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Une équipe d’une vingtaine de professeurs de français qui multiplie les projets pour développer par le numérique les compétences linguistiques et littéraires des élèves, ça existe ? Oui, à Istanbul, au lycée Saint Joseph, où chez les enseignants de FLE et de lettres réunis règne une étonnante dynamique d’innovation et de collaboration : blogs d’écritures variées, clips vidéos, immersion créative dans l’art moderne, bandes dessinées numérisées, jeux de rôles historiques, politiques ou littéraires, notamment via les réseaux sociaux … L’établissement n’est pourtant pas une utopie : il s’inscrit dans une histoire et un espace, il doit aussi surmonter les difficultés spécifiques, les traditions, les contraintes. Géraldine Larguier, professeure, coordinatrice des enseignants de français, à l’interface de ces diverses expériences remarquables, nous éclaire ici sur une synergie pédagogique susceptible d’inspirer beaucoup.

Le lycée Saint Joseph d’Istanbul présente un profil d’établissement peu connu dans l’Hexagone : pouvez-vous expliquer ce qui fait sa singularité ?

Notre lycée a été créé en 1870 sur la rive asiatique du Bosphore par les frères de Saint Jean-Baptiste de La Salle et, avec l’avènement de la République turque, l’établissement s’est conformé aux principes de laïcité. A Istanbul, la francophonie est très dynamique : outre le lycée français Pierre Loti (AEFE), on compte 5 lycées bilingues privés et un lycée bilingue public. A Saint-Joseph, nos élèves (autour de 850) commencent leur scolarité vers 14 ans avec une année de « préparatoire » : 23 périodes (1 période = 43 minutes) de français par semaine, plus les DNL (mathématiques, biologie, physique-chimie et Tice) directement en français. Puis, pendant les 4 années de lycée, ils passent progressivement du FLE à la littérature et terminent, entre autres, avec une dispense de baccalauréat français. Au lycée, l’enseignement de la littérature est mené en parallèle avec des cours de civilisation sur des thématiques actuelles. L’équipe enseignante de français est composée de 27 professeurs turcs, français ou franco-turcs aux parcours très variés : certains ont été formés en Turquie, d’autres ont obtenu un master de FLE, quelques-uns sont titulaires de l’Education Nationale française et sont en détachement direct grâce à la récente obtention du label FrancEducation.

Les professeurs de français du lycée y développent de nombreux projets pédagogiques dont plusieurs utilisent le numérique pour favoriser la créativité des élèves : pouvez-vous nous en présenter quelques exemples ?

En quelques mois, plusieurs projets en lien avec le numérique ont émergé de manière spontanée. En résumé, on peut distinguer trois tendances : les blogs collectifs pour tous les élèves d’un même niveau ont permis dans un premier temps de valoriser des productions non scolaires : le fait de les montrer, de les publier a surtout donné envie de prendre le temps de faire faire des productions plus créatives, liées au plaisir d’écrire et de jouer avec les mots, comme le blog « Je publie donc je suis ». Mais peu de lecteurs au final. D’après moi, ces blogs ont surtout eu le mérite de donner envie à certains enseignants de se lancer dans l’aventure numérique avec leur propre classe. C’était une manière de mettre le pied à l’étrier en douceur… Autres exemples de projets ponctuels menés avec tout un niveau : la création de BD transformées en livres numériques ou celle de clips vidéos réalisés autour d’un slam.

Ensuite, certains professeurs se sont lancés avec leur classe dans des projets eTwinning, ou dans des blogs de classe, autour de l’écriture poétique, d’une description de Paris au XVIIIe siècle, ou autour d’une exposition d’art moderne : les élèves de deux classes différentes qui apprennent le français depuis septembre ont visité cette exposition tout en tweetant leurs impressions. Puis leurs professeurs ont mis en place un blog sur lequel les élèves ont produit une œuvre authentique et ont expliqué leur démarche d’artiste fictif en français et en turc. Bien sûr de tels projets ont le mérite de souder la classe et d’en renforcer l’identité. Mais ils mettent aussi en valeur les compétences techniques de nos élèves parfois supérieures à celles des enseignants. Du coup, un autre rapport naît entre apprenants et enseignants, un autre regard des uns sur les autres.

Enfin, une autre tendance est le jeu de rôle littéraire à grande échelle : un professeur a utilisé Twitter pour compléter son étude du roman épistolaire Inconnu à cette adresse. Dans les niveaux supérieurs, nous avons pris des personnages du XIXème et les avons fait dialoguer entre eux avec Twitter et sur Google + car Facebook a fermé nos profils. Nous leur avons fait aussi créer leur propre blog, par exemple celui du baron Haussmann.

Plusieurs expériences pédagogiques consistent précisément en des « jeux de rôles » numériques, des simulations littéraires via les réseaux sociaux : comment ces expériences ont-elles été menées ? quel bilan en tirent les enseignants ?

Le jeu de rôle est une pratique très répandue en FLE, donc nos élèves s’y prêtent volontiers et deviennent le temps d’un instant directeur d’agence de voyages, immigré clandestin ou avocate française. Certains, parmi eux, participent aussi activement à la simulation globale du Modèle Francophone des Nations-Unies. Mais jouer le rôle d’un personnage réel ou d’un personnage littéraire est plus déconcertant, car finie la liberté ! Des contraintes d’un autre type apparaissent. On ne peut plus écrire ce que l’on a envie de dire : il faut s’approprier les idées de son personnage et les transmettre en filtrant ses idées personnelles tout en utilisant le « je »… Par exemple l’élève qui a pris le rôle de Napoléon III a dû faire l’apologie de la censure, alors que l’actualité turque était un peu tendue sur ce plan-là. Les élèves ont dû comprendre les idées des autres personnages pour pouvoir réagir. L’élève qui jouait Karl Marx est ainsi devenu ami avec Charles Darwin alors qu’il était très en colère contre les idées de Thomas Carlyle.

Le bilan est donc globalement positif. Grâce au principe d’identification avec le personnage qui rend ces grands mythes beaucoup moins distants, grâce au support numérique qui a tout de même un peu déconcerté les élèves par sa dimension actuelle, nous sommes sûrs que les acquis auront une durée de vie supérieure à celle d’un simple exposé. Sans compter le plaisir éprouvé par les élèves.

Pour vos lycéens turcs, le français est une langue étrangère, sans doute difficile : en quoi dans ces conditions la littérature et la créativité vous semblent-elles possibles, voire nécessaires ?

Dans notre établissement la littérature est la clé de voûte du français par tradition. Le niveau atteint en histoire littéraire est assez étonnant par rapport à certains élèves de France. Notre défi quotidien est d’enseigner la littérature française avec des moyens « maison », des méthodes hybrides venant aussi du FLE pour donner du sens à toutes ces connaissances et pour les mettre en réseau avec le monde d’aujourd’hui. L’objectif est d’éviter une belle accumulation de connaissances aussi inutiles qu’éphémères. Certains parmi nous font le pari que les outils numériques peuvent non seulement compléter le cours traditionnel mais aussi aider à ancrer savoirs et savoir-faire de manière plus durable grâce au plaisir que ces outils peuvent procurer.

Nos élèves ne sont pas forcément dans une demande d’innovation pédagogique ni de créativité car le système et le rythme effréné des cours ne les y invitent guère. Mais de nombreux élèves qui ont goûté à Twitter pour s’approprier une œuvre ou qui ont participé à ces jeux de rôles ont demandé à ce que ces pratiques soient systématisées à la rentrée. Vox populi…Donc nous ne sommes pas partis d’un besoin urgent d’innover : c’est plus une anticipation de la révolution numérique, une prise de conscience collective que les choses changent et qu’il vaut mieux réagir à temps plutôt que de subir.

Vous avez créé un « blog des blogs » qui témoigne de la diversité des projets menés par les professeurs de français du lycée : qu’est-ce qui explique selon vous une telle dynamique collective d’innovation ?

Pour comprendre ce dynamisme, il faut savoir que le collectif est la base du travail dans le système turc et dans les écoles lasalliennes : les progressions pédagogiques annuelles sont communes dans toutes les matières et à tous les niveaux, comme la plupart des examens. En français, nous nous réunissons chaque semaine par niveau d’enseignement pour faire le bilan de la semaine passée, pour organiser la semaine à venir, définir les objectifs des examens ou mettre en place des projets. C’est l’un des rôles de la coordinatrice.

Vue de France, cette organisation effraie souvent car elle donne l’impression de mettre à mal la liberté du professeur. Par exemple, nous ne choisissons pas les textes que nous étudions en littérature. J’imagine les réactions à la lecture de la phrase précédente ! Et pourtant… Cette contrainte engendre une autre liberté, essentiellement sur la question du « comment enseigner » : les concertations hebdomadaires sont aussi l’occasion de comparer comment étudier un texte, d’échanger des idées, de s’approprier l’idée d’un autre et de la modifier.

Le travail en équipe est donc ce qui a permis de stimuler autant de projets car nous sommes vraiment habitués à partager, à échanger, à voir comment les autres font. C’est donc assez naturellement que nous nous sommes mis à partager aussi les expériences menées avec des supports numériques, comme dans un laboratoire à grande échelle.

Mais n’oublions pas que cette effervescence collective a été rendue possible parce qu’en amont plusieurs facteurs l’ont favorisée : l’utilisation de la plate-forme Moodle par une partie de l’équipe pédagogique, une belle rencontre à l’Université des professeurs de français d’Izmir, une première formation en février qui a servi de déclencheur, des lectures pour prendre conscience des caractéristiques de la génération Y, un directeur qui appuie la formation continue, des informaticiens disponibles qui répondent à nos angoisses techniques… et surtout un perpétuel désir de nous remettre en question dans nos pratiques pédagogiques !

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Le « blog des blogs »

Le blog « Je publie donc je suis »

Un blog d’écriture poétique

Un autre blog de création poétique

Le blog autour de Paris au XVIIIe siècle

Un musée virtuel à la manière de

Inconnu à cette adresse Twitter

Si Google+ avait existé au 19ème siècle

Le blog du baron Haussmann :

La simulation globale du Modèle Francophone des Nations-Unies

Slams

Descartes (en)chanté