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Patrick Clastres est agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine, professeur en classes préparatoires littéraires (khâgnes ENS Ulm et ENS Lyon) au lycée Pothier d’Orléans depuis dix ans. Il a enseigné auparavant en collège rural, en ZEP, et dans un grand lycée parisien. Historien du sport, il est chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po et au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de Paris Panthéon-Sorbonne. Il est aussi membre du jury de l’ENA et président d’une association citoyenne dans sa ville.

Vous enseignez en prépa. Quand vous entendez dire que ces classes sont maltraitantes quelle est votre réaction ?

Si je m’indigne contre une telle caricature, je passe pour un bourreau d’étudiants et un anti-pédagogue. Et si je la valide, j’alimente le discours des extrêmes contre les élites républicaines. Malheureusement, lorsqu’il est question d’éducation, chacun parle à partir de sa propre expérience, vécue vingt ou quarante ans plus tôt, de ses espoirs déçus, ou bien à partir des expériences colportées par la rumeur. Et cela, y compris les acteurs et penseurs de l’éducation, et bien sûr les journalistes. Disposons-nous seulement d’outils qui évaluent dans la durée le ressenti de nos étudiants, la valeur ajoutée intellectuelle et culturelle des prépas, la capacité de nos élèves à réussir en master et en doctorat, ou bien à trouver un emploi en accord avec leur niveau de compétence ? Et qui permette la comparaison avec les étudiants des universités ?

Le sentiment de maltraitance – les étudiants des universités n’en souffrent-ils pas, eux qui connaissent des taux d’échec importants ? -, est complexe à évaluer. Où se situe la maltraitance ? Dans la commande de travail, assurément très importante, qui est vécue comme un choc, mais qui est aussi acceptée comme règle du jeu, et qui donne l’expérience de ses limites ? Dans les petites humiliations que génèrent le système de notation, la pratique du classement qui est en voie d’extinction, les remarques acerbes de certains enseignants ? Dans le regard des camarades, des parents et amis à la suite de l’échec aux concours des Écoles Normales Supérieures (175 reçus pour 2500 candidats) ? Dans la diminution de l’estime de soi ? Se retrouver au pied de la falaise des savoirs disciplinaires provoque assurément des moments d’angoisse et de vertige. Notre métier, c’est d’encorder les élèves pour les amener à se dépasser intellectuellement et psychologiquement, un peu comme des sportifs de haut niveau. Il nous revient d’éviter les blessures personnelles, les peurs, et les frustrations pour conduire l’ensemble de la cordée vers le sentiment de jubilation et de jouissance intellectuelle contenue dans l’acte de penser par soi-même.

Dans mon lycée, 95% des étudiants de première année poursuivent en khâgne et nous veillons, avec le soutien de nos collègues universitaires, à sécuriser les parcours des doublants de 2e année (khûbes) pour une entrée directe en master. Extrêmement minoritaires sont aujourd’hui les prépas qui sélectionnent en fin de 1ère puis en fin de 2e année, c’est-à-dire qui proposent à leurs étudiants d’aller voir ailleurs : celles-là, quelques parisiennes et provinciales, ont indubitablement les meilleurs résultats aux ENS. Mais notre valeur ajoutée de Bac0 à Bac+3 est bien plus grande à Orléans, surtout quand on la rapporte au capital culturel de départ de nos étudiants. L’élitisme républicain, voilà un beau sujet politique, un sujet qui fait peur notamment aux partis de gauche.

Pourquoi les performances du plus grand nombre des élèves sont-elles en chute libre dans les premiers mois de l’année scolaire de prépa ?

Les prépas sont un lieu-accordéon où l’on doit faire coïncider les évaluations de fin de lycée avec les notes délivrées dans le cadre des concours des grandes écoles. Force est de reconnaître qu’il y a là un précipice : c’est notre métier que d’accompagner les néo-bacheliers à le traverser, et cela sans traumatisme quoiqu’on dise. Le fait que les ENS soient en train d’aligner leurs systèmes d’évaluation sur celui des écoles de commerce aura contribué à faire remonter les moyennes de concours autour de 10/20, contre les 6 ou 7 en vigueur jusque-là sur le modèle des agrégations. S’il est vrai que certains de nos collègues continuent de sanctionner selon les anciennes grilles en descendant de 20 vers zéro, combien sont nombreux ceux qui valorisent les blocs de réussite et qui savent utiliser « l’effet Pygmalion ». Le pouvoir de noter – qui n’est d’ailleurs pas propre au système éducatif – est un pouvoir difficile à exercer, qui aide grandement à réussir autant qu’il peut démoraliser, et auquel les enseignants ne sont pas vraiment préparés.

Mais les prépas sont aussi le dernier lieu républicain où l’on tient aux bacheliers un discours de vérité sur leur niveau scolaire, quand nos collègues de collège et de lycée sont mis sous pression par leurs hiérarchies administrative et pédagogique pour répondre à la commande institutionnelle et politique de réussite aux examens et au bac. Et quand nos collègues de l’université distribuent les diplômes à qui mieux mieux sous la pression de leurs présidents, de leurs collègues démagogues, et des logiques de financement de leurs laboratoires de recherche. Cette grande braderie des diplômes et certifications ne fait qu’aboutir à une dévalorisation des parchemins universitaires, à un retour au système des recommandations et des offices de l’Ancien Régime, et à une course folle vers les diplômes prisés sur le marché mondial.

Comment expliquez-vous que la pédagogie qu’on propose en prépa reste le plus souvent conservatrice voire muséologique ?

Quel est donc ce musée des horreurs pédagogiques ? Des cours magistraux ou dialogués version socratique avec – ce qui n’est pas le cas à l’université – présence obligatoire ? Des évaluations écrites très régulières, hebdomadaires, et non une seule fois par semestre ? Des copies notées avec rigueur, mais annotées avec une grande précision et rendues aux étudiants ? Des exigences en syntaxe et orthographe que les DRH plébiscitent ? Des interrogations orales en face à face, certes oppressantes, mais si riches pédagogiquement ? Et il y a les à-côtés ! Tous, nous sommes en contact électronique, voire téléphonique, constant avec nos étudiants. Tous, nous prenons du temps pour les exercer aux oraux de concours, les aider à établir leurs CV et lettres de motivation. Et combien ont ouvert un blog pour leurs étudiants, mutualisent les fiches de lecture, évaluent les copies en deux temps avec conseils à mi-parcours !

Là encore, dois-je passer pour un horrible réactionnaire qui n’a pas lu et aimé son Meirieu ou son Bourdieu ? Il est bien temps de dépasser cette opposition stérile entre « disciplinaires » et « pédagogues », qui paralyse la pensée pédagogique depuis cinquante ans. Les normaliens et agrégés seraient-ils par nature plus incompétents comme passeurs et comme pédagogues ? Les recherches de Stéphane Bonnery montrent que les difficultés des élèves viennent souvent de l’incapacité de leurs enseignants à comprendre en profondeur ce qu’ils enseignent. Considérons une fois pour toutes que, professeurs des écoles, collèges, lycées, prépas et universités, nous avons pour objectif commun d’aider nos élèves à grandir aux plans intellectuel, psychologique, et social, et qu’il n’existe qu’une seule voie pour y parvenir : tresser de façon intime, en fonction des âges scolaires (qui ne sont pas les âges de la vie), les savoirs, les compétences, et les attitudes sociales.

Particulièrement en prépas lettres et sciences sociales, du fait de nos propres trajectoires socialement ascendantes et de nos auteurs favoris, nous sommes conscients du poids des héritages culturels et scolaires dans les réussites. Notre métier, c’est d’aider les étudiants à se jouer des codes des élites. Tous les jours, en cours, comme lors de ces moments privilégiés que sont les interrogations orales (colles ou khôlles), nous aidons nos étudiants à identifier d’où ils viennent socio-culturellement – et cela sans renier leurs familles et leurs héritages -, à endosser différents rôles de théâtre social selon les lieux et circonstances, à grandir intellectuellement c’est-à-dire à penser par eux-mêmes. L’un des plus grands risques que nous courons dans cette opération de mise à nu sociologique et de dévoilement des codes, c’est de devenir les idoles ou les gourous de nos étudiants. Il est si facile de manipuler des étudiants fragilisés par le doute intellectuel.

Les élèves des classes prépa sont décrits comme l’élite. Pour autant les retrouve-t-on par la suite dans l’élite du pays, notamment dans les filières littéraires ?

Des « élèves », je n’y avais pas prêté attention jusqu’alors ! Oui, certains oublient encore que nos élèves ne sont plus des lycéens, mais des étudiants, c’est-à-dire des adultes en construction. Quant aux élites, que sont les élites françaises aujourd’hui et où sont-elles produites ? Assurément pas en France ! Le sésame de ce début XXIe siècle, ce sont les diplômes cumulés en finances, droit des affaires, management, marketing, dans plusieurs universités mondialisées, qu’elles soient anglo-saxonnes ou des nouveaux pays émergents (Chine, Brésil, Afrique du Sud…). Les grandes familles françaises l’ont compris qui ne dirigent plus nécessairement leur progéniture vers Normale Sup, Polytechnique, HEC, puis l’ENA : tout cela c’est bon pour les CSP+, notamment les enfants de profs, d’universitaires et de fonctionnaires A+. Mais il existe d’autres élites que celles du pouvoir de communiquer, de financer et de commander : les élites du pouvoir de penser et d’inventer.

Et là, les élites littéraires ont toute leur place pourvu qu’elles acceptent sinon la « modernité » de notre monde, du moins sa réalité matérielle faite de technologie, de vitesse, de transnational, d’abaissement des frontières disciplinaires y compris entre sciences dures et sciences sensibles (plutôt que « molles »). Les écoles de commerce l’ont bien compris qui adaptent leurs épreuves pour recruter aussi nos derniers dinosaures, les optionnaires de lettres classiques ou de philosophie, pour leurs compétences en syntaxe, étymologie, dialectique. Certes, nous avons bien des progrès à réaliser pour nous mettre à la page nous-mêmes, et faire comprendre cette injonction d’adaptation à nos étudiants souvent complexés par la « modernité » actuelle. Nos étudiants ont bien compris en tout cas que le métier traditionnel des prépas – être enseignant – ce n’est plus çà : « TSP », « tout sauf prof » est leur slogan depuis une quinzaine d’années. On pourra le regretter si l’on considère qu’être un ancien étudiant de prépas n’est pas un handicap pour enseigner. Il est vrai aussi que certains formateurs plaident pour recruter comme professeurs d’anciens élèves en situation d’échec, au motif qu’ils comprendraient mieux les élèves d’aujourd’hui.

La seule chose que l’on puisse attendre de nos ministres de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, c’est qu’ils aient le courage de définir ce qu’est l’élite républicaine du XXIe siècle, ses filières de formation, ses passerelles de promotion sociale, au lieu de laisser des situations de concurrence sauvage se développer entre prépas et universités, entre universités pour riches et universités pour pauvres, entre disciplines. Personne n’ose aborder frontalement la question des contenus de formation. Depuis une quinzaine d’années que je suis confronté à la sélection des élites comme membre de divers jurys (concours général des lycées, entrée à Sciences Po Paris, ENA), j’en suis venu à penser que la rue d’Ulm passe à côté de nos meilleurs étudiants. N’y a-t-il pas d’autres moyens de mobiliser les intelligences autour des auteurs antiques et de leurs systèmes d’écriture et de pensée, que de faire ânonner du latin ?

Les classes préparatoires sont des filières d’enseignement supérieur hébergées généralement dans les lycées, n’auraient-elles pas leur place à l’université ?

Les prépas font saliver ceux des administrateurs, présidents d’université, et recteurs qui raisonnent en simples gestionnaires et voient là une occasion de récupérer des budgets. Nombre de nos collègues du supérieur également, qui se trouvent face à une chute des inscriptions, et qui lorgnent sur nos « bons étudiants » quand la loi leur interdit de sélectionner à l’entrée des facs. Quand je vois comment s’opère le dépeçage en cours des IUFM pour créer les ESPE, je me pose des questions : sous couvert de professionnalisation, les intervenants du secondaire y sont remplacés par des enseignants-chercheurs sans guère d’expérience devant des élèves.

C’est une tentation, en effet, d’en finir, avec ce qui est présenté sournoisement comme une exception française. Mais ne nous leurrons pas, des systèmes sélectifs similaires existent à l’étranger, dont rendent compte en filigrane les classements internationaux des universités. Et c’est l’argent qui sélectionne pour entrer à Harvard ou Oxford, à l’exception de quelques bourses de charité. Tordons le cou, ici, à une idée maligne qui traîne un peu partout selon laquelle un étudiant de prépas coûte plus cher : cela est vrai à un instant T, mais pas en durée moyenne puisque très rares sont nos étudiants qui redoublent entre le bac et la fin du master. Et puis cette autre selon laquelle nos étudiants sont issus des élites : nous accueillons entre un quart et un tiers de boursiers. Enfin, ne prend-on pas le risque de voir se développer des prépas privées ? Les mentalités ont changé à ce point que ce sont nos étudiants les plus modestes qui sont prêts à s’endetter pour leurs années de prépas et d’écoles de commerce ou de sciences-po, afin d’avoir la garantie de trouver des stages intéressants et de bénéficier d’un carnet d’adresses d’employeurs.

De quoi parle-t-on exactement ? S’agit-il de faire glisser ces classes avec leurs enseignants vers le supérieur ? Ou bien de substituer progressivement les enseignants du supérieur aux profs de prépas, lesquels seraient reversés vers les classes de lycée ? Mais si les spécificités de la formation en prépas sont conservées à l’université, pourquoi pas ? Encore faut-il mesurer ce que cela signifie en termes budgétaires et pédagogiques : pluri-disciplinarité, 26 heures hebdomadaires par étudiant sur 36 semaines, ventilation en spécialités pour les 2e années, colles. Transposer le volume horaire des enseignants de prépas (10 heures CM hebdomadaires sur plus de 36 semaines) en services d’enseignants-chercheurs à 128 heures CM par an, reviendrait à créer combien de postes en plus ? Et puis quels enseignants-chercheurs seraient prêts à assumer un tel volume horaire les éloignant de la recherche du fait de la rotation annuelle des programmes de concours ? La solution serait alors que les collègues de l’université se partagent les enseignements, mais ils se trouveraient nombreux à intervenir : qu’adviendrait-il alors de la cohérence de la commande pédagogique produite par le tout petit effectif des profs de prépas. Car c’est bien cela aussi qui fait la spécificité des prépas et leur force de frappe intellectuelle : l’homogénéité culturelle et professionnelle d’une équipe de 6 ou 7 enseignants issus de disciplines différentes.

Enfin, de quelles prépas parle-t-on exactement ? Des prépas scientifiques, les plus nombreuses ? Mais les écoles d’ingénieurs recrutent déjà 40% de leurs étudiants hors prépas, sous la forme des prépas intégrées qu’elles sont en train de multiplier, ou bien parmi les étudiants de licence ! Des prépas commerciales, celles qui coûtent le plus cher en horaires de colles ? Mais leurs étudiants ne manqueront pas de partir dans les prépas privées qui existent déjà en nombre, et qui ont les meilleurs taux de réussite aux grandes commerciales parisiennes ! Des prépas littéraires qui scolarisent moins de 5000 étudiants au total ? Mais nos étudiants ne veulent pas poursuivre dans les filières disciplinaires des universités et ne lorgnent plus que du côté des écoles y compris payantes (commerce, management, IEP de province, traduction, journalisme) ! La seule solution serait d’intégrer véritablement dans les universités les écoles d’ingénieur et de commerce, comme les instituts d’études politiques, étudiants, enseignants, et budgets mirifiques y compris au lieu de leur autonomie actuelle. Car la baisse tendancielle des effectifs étudiants dans les universités de sciences, de droit, et de sciences humaines et sociales, s’explique d’abord par la hausse des recrutements dans les écoles de commerce (env. 70 000 étudiants), dont la qualité des formations est vivement contestée, et dans les IEP (env. 30 000 étudiants). Alors, ce ne sont pas les classes prépas seulement qu’il faudrait intégrer dans les universités, mais les grandes écoles elles-mêmes ! Qui donc voudra en assumer politiquement la décision ?

Propos recueillis par Gilbert Longhi