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Comment expliquer l’échec de 15 à 20% des enfants à acquérir les compétences de base en français et maths ? André Ouzoulias propose une réflexion en 4 parties qui sera le fil conducteur de cette semaine.

L’école primaire échoue à amener 15 à 20 % des élèves au niveau de compétences, de connaissances et de culture visé par notre pays à l’entrée en 6e. On en connaît les graves conséquences humaines, psychologiques, sociales, économiques, politiques, institutionnelles… À lui seul, le constat de ces échecs massifs, qui touche électivement les élèves des milieux populaires, légitime pleinement l’idée de « refonder » notre école. Une telle ambition n’a rien d’utopique : un certain nombre d’expériences dans des écoles situées en quartiers populaires montrent qu’il n’y a aucune fatalité dans l’échec actuel de l’école de la République. (1)

Mais, avant toute ébauche d’une « refondation pédagogique » et, notamment, d’une refonte des programmes, il conviendrait de répondre à la question suivante : y a-t-il, dans les progressions les plus répandues et les choix didactiques structurant l’école primaire depuis plusieurs années, en lecture-écriture, en mathématiques, dans les disciplines scientifiques, etc. des options qui sont susceptibles d’engendrer l’échec de ces 15 à 20 % d’élèves (et d’entraver la réussite de bien d’autres) ? Répondre à ces questions, c’est aussi se demander si l’école française, ainsi qu’elle le devrait, a effectivement adopté comme modèle d’élève, « celui qui n’a que l’école pour apprendre ». (2)

Concernant les mathématiques, Rémi Brissiaud, dans plusieurs textes récents (3) , a mis en évidence une contribution déterminante des choix pédagogiques opérés à partir de 1986 au véritable effondrement des performances des élèves français jusqu’en 2007, avéré dans les évaluations nationales de la DEPP (4) .

Pour ma part, concernant la lecture-écriture, je vois quatre domaines dans lesquels il faut travailler à une réorientation pédagogique, qui conditionne la démocratisation de l’école. Ils font ici l’objet d’analyses et propositions dans quatre parties successives :

– 1/4. L’enseignement de la langue orale française en maternelle.

– 2/4. La compréhension de la graphophonologie à la charnière GS-CP

– 3/4. Faire écrire les enfants : une urgence pédagogique et sociale

– 4/4. L’acquisition de l’orthographe, un enjeu crucial

Un premier domaine : l’enseignement de la langue orale française en maternelle

En fin de maternelle, s’exprimer avec à propos et clarté, c’est un objectif en soi, mais c’est aussi la moitié du chemin vers la lecture. Les écoles des quartiers populaires devraient toutes avoir les moyens humains d’organiser chaque jour des petits groupes de langage. Le dispositif Plus de maîtres que de classes doit être déployé en priorité au service de cet objectif Sans ces petits groupes de conversation dirigée, il y a des enfants qui restent en dehors des échanges au sein de la classe (cf. les travaux d’Agnès Florin). En revanche, dans des « ateliers » de 4 ou 5 enfants, durant 40 minutes chaque jour (par exemple, en moyenne section : deux ou trois groupes le matin, deux l’après-midi), chaque enfant est en mesure de parler 5 ou 6 minutes (c’est un minimum !). Et il parle alors avec un adulte qui sait quels objectifs il poursuit avec chacun, en lui proposant des relances et des reformulations adaptées à ce qu’il peut comprendre et – on l’espère ¬ qu’il va pouvoir reprendre très bientôt à son compte.

Encore faut-il distinguer le langage écrit entendu (5) et la langue orale, celle de l’oralité vive, qui ne se confond pas, même dans ses formes les plus élaborées, avec les canons de l’écrit. En effet, si la lecture à haute voix d’œuvres du patrimoine et la présentation d’albums « classiques » est incontournable, elle vise des objectifs différents de celui d’apprendre à parler : appropriation d’un patrimoine littéraire, initiation à la psychologie des personnages, éducation du regard à travers l’observation des illustrations et leur mise en relation avec le texte, imprégnation orale des formes syntaxiques de l’écrit, etc.

La différence entre les modalités orale et écrite n’est pas, comme on peut le croire, une différence entre un oral sommaire, populaire ou relâché et un écrit savant, élaboré et cultivé, entre des énoncés oraux rudimentaires (sans complexité) et des phrases écrites plus complexes. Non ! Elle tient à quelques caractéristiques syntaxiques. À l’oral, on n’observe pas d’occurrences du passé simple ; il y a peu d’interrogations avec inversion ; le « ne » est souvent omis ; on entend, y compris chez les adultes lettrés, des occurrences quasi systématiques de redondance du pronom : « Il est très gros, ce chien ! » ; « Tiens, le camion, il est parti » absolument typiques de l’énoncé oral français, etc. Répétons-le : ces formes de l’oral ne sont pas fautives. Comme l’a montré Claire Blanche-Benveniste, elles caractérisent la syntaxe du français parlé, y compris chez les personnes les plus instruites, dont elle a enregistré, transcrit et analysé les discours improvisés. (6)

En outre, il faut souligner que sans les « introducteurs de complexité » (prépositions, conjonction de coordination, de subordination, pronoms relatifs, etc.) qui caractérisent le développement de la syntaxe de l’oral bien avant l’accès à la lecture, les enfants ne peuvent guère enrichir leur vocabulaire actif, celui qui est mobilisé dans l’expression orale. Sans l’ossature de la syntaxe, l’enfant ne peut en effet fixer et « muscler » la chair des mots. Ce n’est pas un hasard, naturellement, si l’explosion lexicale, qui démarre entre 2 et 3 ans s’accompagne de l’apparition des premiers énoncés à deux mots (« cassée voiture »), puis du développement accéléré de la syntaxe : « elle est cassée, la voiture » ; « la voiture, elle roule plus parce qu’elle est cassée »…. Le développement de la syntaxe est le moteur invisible mais puissant de l’essor du vocabulaire.

Parler aux enfants en se refusant à employer ces structures banales de l’oral, introduit une hiérarchie entre les modalités orales et écrites de la langue française. Or, si les intentions sont bonnes, ce choix naïf va néanmoins gêner l’appropriation de la langue française orale par les enfants. Comme Philippe Boisseau l’a montré ici même (7) , il leur sera plus difficile de construire leur oral, notamment parce que, sans la redondance des pronoms, les enfants sont impuissants à utiliser les connecteurs de complexité. Ce phénomène est accentué chez les enfants des milieux culturellement défavorisés. Se trouvant souvent déjà en difficulté pour manier l’oral, n’ayant dans leur famille que très rarement l’occasion d’entendre les adultes leur lire des histoires écrites, ils rencontrent alors à l’école maternelle un oral qui ne leur est pas du tout familier et qui résonne pour eux bizarrement, sans leur donner prise sur cette forme langagière.

Il y a là un facteur de développement de l’hétérogénéité entre élèves selon l’origine sociale. En effet, à l’inverse, les enfants des milieux favorisés retrouvent à l’école ce langage écrit entendu familier qui est celui de leurs parents lorsqu’ils leur lisent des histoires le soir au coucher. Le reste du temps, ils entendent bien évidemment, presque toujours, « l’oral de l’oralité » : « Il est où, ton doudou ? Faut pas pleurer comme ça… On va le retrouver, ton doudou ». Le langage de l’enseignant, qui « parle comme leurs livres » ne surprend pas ces enfants-là. Cela renforce leur imprégnation de la syntaxe de l’écrit sans nuire à la construction de leur oral, qui se poursuit naturellement dans leur famille…

Dit, autrement, l’enjeu de la pédagogie du langage à la maternelle est de donner à entendre et à apprendre à tous les enfants le langage des milieux favorisés, la langue de l’oralité vive et celle du langage écrit entendu. Le paradoxe est en fait que, si l’on veut que les enfants acquièrent cet oral de lettré que nous visons tous, il faut tout à la fois qu’ils puissent s’immerger en toute sécurité dans l’oralité vive et se familiariser progressivement avec la langue de l’écrit. Les enfants ont besoin de développer leurs capacités dans ces deux modalités. Lors des premières dictées à l’adulte, l’enseignant les amènera graduellement à passer consciemment d’une syntaxe à l’autre : « la voiture est cassée » (et non plus « la voiture, elle est cassée »), « la voiture ne roule plus parce qu’elle est cassée » (et non plus, « elle roule plus, la voiture, parce qu’elle est cassée »).

Les programmes devraient pointer ces différences entre oral et écrit et encourager les enseignants de maternelle à « mettre le paquet » sur les structures — de plus en plus élaborées ¬ de l’oral, à introduire graduellement les modalités propres à l’écrit à travers la présentation d’albums et d’écrits divers puis, de manière plus explicite, à mobiliser celles-ci lors des dictées à l’adulte à la fin de la maternelle.

Les programmes devraient également donner l’ordre d’apparition des structures syntaxiques chez les enfants (l’ordre d’arrivée des pronoms, celui des temps, celui des connecteurs, à l’origine de la complexification des énoncés), car c’est celui du développement de la langue orale française chez les jeunes enfants. Il est possible d’accélérer ce développement à condition de ne pas brûler les étapes et de proposer les structures qui sont dans la zone de proche développement de l’enfant. Il conviendrait aussi que les enseignants de l’école primaire soient formés à analyser les productions orales de leurs élèves et à leur proposer, dans l’instant, les interactions les plus fécondes (8).

André Ouzoulias

Professeur agrégé honoraire, Université de Cergy-Pontoise, psychopédagogue,

membre du Conseil scientifique de la FNAME, directeur de la collection Comment faire ? (CRDP de l’académie de Versailles, Retz).

Cofondateur du Groupe Reconstruire la formation des enseignants (GRFDE), http://grfde.eklablog.com

Demain : 2/4. La compréhension de la graphophonologie à la charnière GS-CP

Notes :

1 J’adresse mes plus vifs remerciements à Rémi Brissiaud, Danièle Manesse et Caroline Le Gavrian pour avoir accepté de relire une première version de ce texte et m’avoir suggéré plusieurs améliorations.

2 L’expression est de Bonnéry, S., 2007, Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute.

3 Brissiaud R., 2007, Premiers pas vers les maths : Les chemins de la réussite à l’école maternelle, Retz ; 2013, Apprendre à calculer à l’école : les pièges à éviter en contexte francophone, Retz ; 2013, « Maternelle : De faux bons résultats », site du Café Pédagogique : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/09/18092013Article635150858806829907.aspx

4 DEPP, 2008, « Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007 », Note d’information, 38, décembre 2008.

5 L’expression est de Ducancel G., 2006, Sens et code au cycle 2, INRP, Hachette.

6 Par exemple, Approches de la langue parlée en français, Ophrys, 2004.

7 Boisseau P., 2013, « Langage et nouveaux programmes pour la maternelle », Le Café Pédagogique

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/10/17102013Article635175801831343745.aspx

8 Voir Boisseau, 2005, Enseigner la langue orale en maternelle, collection Comment faire ?, Retz-CRDP de l’académie de Versailles, ainsi que les divers outils qu’il propose aux enseignants de maternelle chez Retz.