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Attendus pour la rentrée, « Lectorino & Lectorinette : apprendre à comprendre des textes narratifs au CE1 et CE2 » de Roland Goigoux et Sylvie Cèbe complète une série d’ouvrages utilisés au CM1 et en 6ème. A l’initiative de ces manuels, deux enseignants-chercheurs, Sylvie Cèbe et Roland Goigoux, qui défendent l’idée que l’école doit enseigner explicitement ce qu’elle attend des élèves, en particulier dans le domaine de la lecture. Sylvie Cèbe, Enseignante-chercheure à l’ESPE d’Auvergne, université Blaise-Pascal, membre du laboratoire Activité, Transmission, Connaissance, Éducation (ACTé) à Clermont-Ferrand, explique la méthode employée pour la construction de ces ouvrages.

Un texte est fait pour être lu. Vous citez souvent des mots d’Umberto Eco en introduction de vos livres ou de vos conférences. Mais quels liens faites-vous entre l’auteur et le lecteur ? Quelles difficultés peuvent rencontrer les élèves dans cette « relation » qui repose parfois sur beaucoup d’implicite ?

Le texte, écrit Eco, est une «machine paresseuse » qui exige que le lecteur réalise « un travail coopératif pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc» (Eco, 1985).

La compréhension implique que le lecteur supplée aux «blancs du texte» et aille au-delà de ce que celui-ci dit explicitement. Il doit mobiliser toutes ses connaissances et toute son intelligence tout en respectant «les droits du texte».

Par conséquent nous aidons les élèves à comprendre qu’ils doivent collaborer avec le texte pour construire le sens : dans ce but, nous mettons en scène une « lecture entre les lignes » destinée à leur faire prendre conscience des connaissances qu’ils doivent utiliser et des raisonnements qu’ils doivent opérer . Nous leur apprenons à faire la distinction entre ce que le texte dit et ce qu’il ne dit pas, mais qu’il laisse au lecteur le soin de déduire.

Votre méthode de conception que vous appelez « conception continuée dans l’usage d’instruments didactiques » est peu courante dans le paysage de la recherche. Pourquoi pensez-vous que la conception de manuels doive être réalisée par des chercheurs et d’ailleurs, s’agit-il encore d’un travail de recherche ? Pouvez-vous nous en dire plus sur cette idée ?

Avec Roland Goigoux, nous avons observé que les chercheurs sont souvent convaincus que la présentation éclairée des résultats de leur recherche devrait automatiquement se solder par une transformation des pratiques pédagogiques. Ils laissent ensuite le soin aux enseignants de traduire leurs résultats en actions concrètes. Les tenants de cette conception pensent qu’il suffit de valoriser certaines méthodes ou scénarios didactiques pour infléchir durablement les pratiques. Ils supposent que l’exposé rigoureux des résultats de la recherche modifiera les conceptions des enseignants qui transformeront en conséquence, par souci de rationalité et sans aide particulière, leurs manières de faire. Mais les échecs successifs des politiques scolaires basées sur ce postulat nous incitent à explorer d’autres voies.

Notre expérience de formateurs-chercheurs nous a appris qu’il était plus efficace d’agir directement sur les pratiques des enseignants pour modifier leurs conceptions et leurs connaissances que l’inverse. Bref, nous défendons l’idée qu’il ne suffit pas que les enseignants soient informés ni même convaincus de la pertinence des résultats de la recherche pour qu’ils changent leurs manières de faire, et cela pour deux raisons :

– entre la présentation desdits résultats (ou des principes d’action jugés pertinents) et leur mise en œuvre concrète dans la classe, il y a souvent un gouffre que peu de chercheurs aident à franchir, laissant aux enseignants (ou aux formateurs) le soin de réaliser eux-mêmes le travail de transposition et d’opérationnalisation ;

– les propositions portent, le plus souvent, sur des points précis et ceux qui les avancent ne tiennent pas suffisamment compte de la cohérence d’ensemble de la pédagogie des enseignants, des contraintes qui pèsent sur l’exercice de leur métier (organisation de la classe, gestion du collectif, hétérogénéité des élèves, programme à suivre, outils disponibles…), de leurs pratiques habituelles ou des conceptions dominantes dans leur profession. Or nous savons qu’une modification très locale peut entrer en contradiction avec l’économie générale du dispositif pédagogique élaboré par un enseignant. Par exemple, le temps d’enseignement n’étant pas extensible, toute introduction d’une nouvelle activité s’accompagne d’une diminution voire d’une disparition d’autres composantes. Le résultat peut être parfois négatif lorsque la nouveauté ne compense pas les pertes qu’elle provoque. Bref, un chercheur peut avoir raison localement et tort globalement.

On attend souvent longtemps la parution de vos ouvrages car ils sont « en chantier » pendant plusieurs mois (voire des années !). Quels liens vos recherches entretiennent-elles avec les enseignants « de terrain » ?

Pour éviter les deux écueils que j’ai décrits plus haut, nous avons entrepris depuis une quinzaine d’années de réaliser un travail de transposition des savoirs issus de la recherche en savoirs pour l’action. Nous pensons que les chercheurs ne peuvent pas déléguer entièrement cette tâche aux enseignants mais ils doivent la réaliser avec eux comme nous l’avons fait pour la conception de nos outils didactiques pour l’école maternelle (Phono, Catégo, Ordo, Scripto), l’école élémentaire et le collège (les 3 Lector).

Nous proposons donc des outils que nous invitons les maîtres à expérimenter dans leur classesen vue de leur faire partager de nouvelles connaissances sur l’enseignement et de les amener à concevoir autrement les apprentissages de leurs élèves.

Nous postulons que la prise en main de nouveaux outils est le vecteur de la modification de leur pouvoir d’agir, donc de leur développement professionnel. Qu’il s’agisse du choix des tâches, de leur ordonnancement dans le temps ou de la mise en œuvre des moyens de leur réalisation, l’enseignement est largement tributaire des instruments dont disposent les maîtres. Leur évolution peut donc influencer l’activité des professeurs et modifier la manière dont ils guident les apprentissages de leurs élèves.

Lectorino & Lectorinette est le résultat d’un travail qui a associé deux chercheurs et de nombreux professeurs chevronnés. Nous savions qu’un tel outil, même s’il intégrait les connaissances scientifiques les plus récentes sur l’acte de lire et l’origine des difficultés des élèves, serait voué à l’échec s’il s’avérait trop éloigné des conceptions didactiques des enseignants, de leurs savoir-faire et de leurs pratiques d’enseignement habituelles. En d’autres termes, nous nous sommes efforcés de construire un nouvel outil qui soit le meilleur compromis possible entre les résultats de la recherche (le «souhaitable») et les exigences du métier (le «raisonnable»). Pour cela, nous avons dû cerner le potentiel de développement des enseignants, potentiel que nous définissons comme l’intervalle entre ce qu’ils réalisent ordinairement et ce qu’ils peuvent réaliser en s’appropriant de nouveaux outils. Nous avons donc dû élaborer un modèle de l’utilisateur basé sur une analyse préalable de leur travail et sur leurs réactions à nos premières propositions concrètes.

Nous avons confronté ces résultats aux synthèses que nous avons faites des données scientifiques internationales afin de concevoir un prototype de Lectorino & Lectorinette qui soit le plus intelligible et le plus efficient possible, c’est-à-dire d’un bon rapport «coût/efficacité» pour les professeurs : coût cognitif, psychique et physique, d’une part, et, efficacité pour les apprentissages des élèves, la conduite du groupe-classe, leur satisfaction personnelle, etc., d’autre part.

Ce premier prototype a été testé par six professeurs des écoles maîtres-formateurs. L’observation des séances menées en classe et leurs commentaires nous ont amenés à revoir la programmation et la durée de nos séquences, à ajouter des tâches, à en supprimer d’autres, à imaginer de nouvelles activités et à inclure plusieurs dispositifs ritualisés.

Nous avons ensuite rédigé un second prototype qui a été testé par une vingtaine d’autres enseignants, sans connivence avec nous. À l’issue de cette deuxième expérimentation, nous avons encore modifié notre outil afin de trouver de nouveaux compromis entre les contraintes identifiées lors de ces utilisations et nos projets initiaux. L’ouvrage publié est donc la troisième version de Lectorino & Lectorinette : ce sont les enseignants qui l’utiliseront, dorénavant, qui le feront évoluer en se l’appropriant.

Quelles compétences sont au cœur de Lectorino & Lectorinette ? Sur quoi insistez-vous plus particulièrement ?

Lectorino & Lectorinette propose aux professeurs de cours élémentaire de privilégier quatre ensembles de compétences de manière à rendre, à terme, les élèves capables d’autoréguler leur activité de compréhension de textes : compétences de décodage, compétences lexicales, compétences narratives et compétences inférentielles.

Un accent particulièrement important est mis sur l’enseignement du vocabulaire. Les recherches empiriques montrant que l’encodage et le stockage d’une expression ou d’un mot nouveau sont fortement liés au contexte d’acquisition initial nous ont conduits à intégrer l’enseignement du vocabulaire à celui de la lecture. Mais nous proposons aux utilisateurs d’adopter systématiquement une démarche en trois temps : 1° acquisition (explication) des mots ou expressions en contexte, 2° mémorisation stratégique et 3+ réemplois fréquents dans différents contextes. De multiples études ont, en effet, mis en évidence que les activités contextualisées, pour intéressantes qu’elles soient, ne produisent pas d’effets durables sur le vocabulaire si on n’accorde pas suffisamment de temps à la mémorisation des mots et à leur utilisation répétée au fil des semaines.

Propos recueillis par Isabelle Lardon

Sylvie Cèbe, Roland Goigoux , Lectorino & Lectorinette CE1 – CE2, Apprendre à comprendre des textes narratifs (Fichier + CD-Rom), Editions Retz.

Voir le reportage du café à l’université d’automne 2012 du SNUipp

Voir le site des éditions Retz