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Rappelant l’opération « collèges connectés », le premier ministre a donc confirmé le statut du mot connecté comme porteur d’une politique sur le numérique. Le Monde publiait presque le même jour un article intitulé « vieux mais connecté(s) consacrant là encore le mot. L’étymologie nous signale qu’il s’agit de « joindre avec ». Tant d’insistance sur ce terme dans notre société pose quelques questions à l’éducateur et plus globalement à tous ceux qui s’intéressent à la vie en société. Serions nous donc si éloignés les uns des autres qu’il nous faille rechercher de nouveaux moyens de nous joindre ? L’illustration infographique de la page du ministère consacrée à ces collèges est illustratrice de cela. En traçant avec des pointillés toutes les relations entre les acteurs de l’établissement à l’aide du numérique, on en oublierait presque que ce qui compte d’abord pour la quasi totalité c’est la relation humaine directe en face à face, comme aiment à le rappeler les parents quand on leur parle des relations avec l’établissement.

Connecté est un mot qui joue aussi bien sur le registre technique que sur le registre humain et imaginaire. Dans une époque ou les liaisons sans fil s’imposent dans tous les espaces de vie, ne pas être « connecté » à un réseau est un très mauvais signe. Quand, au coeur de la haute montagne, près d’un refuge, on voit s’agiter tous ceux qui cherchent à trouver une « connexion », on comprend la valeur du mot et ce qu’il représente pour nombre d’entre nous dès lors qu’il est négatif. Les organisateurs des cures de déconnexion jouent, eux-aussi, sur cet imaginaire. On peut considérer qu’aujourd’hui être normal, c’est être connecté. C’est d’ailleurs ce que nombre de jeunes disent à leurs parents pour les amener à leur acheter ce téléphone portable voire mieux. Car même si dans la cour de récréation je peux être en direct avec mes amis, si je suis connecté c’est beaucoup mieux et même cela permet de prolonger le direct.

Le mot connecté serait donc synonyme de progrès potentiel surtout si on l’applique à telle ou telle population (les vieux, les élèves, les enseignants…). On peut penser que nos dirigeants sont tellement marqués par l’importance prise par les taches connectées dans la société qu’ils veulent reprendre le terme à leur compte pour parvenir à se rapprocher de la population. Jadis les jeunes avaient inventé le terme « branché » pour signifier une autre modalité de connexion. Ce terme a été en son temps colonisé par les politiques. Celui de connecté est au contraire mis en avant par les politiques alors que dans le langage courant il n’est pas popularisé en tant que tel. Par contre c’est le fait de connexion qui impressionne. De fait il y a derrière ce terme des enjeux non négligeables pour l’avenir numérique de nos sociétés (en bien ou en mal…)

Le premier enjeu est celui d’une connexion possible partout et tout le temps. Nombre de zones géographiques sont peu ou mal connectées. Les collectivités territoriales en ont fait une priorité. Le deuxième enjeu est celui de la mondialisation renouvelée par la connexion. Si l’on se souvient du télégraphe de Chappe, ou encore de la fameuse « poste restante », on peut aisément mesurer combien la connexion a transformé le monde. Mais si l’on regarde aussi les autres formes de réseaux que le réseau numérique, on prend conscience de ce que le terme « connecté » a pris une importance de plus en plus grande avec l’évolution des moyens de communications dans nos sociétés. Le troisième enjeu, et il n’est pas des moindres, c’est celui qui interroge le sens de la rencontre humaine dans un monde de « connectés ». Là encore l’évolution est très importante et l’on n’a pas fini de mesurer les conséquences de la connexion numérique sur la psychologie humaine. Les pathologies de l’addiction au numérique ont malheureusement davantage focalisé l’attention sur des comportements situés (jeux vidéos, jeux d’argent) que sur ce fondement du comportement humain : la gestion de la relation humaine, à commencer par la relation filiale dont Freud nous avait fait découvrir la complexité.

A observer le nombre de téléphones portables (ou smartphones) en activité dans un transport en commun, à regarder le comportement de nombreux élèves à la sortie de l’établissement, on mesure combien le souci d’être connecté est de plus en plus un impératif. Revendiquer un collège connecté risque d’ouvrir de nouvelles brèches dans ce qui était souvent un lieu bien protégé (un sanctuaire diront certains). Comment gérer les smartphones dans l’établissement si l’ENT devient un incontournable de la relation entre le jeune et son établissement ? Si l’on en vient à considérer la connexion comme obligatoire, il va falloir en gérer les usages et je ne suis pas certain que l’on en ait mesuré toutes les conséquences. Or elles émergent chaque jour un peu plus dans l’espace social. Le monde de demain semble s’envahir progressivement d’objets (et bien davantage) eux-aussi connectés. Ainsi notre environnement silencieux va-t-il se mettre à parler à l’instar du GPS qui guide à voix haute le conducteur. Avec l’informatique embarquée connectée et pervasive, nous allons peupler notre environnement de signaux de tout ce qui est connecté et ce avec quoi nous allons être connectés. Cette évolution qui s’insère progressivement dans notre environnement nous fait progressivement oublier ce que peut être une vie non connectée numériquement.

Si la possibilité d’être connecté a élargi notre regard sur le monde, elle nous en a rendus aussi dépendant. Eduquer au numérique va donc supposer d’interroger ce que signifie pour chacun « être connecté ». Plus précisément il va être nécessaire de se rappeler que l’on a pu vivre déconnecté pendant de nombreux siècles. Aujourd’hui nous trépignons quand l’opérateur dessert mal notre quartier, notre établissement. Nous sommes devenus gourmands de connexions. Outre que cela repose la question du fonctionnement de la relation humaine, cela pose simplement celle du sens du progrès technique et de son intérêt pour l’humain.

Bruno Devauchelle

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