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Prenez trois des meilleurs sociologues de l’Ecole et demandez-leur d’analyser son évolution récente. Ils feront apparaître l’impact du développement de véritables marchés scolaires. Et ils mettront en évidence les effets sociologiques, scolaires et politiques de leur développement. C’est ce travail que Georges Félouzis, Christian Maroy et Agnès Van Zanten ont mené. Il aboutit dans un petit livre costaud, argumenté, riche d’informations sous tendu par une réflexion aboutie sur les politiques scolaires. Un livre qui va peser sur la refondation.

L’ouvrage montre comment sont nés les marchés scolaires et les règles de leur fonctionnement. Il met en évidence leurs acteurs et ce qui les motive. Car il n’y a pas que la défense des intérêts des groupes sociaux. Il y a aussi l’idéologie qui les habille. C’est au nom de l’intérêt général, voire de la défense des plus démunis, que se développe la concurrence scolaire.

Les auteurs analysent ensuite les effets de ces marchés dans le temps en attribuant à cette valeur toute son importance. Parce que les choses sont plus complexes qu’il apparaît. Les marchés entrainent des effets en cascade tout au long du système éducatif. Ils permettent le développement de stratégies d’adaptation des acteurs, établissements comme familles. Les auteurs répondent de façon nuancée à la question de l’efficacité scolaire et des conséquences sociales du libre choix des familles. Ils militent finalement pour une politique régulée de celui-ci.

La publication de ce livre est très opportune au moment où le gouvernement doit affronter la question de l’éducation prioritaire et de la carte scolaire. Il éclaire la réflexion politique. Mais les politiques écoutent-ils les sociologues ?

Agnès Van Zanten : Il faut donner aux acteurs locaux les moyens de réguler les choix des familles

Le terme de « marché scolaire » passe encore comme excessif dans un pays comme la France où officiellement pendant très longtemps il n’y a eu aucun marché. Quelle réalité recouvre-t-il ?

En France le terme de marché appliqué à l’école choque. Scientifiquement, pour une définition économique classique, le marché est conçu comme l’articulation d’une offre et d’une demande avec un ajustement par le prix. Or on sait bien que l’enseignement obligatoire est largement gratuit. L’éducation n’est pas un bien comme un autre car il a une dimension collective. Et c’est un produit qui a aussi la particularité d’être co-fabriqué par le producteur et le consommateur : l’éducation réussie n’a pas besoin que de l’enseignant. Il faut aussi des élèves qui entrent dans la logique de l’enseignant et même une classe : Cependant on dit qu’il y a marché scolaire à partir du moment où cette relation d’échange entre enseignants et usagers prend une dimension concurrentielle. Quand cette concurrence est présente, elle existe entre producteurs comme sur d’autres marchés qui essaient de capter des clients. Ici les clients sont les élèves et les établissements tentent de capter soit tous les élèves, soit certains, par exemple les élèves les meilleurs car ils apportent une qualité pour l’enseignement (puisque le service est co-produit) et du prestige. Il y a alors concurrence entre les usagers pour les lieux les plus recherchés.

Il y a des pays développés sans marché scolaire ?

A vrai dire, la bonne échelle n’est pas le pays : c’est infra national car la concurrence n’existe généralement que dans des zones urbaines avec une certaine densité d’établissements. Mais certains pays ont été protégés notamment ceux où les parents ont l’impression que l’offre d’éducation est homogène. On peut citer par exemple la Finlande. Il y a quelques villes qui sont en train de développer des logiques de marché. Mais dans beaucoup d’endroits les parents sont convaincus de la grande qualité de l’enseignement et de son homogénéité. Enfin, la population finlandaise connait assez peu de différence sociale et est assez homogène ethniquement. Tous ces éléments jouent contre la concurrence. Mais c’est surtout la confiance dans la qualité de l’enseignement qui limite en Finlande la logique de concurrence.

Quelles théories expliquent l’apparition des marchés ?

L’émergence des marchés a une dimension sociale, politique et aussi démographique. La concurrence apparait souvent quand le nombre d’élèves diminue et que les établissements scolaires cherchent à les attirer. On l’a vu par exemple en Hongrie. Sur le plan sociologique, il faut une diversité de l’offre, la liberté de choix des parents et du coté des établissements il faut qu’ils conçoivent que les élèves sont différents. Les marchés scolaires émergent dans les années 80 aux Etats-Unis et en Angleterre après la massification de l’enseignement. C’est l’expansion scolaire et l’ouverture sociale qui génèrent le développement du marché. Les politiques ont le sentiment d’avoir fait de gros investissements en n’évitant pas l’échec scolaire Les politiques sont donc une recherche d’efficacité. Du coté des usagers , dans les classes moyennes, il y a le sentiment d’un envahissement par le bas du système éducatif par des immigrés. L’émergence du marché est une réaction pour les établissements pour limiter les effets de la massification et pour les parents pour éviter le mélange avec certains publics. Les parents pensent que ce mélange est une menace pour le niveau scolaire de leurs enfants mais aussi pour une certaine forme de socialisation. Ils cherchent alors à maintenir leur avantage.

Du point de vue politique, c’est la théorie du Public Choice qui conduit au marché. Selon elle, le système public est devenu inefficace et fermé sur lui même. Il y a alors la volonté de secouer ces « monopoles indolents ». En mettant de la concurrence, on pense que ça incitera les établissements à s’améliorer. On créé le marché au nom de l’efficacité. On pense aussi que le privé est plus efficace et on a donc la volonté de transposer cette logique dans le public en créant des écoles publiques proches du privé, comme les Charter Schools aux Etats-Unis (des écoles publiques à large autonomie qui sélectionnent leurs élèves) ou d’introduire des chèques éducation (vouchers). On pensait aussi responsabiliser les parents en leur donnant la possibilité de choisir. Enfin, en Grande Bretagne, Thatcher présentait aussi cette politique comme la revanche des classes moyennes sur les classes supérieures, comme une mesure d’équité. Une idée que l’on a retrouvé en France au moment de l’assouplissement de la carte scolaire.

Dans quelle mesure la généralisation du numérique a facilité la création de ces marchés ?

Le marché suppose une comparaison. Même si les facteurs sociaux et politiques sont plus importants, la technique a facilité les choses en créant des palmarès d’établissements. En Grande Bretagne par exemple la très grande majorité des parents les consulte. Internet a aussi rendu ces résultats très accessibles. On voit dans le chapitre 2 du livre quels critères les familles utilisent dans leurs recherches.

Qu’est ce qui pilote les choix des parents ? est-ce la même chose pour les familles favorisées et populaires ?

Il y a des différences. On tend généralement à penser que le moteur principal du choix des familles est le résultat scolaire. C’est ce qui fonde la théorie du Public Choice. Mais en fait, les motivations des parents ne prennent pas en compte que les résultats scolaires. Les motivations expressives, comme la recherche du bien être de l’enfant, sont souvent mentionnées, ainsi que la sécurité ou la prise en compte de la personnalité de l’enfant. Il y a aussi des motivations sociales : l’école est un lieu d’expression de valeurs religieuses ou d’un entre-soi social. Du coté des classes populaires, on recherche une bonne école plutôt que la meilleure, la sécurité et l’intégration sociale. Dans les classes moyennes, on veut une école où il y ait de bons résultats scolaires et aussi la recherche du bien être des enfants. Et on tient compte du relationnel de l’enfant. Dans les classes supérieures on cherche avant tout l’excellence, la distinction (une langue étrangère très tôt par exemple). On est attentif à la personnalisation de l’expérience de l’enfant. Et on a une plus grande tendance à l’entre soi.

Si on regarde l’exemple britannique ou américain, peut-on dire que le développement des marchés scolaires a permis d’améliorer le niveau scolaire général ?

Les comparaisons entre les pays de l’OCDE montrent qu’il n’y a pas un avantage pour les pays qui font un libre choix de l’établissement. Il n’y a pas non plus une plus grande inefficacité ! Aux Etats-Unis on a quelques travaux qui montrent plus d’efficacité quand la menace qui pèse sur les établissements est très forte comme en Floride avec l’apparition des vouchers. Dans ce cas, il y a eu une amélioration des résultats scolaires des établissements pour devancer les effets des vouchers. Mais quelle durabilité pour ce phénomène ? Dans certains établissements on élimine des élèves pour obtenir de bons résultats. Dans d’autres on développe des classes spéciales pour attirer des élèves ou encore on joue sur la discipline (par exemple avec des uniformes ou des écoles single sex). Un des risques c’est qu’au lieu de produire de l’efficacité on fabrique juste du marketing.

En France on a eu l’exemple de l’assouplissement de la carte scolaire sous Sarkozy. Quelles conséquences cela a -t-il eu sur les établissements scolaires ?

Les logiques de marché ont induit des choix en cascade. La politique d’assouplissement avait totalement ignoré l’existence du privé qui est un moteur important de la concurrence. Or les parents ont cherché à choisir les établissements les plus favorisés quand ils le pouvaient et se sont dirigés vers le privé aux dépens des établissements publics favorisés. Donc l’assouplissement a engendré des dynamiques vers le haut favorables au privé, comme le montrent les travaux de Pierre Merle. Des établissements moyens ont été désertés par ceux qui sont allés vers le haut. Pour les établissements en bas de classement, la situation s’est aggravée généralement. Grosso modo l’assouplissement a généré des effets négatifs pour les catégories défavorisées. Mais l’effet n’a pas été bouleversant car le nombre de places est resté limité dans les établissements les plus recherchés. L’assouplissement a surtout accrédité l’idée que les parents peuvent choisir. Il est maintenant difficile de revenir en arrière.

Peut-on concilier liberté de choix des familles et égalité scolaire ?

Il faut réfléchir a cette question car on ne peut pas aller contre la liberté des familles. Et en même temps on ne peut pas abandonner la préoccupation d’égalité. Donc on essaye de montrer dans le livre qu’il faut aller vers un choix régulé. Il faut que la puissance publique au niveau local puisse avoir le moyen de réguler les choix pour réduire les situations défavorables à l’équité. Cela peut se faire avec des systèmes de « banding » comme à Londres, c’est à dire que chaque établissement doit respecter des quotas d’élèves forts, moyens et faibles ou des quotas sociaux et ethniques. On peut aussi mettre en place des logiques de concertation entre établissements de façon à interdire les déséquilibres. On peut mettre en place des observatoires pour montrer les effets des choix. Tout cela reste difficile car ça suppose une grande responsabilité des acteurs locaux et un traitement politique des affectations. Il faudrait que les acteurs scolaires aient des compétences politiques et les outils pour faire des choix. Cette réorganisation au niveau local est la solution la plus adaptée pour créer les conditions dans lesquelles les gens peuvent dire leur choix sans qu’on renforce les inégalités.

Propos recueillis par François Jarraud

Georges Felouzis, Agnès van Zanten, Christian Maroy, Les marchés scolaires. Sociologie d’une politique publique d’éducation, PUF,, collection Education & société, 2013, ISBN 9782130581154