme Numilog : 800 livres ont été achetés selon un système d’abonnements d’un an (il n’y a donc pas de constitution d’un fonds) et avec une possibilité de 3 téléchargements. Les meilleurs emprunts relèvent pour les trois quarts de la fiction, mais il n’y a pas d’homogénéité avec le prêt papier. Le livre numérique offre davantage de confidentialité et de disponibilité avec un accès 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Des stratégies de communication sont mises en place : le site internet et les réseaux sociaux servent ainsi de médiations ; le catalogue et le bibliothécaire continuent à jouer leur rôle, notamment de conseil ; la programmation culturelle (twit̀´haïku, salons…) fait aussi vive le lieu. Le bilan est encourageant, mais la médiation se cherche : les usagers du livre numérique ne sont que 4 % à en chercher via les bibliothèques quand ils sont 39 % à le faire par les opérateurs internet. Il faut, souligne Bénédicte Gornouvel, que le public identifie davantage les bibliothèques comme lieu du numérique : de manière générale, des enquêtes révèlent que 44 % des acquéreurs de livres numériques l’ont fait gratuitement ; dans cette culture de la gratuité culturelle, les bibliothèques ont une place légitime à occuper.

Frédérique Schlosser présente le « salon de lecture numérique » qui se trouve au 3ème étage de la bibliothèque les Champs libres et permet aux usagers d’utiliser tablettes et liseuses en autonomie. Il apparait un « détournement d’usage par rapport à ce qui était prévu », car les lecteurs utilisent les outils proposés moins pour parcourir des livres que pour accéder aux boites mails, aux réseaux sociaux, aux sites d’information, à des jeux : les usagers qui aiment tout à la fois lire-écrire-échanger-jouer ne nous montrent-ils pas ainsi qu’ils sont bien en avance sur nos représentations, parfois étroites, des nouvelles pratiques culturelles ? Pour alerter les usagers de ces outils numériques en partage, des messages préventifs sont diffusés sur des écrans de télé : ils incitent à protéger ses données personnelles. Pour favoriser la médiation, un animateur, consultant en édition numérique, anime tous les premiers mardis du mois un atelier de présentation des outils et des contenus. Chloé Lallic, au terme d’une longue enquête, formule quelques préconisations : développer les ateliers d’initiation, qui pourraient être des formations techniques, mais aussi thématiques (par exemple, autour du cinéma, de la musique..) et de création artistique (tant les nouvelles pratiques culturelles 2.0 nous invitent à devenir à notre tour producteurs de contenus) ; favoriser forum d’échanges et valoriser les ressources ; faire évoluer les matériels dans le lieu (par exemple, imaginer un espace plus aéré, mettre en place des bornes pour les usages brefs qui se développent, disperser les objets numériques dans la bibliothèque avec des ressources thématiquement adaptées à la spécialisation des différents endroits) ; former le personnel lui-même aux outils et aux nouvelles formes de médiation.

En guise de conclusion, et pour relier les deux demi-journées du colloque, tirons le chapeau (par exemple, celui d’Arnaud Maïsetti) à Pierre Ménard/Philippe Diaz : avec sa double casquette d’écrivain et de bibliothécaire, il a incarné durant cette journée d’études les mutations en cours et les défis qu’elles lancent, en particulier aux enseignants de français et aux professeurs-documentalistes. Au terme de ses déambulations rennaises, il note dans son journal en ligne : « Le soir en rentrant chez moi, je cherche un titre pour me décrire et je ne trouve que ce mot au double sens si riche et versatile : curieux. » Une valeur que l’école, à son exemple et avec le numérique, aurait tout intérêt à faire fructifier.

Jean-Michel Le Baut

Le site du colloque

Le site de Pierre Ménard

Sylvie Gracia sur Facebook

Le carnet en ligne d’Arnaud Maïsetti

Le concours Twit’haïku

La médiathèque de la Cité des sciences

La médiathèque l’Astrolabe à Melun

La médiathèque Les Champs libres à Rennes