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Les « Petites Poucettes » et « Petits Poucets » chers à Michel Serres seraient-ils des illettrés ? Le langage SMS qui serait le leur marquerait-il la fin de notre civilisation ? On pourrait le croire en écoutant les propos de ceux qui tendent à instrumentaliser la langue française pour nourrir leur refus de la modernité ou leur mépris de la jeunesse. Pour le GIRSEF (« Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation », de l’Université de Louvain), Carine Leporcq, Jean-Louis Siroux et Hugues Draelants ont réalisé sur le sujet une intéressante étude qui confronte les idées reçues à la réalité : « Pratiques et représentations juvéniles de l’écriture à l’ère d’internet.»

Leur enquête s’est déroulée en trois étapes : distribution d’un questionnaire à une soixantaine d’adolescents de 15-16 ans pour évaluer leurs pratiques d’écriture ; collectage de tous les écrits produits par six adolescents sur une période de quinze jours ; entretiens autour de ces productions pour tenter de « rendre intelligibles les différentes pratiques d’écriture et d’éclairer les logiques sociales qui les sous-tendent. »

Petite Poucette aime écrire

L’étude confirme combien l’écrit occupe une place centrale dans la vie quotidienne des adolescents. SMS, messageries instantanées, réseaux sociaux en sont les principaux vecteurs, mais il emprunte d’autres modalités : lettres, créations narratives, écrits fonctionnels du quotidien, citations ou poèmes recopiés, réflexions et notes personnelles via journal intime ou sur supports variés, y compris scolaires comme les cahiers et classeurs… La plupart du temps, soulignent les auteurs, « l’écriture apparaît davantage comme un moyen que comme une fin en soi. ». Il s’agit pour l’essentiel de communiquer, d’interagir avec les pairs, de produire du lien. Le SMS en particulier est « un moyen commode de se confier sans être réellement face à l’autre, de s’isoler en restant attaché au groupe, de créer de l’intimité tout en préservant la distance spatiale ». Cette importance de la communication influe sur les manières d’écrire et produit de nouvelles conventions : « Une dimension importante de la culture du « chat » ou « SMS » consiste à construire un langage susceptible d’être compris et « correctement » interprété en dépit de cette absence d’indices para-verbaux (intonation, ton de la voix, etc.) et non verbaux (expressions du visage, geste, etc.). Les locuteurs ont par exemple recours à divers symboles (comme les « smileys » ou « émoticônes ») de sorte à exprimer, de façon scripturale, les attitudes et les émotions qui relèvent habituellement de la communication para-verbale et non-verbale. Ces symboles, qui recourent de manière créative aux signes de la ponctuation ( 🙁 pour la tristesse, 🙂 pour la joie , :-{) pour le flirt, :-/ pour l’indécision, etc.), donnent du relief à leur discours. ». Le code d’écriture s’avère complexe, souvent obscur aux adultes, qui le vilipendent peut-être parce qu’ils s’en savent exclus. Pour l’adolescent, insistent les auteurs, « la dimension phatique » importe souvent plus que « l’’intention informative », ce qui d’ailleurs n’est pas l’apanage de la jeunesse et peut être rapproché de formes de sociabilité mondaine qui règnent dans certains milieux huppés : « Peu importe à la limite ce qui est dit, pourvu que ce soit dit de manière conforme aux « règles de la conversation ». Sans doute, l’école aurait-elle tout intérêt à prendre conscience de cette appétence des adolescents pour l’écriture, y compris dans sa dimension fondamentalement relationnelle : à multiplier et diversifier les situations de production de textes, à leur donner un vrai destinataire, autrement dit à mettre en place des dispositifs d’écriture autres que le sempiternel « devoir » sur « copie »…

Petite Poucette joue sur plusieurs gammes

L’étude montre encore combien les adolescents ont développé une forte adaptabilité, acquis une capacité à utiliser différentes variantes de la langue : « suivant le contexte d’écriture (support, identité et statut du récepteur, intention expressive, contexte scolaire ou extrascolaire, etc.), les adolescents interrogés utilisent tantôt un langage soutenu avec une syntaxe complexe et un vocabulaire élaboré, tantôt un langage plus relâché, parsemé de mots d’anglais, d’abréviations et de mots inventés. » Le nuancier est parfois subtil : un adolescent interrogé « estime par exemple « plus grave » d’écrire avec des fautes devant un professeur d’université que devant un professeur du secondaire » ! Exemple à l’appui, l’étude montre que la même personne, en l’occurrence Mélanie, pourra écrire tantôt en langage SMS à proprement parler (« Ok j’arriiiive alors 🙂 »), tantôt en faisant un effort de littérarité (sur un blog personnel, où s’exercent le plaisir créatif des mots, l’expression stylisée de soi). Les auteurs font d’ailleurs remarquer que le langage SMS lui-même est plus complexe qu’on ne le pense et obéit à des règles, « auxquelles on ne déroge pas impunément, sans risque de sanction sociale : « Quand je vois « toi » écrit « T-W-A », je ne lis même pas (…) « Pourquoi » [abrévié] « PK » mais non, « PQ » ! D’où il sort ton K ? (…) J’ai horreur de recevoir un message « de rien » [abrévié] « D-R » » (Mélanie) ; « Si on ne maitrise pas le langage SMS, on a l’air bièsse. » (Laurent). ». Toutes ces constations donnent à penser qu’il une y a bien là une forte conscience des situations énonciatives et des codes linguistiques, une forme d’intelligence et de maîtrise de la langue plus subtile qu’on ne le croit. On rappellera à ce sujet les réflexions de Jacques David, maitre de conférences à l’université de Cergy Pontoise, qui démontre que la graphie SMS n’entraîne pas la baisse du niveau en orthographe et développe même des compétences en français : « Les élèves (8 /12 ans) qui utilisent les textos sont souvent les meilleurs scripteurs. Il n’y a aucun effet négatif sur les compétences du lire-écrire. Au contraire, cette pratique développe des habiletés métagraphiques dont il apparaît que les élèves parviennent à les transférer sur les pratiques scolaires d’écriture : les texteurs les plus assidus sont aussi des scripteurs très performants par ailleurs. »

Petite Poucette est exigeante

L’étude souligne enfin combien les adolescents, bien qu’ils ne soient pas brillants (ou peut-être parce qu’ils ne se le sont pas ?), ne font guère preuve de laxisme en matière d’orthographe. Clairvoyants, ils savent hiérarchiser les erreurs (« de même qu’un stationnement interdit est considéré comme moins grave que de conduire en état d’ivresse, un accent oublié semble moins dramatique qu’une faute de conjugaison »), les situations (« ils prennent soin de préciser que leur degré d’attention varie en fonction du contexte d’écriture, certains ne font ainsi guère attention à leur orthographe lorsqu’ils écrivent des SMS »), les explications (la prise de liberté à l’égard du français standard est admise voire valorisée, l’incompétence est en revanche stigmatisée). Les auteurs montrent en particulier combien les ados se révèlent « très conformistes lorsque l’on parle d’orthographe » : « leurs discours prennent même une tonalité morale au moment de commenter les écarts à la norme. » Confrontés par exemple à un mail de demande d’emploi contenant plusieurs erreurs orthographiques, les jeunes interrogés se montrent très sévères : selon eux, dans le contexte, ces « fautes » sont inadmissibles ; un lien est clairement établi entre maîtrise du français et qualités morales (politesse, respect, éducation…) ; la « distinction » linguistique semble alors admise comme justification de l’inégalité sociale.

Perspectives

On le voit, l’étude du GIRSEF fait apparaître certaines contradictions chez les ados, par exemple le « décalage entre le relâchement avec lequel ils disent écrire dans certaines circonstances de la vie de tous les jours, la souplesse apparente de leur attitude à l’égard de la norme et la rigidité de leurs appréciations envers les usages relâchés de l’écrit. » Mais ces tensions sont riches sur le plan pédagogique.

Des compétences dans le maniement de la langue sont bel et bien mises à jour : « Des fois, pour exagérer, témoigne une adolescente, on parle super bien comme à l’ancien temps : ‘Oh Gentes Dames !’. Des fois, on se parle comme ça à l’école et les autres nous regardent bizarrement mais ça nous amuse et on parle aussi comme des… Enfin on ne parle vraiment pas bien, comme la racaille aussi. » Une telle souplesse est potentiellement riche de capacités à décrypter et à réécrire, de créativité aussi comme en témoigne le célèbre site « Les Boloss des Belles Lettres » où des étudiants rennais proposent des résumés, jubilatoires, de classiques en « langage jeune ».

Des aspirations à une vraie maitrise de la langue apparaissent aussi : les adolescents s’inventent des codes stricts, adhèrent fondamentalement aux normes scolaires, évoluent peu à peu dans leurs pratiques pour coller davantage à celles-ci. Il apparait dès lors que les pratiques d’écriture numérique de Petite Poucette ont développé chez elle une qualité essentielle : l’éducabilité.

On laissera ainsi le dernier mot aux auteurs de l’étude qui soulignent combien essentielle et délicate est la mission des enseignants : « transmettre la norme sans l’absolutiser », « accueillir les usages illégitimes de la langue sans laisser croire à ceux qui en font usage que la société est prête à la même bienveillance ». Et de conclure : « c’est encore par la transmission de compétences métalinguistiques que l’on offrira vraisemblablement aux jeunes générations la possibilité de développer un rapport réflexif au langage et une compréhension fine des enjeux politiques qui le traversent. »

Jean-Michel Le Baut

L’étude du GIRSEF

Les réflexions de Jacques David

Les Boloss des Belles Lettres :

Michel Serres présente Petite Poucette