Print Friendly, PDF & Email

L’ICEM (Institut Coopératif de l’École Moderne) et l’IPEM (Institut parisien de l’École Moderne) proposaient, ce mercredi 18 septembre, à la Maison des Métallos de Paris, le 4ème Salon Freinet. La pédagogie de l’instituteur du peuple est-elle devenue moins subversive, au fil du temps, aux yeux de l’institution ? Si elle en inspire clairement le discours actuel, elle n’en demeure pas moins étrangère aux codes de mesure et de rationalisation nécessaires au fonctionnement institutionnel de l’école. Témoins de ce paradoxe, les quelques 150 auditeurs venus découvrir le mouvement ou retremper leur foi, n’ont pu décompter ce salon des animations pédagogiques obligatoires qui leur sont impartis.

A quand Freinet dans les ESPE ?

La pédagogie est présente à chaque ligne du projet d’orientation, remarque Catherine Chabrun, secrétaire générale de l’ICEM en ouverture du Salon, mais on ne demande pourtant pas aux représentants du mouvement Freinet de siéger dans les ESPE. « Peut-on faire évoluer les pratiques sans les mouvements pédagogiques ? » s’interroge-t-elle, exprimant une revendication des différents courants, à l’occasion de cette rentrée : prendre pied officiellement dans la formation initiale et continue des enseignants. En attendant l’adoubement ministériel, les représentants de l’ICEM et de l’IPEM organisaient 5 ateliers simultanés, reprenant les thèmes, valeurs et préoccupations essentielles de la pédagogie Freinet. Connaître le mouvement dans sa globalité, l’intégrer sereinement dans sa pratique, permettre à chaque élève de trouver sa place et qu’il progresse et apprenne d’où qu’il parte ; pratiquer la pédagogie Freinet sur un an, enfin. Autant de manières de rappeler que l’échec scolaire est l’indicateur d’une inadaptation de l’école aux élèves, pas l’inverse, que la participation vivante à la classe, la coopération, l’entraide, le temps d’une étude sereine et le respect du caractère populaire de l’école publique, sont autant de jalons d’une pratique scolaire heureuse et réussie.

Rester serein dans une pratique épanouissante

Faire son métier avec sérénité, le thème choisi par Daniel Goslain, représentant de l’IPEM et enseignant en CP-CE1 à Paris, est à son image. Il évoque son organisation de classe sur le mode de l’enrichissement d’un discours : des verbes d’action qui se multiplient très au-delà des classiques « apprendre » et « obéir » d’antan ; des sujets, un « je »plus responsable, un « nous » et un « tu » attentif à l’autre ; des compléments de temps, de lieu, de manière… On sent que Daniel Goslain parle de sa classe comme d’un lieu vivant qu’il partage sans se l’approprier.

Quant à l’atelier sur la pratique de Freinet sur de courtes périodes, mené par Françoise Salmon, directrice d’école à Paris et membre de l’ICEM, il tend à montrer que loin de tout dogmatisme autant que de l’improvisation désordonnée, l’esprit Freinet peut s’appliquer « dans de petites choses simples qui vont rendre possible d’en développer de plus vastes ». Dans chaque atelier, s’expriment les mêmes appréhensions : des parents, de l’Inspection, des collègues, de soi-même, enfin. A quoi les membres du mouvement préconisent de remédier par deux attitudes : l’une consiste à communiquer le travail réalisé (par le journal scolaire, par exemple) pour témoigner du sérieux de l’activité, suspectée parfois d’être trop ludique, l’autre à montrer la correspondance avec les exigences du socle commun de compétence, suivies avec exactitude par les pédagogies inspirées de Freinet.

Dédramatiser la pédagogie Freinet

« Ce qui importe pour s’engager dans une démarche de pédagogie Freinet, dit Françoise Salmon, c’est ce que les enseignants ont en eux comme projet. Il faut voir ce qu’ils veulent faire, qu’ils pensent le pourquoi avant le comment. S’ils engagent de petits changements sur des pratiques qui leur tiennent à cœur, les élèves vont devenir force de proposition. Quant aux programmes, rien n’empêche de les respecter très précisément : ainsi la parole du matin se retrouve dans les piliers du socle commun, l’estime de soi (pilier 6) est renforcée par le tutorat, et de même pour la plupart des pratiques qui correspondent à des compétences. Cela donne des garde-fous qui assurent de rester dans le cadre de ce qui est attendu d’un enseignant de la fonction publique. Mais en même temps, il ne faut pas perdre de vue le régime de la liberté pédagogique : à ce titre, le respect du cadre doit permettre la créativité de l’enseignant, pas l’étouffer. Après tout, on va à l’école pour apprendre à penser et à faire des liens, pas pour appliquer des modèles. Le mieux reste de trouver un collègue avec qui travailler, pour partager sa pratique – et où qu’on soit, on trouve toujours un collègue qui a envie de travailler ainsi ! »

Un Ministère qui écoute, mais qui agit autrement

« Le discours général du Ministère va clairement dans le sens de la pédagogie, estime Daniel Goslain, mais sans vraiment en intégrer les acteurs. Le CAPE (Collectif des Associations pour l’Éducation), qui rassemble des mouvements comme Freinet, le GFEN, CEMEA, etc. essaie de trouver une place institutionnelle dans les ESPE. Mais ce n’est pas gagné. Il est certain que ce ne peut pas être la même chose qui importe le plus dans l’enseignement Freinet et pour l’institution. Se demander pourquoi on est à l’école, y trouver du plaisir et du sens, tout cela reste un peu subversif et pas vraiment quantifiable en termes de statistiques. J’ai établi des liens entre les pratiques Freinet et les compétences du socle : ça concorde très bien ! Mais inévitablement, il y a un décalage logique avec les attentes de l’institution. » « La réforme des rythmes scolaires, par exemple, comptait parmi nos revendications. Mais le Ministère a voulu faire trop vite sans aller assez loin. Ce n’est pas triturer la semaine scolaire, c’est repenser toute l’année scolaire qu’il faudrait. On peut craindre que le premier pas en ce sens ne soit un faux pas – et qu’il n’y en ait pas de second. Le Ministère a déjà annoncé qu’il remettait à plus tard la réforme de l’année scolaire. Là encore, nous avons le sentiment d’être réellement écouté et entendu par le Ministère ; seulement, mais au moment d’agir, on décide autrement. Mais les choses vont avancer. »

Frontières culturelles dans l’école et hors d’elle

En clôture du Salon, une table ronde sur le thème des frontières culturelles rassemblait Karine Durand, enseignante à Belleville qui a ouvert sa classe à la cinéaste Pascale Diaz pour le film D’une école à l’autre ; Véronique Rivière, directrice d’école à la Chapelle à Paris et responsable de la Papothèque, un lieu de discussion ouvert aux parents de langue étrangère, et Laurent Ott, enseignant social et éducateur. Le témoignage de Karine Durand sur la rencontre d’une classe de Belleville et d’une autre du 5ème arrondissement, à travers un projet de classe à PAC, dépeignait l’hétérogénéité culturelle entre les deux groupes d’enfants de 10 ans et au sein de chacun. Des frontières finalement effacées pour un temps sur la scène, lors de la représentation. La Papothèque de Véronique Rivière reçoit des parents de langue étrangère par groupe linguistique, entre chaque période de vacances scolaires : Chinois, Tamoul, Maghrébin (avec dans ce cas plusieurs langues). Elle échange avec eux à bâtons rompus, en compagnie de la psychologue scolaire et d’un anthropologue psychanalyste de même langue que les parents. L’idée : ne pas exporter hors de l’école les symptômes qui s’y font jour et qui sont liés à la différence de langue entre la famille et le milieu d’apprentissage. Ce mode d’ouverture à l’autre, mis en place avec l’aide d’une consultation interculturelle voisine, permet de valoriser la capacité « d’être plutôt les deux que l’un ou que l’autre ». L’accueil des parents par des interprètes, lors de la rentrée, leur permet un dialogue à égalité avec les enseignants qui facilitent les relations.

Les plus défavorisés exclus de leur droit à la différence

Pour Laurent Ott, intervenant sur le projet Intermède Robinson à Longjumeau avec des enfants Roms, l’enjeu n’est pas tant l’intégration que la culture de la différence. L’institution, estime-t-il, vit de l’illusion que le rassemblement fait groupe et que la différence cesse quand on met les gens ensemble. Mais l’interculturalité ne se produit pas toutes seule : il faut pouvoir nommer les différences, les connaître et les reconnaître, dit-il. « Les plus défavorisés sont même exclus de leur droit à la différence : il faut qu’ils se croient comme les autres, fabriqués à la chaîne sur le même moule. Les enfants du peuple sont interdits de se penser comme enfants du peuple. » La pédagogie Freinet demande de cultiver les différences pour ne pas rester enfermé dedans. L’injonction faites aux enfants de « sortir » de leur environnement (social, local, culturel), résonne comme un reproche d’appartenir au ghetto où on les a relégués.

Le Salon Freinet aura montré une fois encore, s’il en était besoin, à quel point la manière de penser la pédagogie de l’instituteur anticonformiste et défenseur de l’éducation populaire, peut vivifier et nourrir le débat actuel sur les difficultés de l’enseignement. Une vitalité qui pourrait presque faire souhaiter que le mouvement demeure à l’abri de l’institutionnalisation et de ses inévitables dérives dogmatistes.

Jeanne-Claire Fumet