Print Friendly, PDF & Email

Pour Rémi Brissiaud, spécialiste reconnu de l’enseignement des mathématiques au primaire, les bons résultats détectés à l’entrée en CP ne sont pas porteurs de bonnes nouvelles. L’apprentissage trop précoce du comptage se paye au prix fort dans la scolarité.

Lorsqu’une évaluation des performances scolaires montre que les lignes ont bougé dans un sens ou un autre, avant de se réjouir ou se désoler, le premier réflexe doit être d’en examiner les épreuves. Concernant les nombres, la récente étude la DEPP montre qu’entre 1997 et 2011, les élèves rentrant au CP ont progressé dans deux taches : écrire la suite des nombres dans l’ordre et reconnaître parmi plusieurs propositions d’écritures chiffrées, celle d’un nombre prononcé. Elle ne montre que ça et il n’est pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.

Pour comprendre ces résultats, il faut revenir au tournant pris en 1986 quand de nouveaux programmes pour la maternelle ont amorcé une profonde rupture dans la façon d’enseigner les nombres à l’école. Avant 1986, sous l’ère piagétienne de notre école, ni le comptage, ni la lecture, ni l’écriture des nombres n’étaient enseignés à l’école maternelle. En revanche, depuis 1986, le temps consacré à ces apprentissages est de plus en plus long. Or, une autre étude de la DEPP (Roche, 2008) a mis en évidence qu’après le tournant de 1986, en une douzaine d’années, les performances en calcul des élèves de CM2 se sont effondrées. En fin d’école primaire, les élèves ayant appris avec les divers programmes publiés depuis 1986, calculent beaucoup moins bien que ceux ayant appris avec les programmes de 1970 (ceux de l’ère piagétienne). Il s’agit d’un phénomène bien étrange : en commençant leurs apprentissages numériques bien plus précocement, les élèves d’après 1986 calculent très mal en fin d’école primaire.

Cependant, les pédagogues exerçant vers le milieu du siècle dernier nous avaient alertés : un apprentissage précoce du comptage et de la lecture-écriture des nombres conduit effectivement à des progrès à court terme dans chacun des savoir-faire exercés mais, pour beaucoup d’enfants, cela se fait au prix de l’entrée dans une mécanique sans signification dont ils ne sortiront qu’avec beaucoup de difficulté. C’est que qu’écrivaient Fareng & Fareng (1966), par exemple : « …cette façon empirique (le comptage) fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer ».

Il suffit de lire le rapport publié en 1955 avec l’aide de l’Unesco concernant la pédagogie des débuts du calcul (Mialaret, 1955) pour s’apercevoir que la citation précédente résume l’opinion des principaux pédagogues de l’époque, qu’il s’agisse d’enseignants de terrain, d’inspecteurs généraux ou d’universitaires. Et aujourd’hui, que faut-il en penser ? Les résultats des recherches en psychologie des apprentissages numériques publiées ces 50 dernières années sont tout à fait compatibles avec la thèse du rôle ambivalent d’un enseignement précoce du comptage, tel qu’il était exprimé par les anciens pédagogues (Brissiaud, 2013).

Ainsi, la récente étude de la DEPP, lorsqu’on en interprète les résultats avec une culture pédagogique minimum, est loin d’apparaître comme nécessairement porteuse d’une bonne nouvelle : les progrès à court terme qu’elle révèle ne sont peut-être que les signes annonciateurs d’une nouvelle dégradation des performances en calcul des élèves en fin d’école primaire. Une chose est sûre en tout cas : l’inculture pédagogique conduit à de fausses certitudes.

Rémi Brissiaud

Rémi Brissiaud était maître de conférences en psychologie cognitive à l’IUFM de Versailles.

Il faut refonder l’apprentissage des nombres 1

Il faut refonder l’apprentissage 2

Il faut refonder l’apprentissage des nombres

Bibliographie :

Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

Fareng R. & Fareng, M. (1966) Comment faire ? L’apprentissage du calcul avec les enfants de 5 à 7 ans. Paris, Fernand Nathan.

Mialaret, G. (1955) Pédagogie des débuts du calcul. Fernand Nathan, Paris (avec la collaboration de l’Unesco).

Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.