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Cet article découle des travaux d’une équipe de chercheurs en sciences de l’éducation à l’école doctorale de l’Institut Supérieur de Pédagogie de Paris. Quelle que soit la diversité des problématiques des thèses, la question du rapport des élèves à la langue française est récursive notamment à travers la représentation qu’ont les adultes du niveau d’expression et de maîtrise des élèves. Le texte ci-dessous se présente comme un état des premiers travaux doctoraux en cours.

Un élève fait l’objet d’un rapport auprès du proviseur en raison d’un écart de langage … « A insulté le surveillant en lui disant : « ta mère ! » ».. Faut-il sanctionner ? La réaction doit-elle être déterminée par l’objectivité des termes ou par la subjectivité de l’adulte qui les a retenus ? Quand Madame Issoire, prof de lettres en Seconde 8, reproche à un élève de jurer comme un charretier, le garçon ne sait pas ce qu’il a fait de mal car il croit que jurer veut dire lever la main droite et promettre de ne pas mentir. Quant au charretier, il n’en connaît aucun … Si une lycéenne hurle « qu’on lui casse les couilles dans ce bahut de merde »… Le CPE préfère-t-il entendre : je suis excédée par les imperfections de la vie institutionnelle… D’ailleurs, dans cette variante aurait-il écouté davantage cette élève ?

Enquêtes sur les grossièretés

Une enquête récente du ministère de l’Éducation nationale montre que parmi les incidents graves il y a 40 % de violences verbales. Les grossièretés proférées par les élèves visent majoritairement les membres du personnel (professeurs, surveillants et autres)… Cette situation agite tant les établissements que certaines académies étudient de très les gros mots usités par les élèves . Ainsi en haut lieu, de savantes études dissèquent les injures, insultes, jurons et autres noms d’oiseaux qui circulent dans les établissements scolaires.

Le plus souvent il est question d’actes corporels (pisser, péter, chier) ; de parties du corps (bite, con, cul, couilles) ; d’excrément (merde) ; de comportements sexuels (niquer, enculer, pute…). Dans les faits (in situ) les termes sont parfois moins des insultes que ses exclamations. On ne peut pas les prendre au pied de la lettre. Les locuteurs qui emploient le célèbre nique ta mère ne font aucune référence à un inceste. Ils signifient une hostilité et un mépris et traduisent un état psychologique (frustration, colère).

Tout autre est le langage vulgaire : le mot et la chose sont liés. Il en va ainsi de bouffe, pétoche, chiotte qui ne sont pas aussi choisis que nourriture, denrées ; peur, panique, angoisse ; cabinet, toilettes, lieux d’aisance, latrines… Certes les professeurs n’approuvent pas ce langage, ils entendent de la mauvaise oreille, mais ils ne peuvent pas exactement le cataloguer parmi les injures ou les jurons d’autant les ados utilisent un tel lexique sans viser qui que ce soit.

Mots historiques

Quel est le statut précis de l’illustre apostrophe que Cambronne a fait entrer dans l’histoire, le 18 juin 1815 à Waterloo en répondant merde à un officier britannique ? Ces cinq lettres appartenaient au français bien avant cette date, mais c’est un illustre général d’Empire qui en perçoit les droits d’auteur encore aujourd’hui. Certains termes se font ainsi une place à part … Selon Claude Nougaro c’est le cas de con … « Ô Toulouse. Un torrent de cailloux roule dans ton accent. On se traite de con à peine qu´on se traite … Ô Toulouse.. ». La cité gasconne n’a pas le monopole des trois lettres. On peut se faire traiter de con partout en France, mais alors c’est toute une histoire. En l’occurrence, le 23 février 2008, le président de la République de l’époque, a lancé « Casse-toi, pauv’ con » à l’adresse d’un citoyen refusant une poignée de main. Dans la presse étrangère le terme en question fut diversement traduit. « Dann hau doch ab, Du armseliger Dummkopf » : « tire-toi, misérable imbécile » ; « Dann hau doch ab, Du Blödmann » : « barre-toi, idiot » ; « Then get lost, you poor jerk ! » : « décampe, pauvre crétin ! » ; « Get lost, you stupid bastard ! » (dégage, abruti de salaud) …

Peau et chemise

Comme le populo toulousain ou l’ancien président, nombre de jeunes traitent leurs interlocuteurs dans certaines de conjonctures. Que ceux qui n’ont jamais juré, déparlé, fulminé, agoni, leur lance la première pierre. Donnez un marteau et un clou à un grammairien qui habituellement s’exprime en langue soutenue… la suite dépendra de la force avec laquelle il se tapera sur les doigts. Il n’est pas aisé d’employer des termes soutenus quand on est à la fois à la recherche d’un filet d’eau froide pour calmer la douleur et d’une raison valable pour apaiser la souffrance d’un échec.

Dans l’univers scolaire, suivant leurs propres origines sociolinguistiques, les adultes ont pu utiliser ou utilisent (en privé), certains mots qu’ils n’acceptent pas venant de leurs élèves. Toutefois, beaucoup d’enseignants croient qu’il suffit d’empêcher le vocabulaire indésirable de passer par la bouche et les oreilles des jeunes pour en être débarrassé. Ce n’est pas si simple. Les mots et les êtres ne sont pas séparés. On ne peut pas changer de façon de parler comme de chemise ; le langage c’est la peau, la chair et le sang.

Néanmoins, dans l’histoire de l’école, l’hostilité à certains aspects du langage des élèves est une pratique institutionnelle volontariste. Les bons maîtres de la Troisième et de la Quatrième République, ont fait ravaler leurs langues maternelles aux Bretons bretonnants et aux Occitans patoisants . Par ailleurs, outremer, l’acculturation des indigènes faisait figure d’œuvre civilisatrice. Des Sénégalais, Berbères ou Annamites avaient des ancêtres Gaulois et personne jadis ne trouvait rein à redire. Toutefois, l’acculturation n’étant pas une science exacte, la disparition des idiomes aborigènes ne fut jamais complète et les dialectes autochtones ont résisté tels quels ou sous forme d’accents .

Débrouille

L’assimilation du langage trivial des élèves à un patois ou un créole ne consiste pas à glorifier les injures, les insultes et les jurons. Il n’est pas question d’aduler une soi-disant contre-culture faite de brutalité et d’obscurantisme. Il s’agit seulement d’aborder la façon de parler comme un objet d’investigation et non comme un objet de détestation.

Les travaux de Marc Hatzfeld montrent que les jargons de jeunes puisent leurs matériaux dans la langue officielle (scolaire) pour créer une expression parallèle. Cette manière de faire ressemble à la débrouille qui existe dans le domaine économique pour contrer l’indigence dans une société d’abondance. La débrouille linguistique fait écho à la richesse du bien-parler que l’école tente d’enseigner, mais qu’un plafond de verre rend parfois inaccessible aux déshérités du lexique. Pour autant pourquoi se tairaient-ils ? Ils immiscent une langue vernaculaire, un idiome pirate, dans la langue dominante. C’est ce piratage qui se trame dans les grossièretés. Il est de nature quasi irrépressible comme l’économie parallèle, le travail au noir ou la débrouille.

Face à la factualité des injures, insultes et jurons on observe trois sortes de prise en charge dans le monde scolaire. Les premières sont normatives, il s’agit de stigmatiser les locuteurs et de les réduire au silence. D’autres positions consistent à obtenir des jeunes concernés une modération puis l’acquisition d’un bilinguisme permettant de transposer progressivement en langue courante (voire soutenue) tout ce qui est actuellement en langue triviale. Enfin, on note une approche heuristique, qui approche le langage ordurier en objet de recherche, en quelques sortes en lui attribuant des lettres de noblesses. (Cf. le dictionnaire des insultes de Robert Édouard ).

Tatouage

Le langage obscène des jeunes n’est ni un simple folklore limité à quelques connivences entre potes, ni un fait générationnel universel. En France, il a clairement la fonction anthropologique d’un tatouage tribal pour les ressortissants des cités et des ghettos. Le marquage n’est pas épidermique, il est terminologique. Les propos spécifiques de ces-jeunes-là attestent indubitablement d’une adaptation, d’une intégration, d’une affiliation sociétale… Mais, le lien constitué par leur langage fleuri les cantonne à une communication circonscrite aux fragments groupusculaires qui composent leur milieu. L’école ne peut pas effacer le tatouage linguistique, mais elle peut le recouvrir du bien-parler. Ce faisant, sans être grandiloquent on peut se douter que l’on touche aux racines (à l’identité) des jeunes concernés.

Sanctionner les élèves qui déparlent c’est baliser le périmètre de l’expression normale en séparant explicitement le parler-mal et du bien-parler. La langue des élèves impolis s’oppose parfois à l’expression policée des professeurs et cette friction n’est pas toujours conflictuelle. Elle se fait de temps à autres par osmose, par interpénétration. D’ailleurs, si les enseignants identifient des injures dans certains termes des élèves, c’est qu’ils en connaissent le sens. Réciproquement, quand un élève admet un écart de langage c’est qu’il accepte les références sémantiques de l’adulte.

Profanation

Pourquoi les enseignants entreraient-ils dans le jeu de l’adolescent à faisant comme s’ils n’entendaient pas ? Leur rôle est de signifier que la socialisation à la quelle est destiné tout élève interdit les écarts de langage. En général, l’école associe les jurons, insultes et injures à une violence qui peut quitter à tout instant sa forme verbale pour devenir physique. De plus ses missions éducatives de base la disposent à honnir tout langage trivial par principe …

Nombre de professeurs ont l’impression que l’école cristallise les mauvaises pratiques langagières notamment en raison d’une dynamique de groupe résultant de la concentration des jeunes. Au-delà de cette perception mécanique, on peut formuler une seconde hypothèse. Elle repose sur un adage ; le vice rend hommage à la vertu. En l’occurrence, les écarts de langage des élèves pourraient être reliés à la sanctuarisation du verbe en milieu scolaire. L’école est le temple de la correction. Pour l’élève, le fait d’y parler mal procède d’une forme de sacrilège (le cas échéant hédonique, ludique). Néanmoins, s’il est conscient de la profanation linguistique qu’il commet, il reconnaît corrélativement l’existence des règles du bien-parler.

Que dit le droit ?

Comment différencier dans certains cas un mot courant, d’un familier ou d’un vulgaire… ? Parfois, un juron se fait injure, insulte, menace, diffamation en fonction des circonstances. Selon le dictionnaire de Jean-Paul Doucet , le droit criminel emploie le mot injure alors que le droit disciplinaire parle d’insulte dans le cas où un subordonné manque gravement au respect dû à un supérieur hiérarchique. L’injure résulte de toute expression de mépris par action, geste, mimique, discours, invectives, écrits etc. qui blesse l’honneur et à la considération d’une personne, sans pour autant se référer à un fait susceptible de preuve (ce qui la distingue de la diffamation).

L’injure présentant un caractère raciste constitue une circonstance aggravante. En règle générale, des propos irrévérencieux adressés à des agents publics comme les professeurs relèvent de la notion d’outrage ou de diffamation .

Patois et créoles

Dans la Correspondance générale de l’Inspection primaire, Léon Bérard précise : « La ténacité avec laquelle les enfants parlent le patois entre eux dès qu’ils sont libres, fait le désespoir de bien des maîtres qui cherchent à combattre cette fâcheuse habitude. Parmi les moyens, il en est un que j’ai vu employer avec succès dans une école rurale de haute Provence… Le matin, en entrant en classe, le maître remet au premier élève de la division supérieure un sou marqué d’une croix faite au couteau…Ce sou s’appelle : le signe. Il s’agit pour le possesseur de ce signe de se débarrasser du sou en le donnant à un autre élève qu’il aura surpris prononçant un mot de patois… Sur dix enfants surpris à parler patois dans la journée, seul le dernier est puni ».

Dans le même ordre d’idée, un panneau était apposé dans les écoles de Bretagne … « Défense de cracher par terre et de parler breton ! ». C’était l’époque ou l’instituteur accrochait un symbole honteux, qu’on appelait la « vache », au cou des enfants qui s’exprimaient en breton … La vache est … un galet de mer, un morceau de bois ou d’ardoise, un sabot cassé, un os d’animal … que le maître met autour du cou du premier élève bretonnant de la journée … qui n’a de cesse de passer l’objet à l’un de ses camarades en train de parler breton à son tour … et ainsi de suite jusqu’au soir, le dernier détenteur écopant de la punition.

En 2011 à La Réunion, la mise à l’écart du créole participe à l’échec scolaire. Le taux d’illettrisme est le double du taux hexagonal alors que le système scolaire est en tout point semblable depuis 1946. Outre la difficulté d’assimiler le principe de l’alphabet, nombre de petits Réunionnais doivent le faire dans une langue non maîtrisée, le français … Et cela avec le support d’écrits dont le contenu culturel est sans grand rapport avec leur propre vécu. Notamment pour ceux nés de parents créolophones …

Gilbert Longhi

Les chroniques de Gilbert Longhi