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Avec ce film qui sort le 13 novembre, le réalisateur de « Shoah » revient ici sur le sujet, devenu matière vive de son expérience de cinéaste et de sa vie. En 1975 à Rome, pendant le tournage du documentaire, il filme Benjamin Murmelstein, le dernier président du conseil juif du ghetto de Theresienstadt et le seul survivant parmi les « doyens » des juifs, et, en 2012, il met en scène ces entretiens en revenant à Theresienstadt, la ville « donnée aux Juifs par Hitler », lieu du ghetto « modèle » élu par Eichmann pour « leurrer le monde ». Claude Lanzmann a déjà procédé ainsi à plusieurs reprises, en choisissant d’extraire des témoignages recueillis et non utilisés pour le montage de « Shoah » l’interview d’un seul personnage, figure essentielle pour cerner le processus de mort : Maurice Rossel, délégué suisse de la Croix rouge internationale, ou l’aveuglement de l’inspecteur des ghettos (« Un vivant qui passe », 1997) ; Yehuda Lerne, jeune héros de la seule révolte réussie du camp d’extermination («Sobibor, 14 octobre 1943 16 heures », 2001) ; Jan Kaski, résistant polonais, ou la vaine révélation du génocide auprès des Alliés (« Le Rapport Karski », 2010).

Avec « Le dernier des injustes », à travers le face-à-face avec Benjamin Murmelstein, le cinéaste se confronte à toutes les questions soulevées par le système nazi tel qu’il se déployait dans le camp de Theresienstadt, « acmé de la cruauté et de la perversité » : comment un homme (un rabbin, en l’occurrence) pouvait-il exercer la fonction de chef d’un « judenrat » dans un « ghetto pour la montre », théâtre de propagande et antichambre de la mort ?

Fidèle au dispositif utilisé pour « Shoah », le documentaire s’ouvre sur le plan d’un quai de gare, celle où arrivaient alors les trains transportant les Juifs, voyageurs maltraités, destinés à l’internement dans le camp de Theresienstadt ; sur ce quai battu par le vent et le froid, surgit aujourd’hui, l’imposante carrure, d’un Claude Lanzmann, au visage buriné, aux cheveux blancs, filmé plein cadre, comme s’il avait décidé de s’exposer lui-même pour aborder cette nouvelle expérience, fruit d’un tournage « moralement très éprouvant ».

Très vite, nous retrouvons, accoudés à la balustrade d’une fenêtre dominant une ville (il s’agit de Rome), deux hommes de dos en train de dialoguer : l’un, à la carrure puissante, se retourne, c’est Benjamin Murmelstein ; et son interlocuteur aux cheveux et aux lunettes noirs, c’est Claude Lanzmann. Le premier, conteur tonitruant et sarcastique, explique au second, intervieweur exigeant aux interrogations sans ménagement, les conditions de création du camp et ses « fonctions » en son sein.

Un témoignage unique

Rabbin à Vienne, après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938, il mène un combat sans relâche avec Adolf Eichman pendant 7 ans pour faire émigrer 121 000 juifs avant d’accepter sa nomination, en décembre 1944, comme « doyen des juifs » (selon la terminologie nazie) du ghetto à Theresienstadt : il est le troisième et dernier à ce « poste » , ses prédécesseurs ayant été liquidés par les nazis. Il réussit à maintenir le ghetto jusqu’à la fin de la guerre. Arrêté et emprisonné par la justice tchèque, il sera acquitté.

Face aux questions sans concession de Lanzmann, progressivement se fait entendre le témoignage terrible, en forme de long plaidoyer, du « dernier des injustes », selon ses propres termes en référence au livre d’André Schwarz-Bart intitulé « Le dernier des justes ».

Reclus à Rome, toujours objet de haine des survivants, il lance les mots d’une voix forte, avec un débit saccadé, tantôt agressif, tantôt sarcastique, pour dire toute l’ambivalence de son entreprise. « Sans jamais partager l’idéologie des nazis comme l’auraient fait de vrais collabos » (c’est Lanzmann qui souligne), ni ajouter foi, comme certains l’ont cru, à une rationalité selon laquelle les Allemands auraient eu besoin des Juifs, Benjamin Murmelstein met en œuvre tout ce qui est en son « pouvoir » pour faire en sorte que le ghetto, dans la forme de « vitrine » voulue par les nazis, fonctionne le plus longtemps possible : tant que la machine marche, les internés du camp (et lui-même) restent en vie.

L’organisation du chaos

Dans ce lieu où dominent le chantage et la violence, il s’agit pour lui de faire preuve de réalisme et d’anticiper la logique de domination. Ainsi lorsque les nazis envisagent « l’embellissement » de leur ghetto modèle conçoit-il les travaux (apport de vitres et de panneaux de bois) pour consolider le bâti comme une source d’amélioration du quotidien des internés. Dans la même logique, lorsqu’il est menacé de mort, en tant que responsable, s’il ne met pas fin à une épidémie grave qui sévit dans le camp, il parvient à monter une « structure sanitaire » avec médecin référent, enrayant de la sorte un phénomène auquel les autorités répondaient en confinant ensemble les prisonniers contaminés jusqu’à ce que mort s’en suive.

Avec une franchise qui fait froid dans le dos, il explicite ce qui le conduit à organiser l’enfer pour le rendre habitable, vivable : structuration du temps avec des horaires de travail fixes et des moments de repos ; autrement dit, faire travailler les internés pour leur redonner le « goût » de la survie dans cet enfer. Un objectif de fonctionnement dont l’ambivalence saute à l’esprit : il coïncide en même temps avec la crainte d’une révolte et d’un dévoilement de la vérité qui hante les allemands ; ces derniers ont en effet liquidé le « doyen » précédent après son appel « à tenir » (une déclaration écrite lue par Lanzmann dans les ruines du ghetto, sur les lieux du crime).

La stratégie du mensonge dans le mensonge

Benjamin Murmelstein revendique pleinement son engagement de tous les jours pour faire durer le mensonge ; il se bat « pied à pied jusqu’à la fin contre les tueurs » selon Claude Lanzmann en intégrant dans sa stratégie de survie le mensonge fondateur du camp de Theresienstadt. Comme il le souligne avec un humour terrible, les Allemands avaient voulu faire de lui leur marionnette mais la marionnette a appris elle-même à tirer les ficelles.

En se soumettant au but de la propagande nazie, le « doyen » prolonge le mensonge et les « apparences » du ghetto modèle jusqu’à l’embellissement au point de tromper la vigilance du délégué de la Croix rouge internationale venu inspecter le camp en juin 1944. Paradoxe encore de cette action jusqu’au boutiste : le maintien en activité du camp jusqu’aux derniers jours de la guerre « évitera à sa population les marches forcées ordonnées par Hitler ».

Témoin monstrueusement dérangeant, il ne sera pas convié au procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 bien qu’il ait écrit au président du Tribunal en ce sens. Balayant d’un revers de main la figure ordinaire, l’interprétation proposée à l’époque par Hannah Arendt, il livre un portrait démoniaque d’Eichmann en fanatique antisémite ; sans le formuler explicitement, il se veut aussi la preuve vivante de l’inanité de la notion de « banalité du mal » élaborée par la philosophe lorsqu’elle met en cause le rôle actif des Judenrats, à travers leur coopération forcée, dans la machine de mort.

Une esthétique du désastre

Benjamin Murmelstein a publié en 1961 « Terezio, il ghetto modello d’Eichmann », un ouvrage en italien consacré « aux victimes et à leur effroyable souffrance », comme le signale ailleurs Claude Lanzmann qui a accepté, dans « Le dernier des injustes », de lui donner la parole, de laisser la place à la défense. A charge pour l’auteur du documentaire de donner de sa personne afin qu’advienne à l’image l’évocation des « martyrs » de Theresienstadt.

Dans son geste de création, le cinéaste met en œuvre des partis-pris esthétiques aptes à prendre en charge le martyr des internés en multipliant les va-et-vient de la mémoire entre les entretiens de 1975, aujourd’hui et la période du camp. Et pour l’entreprise la plus délicate -atteindre à une vérité du « ghetto modèle »-, le réalisateur transgresse un « tabou » à ses yeux et recourt à des archives de sources différentes : des extraits de films de propagande nazie mettant en scène la vie « paisible » du camp et de ses prisonniers, des reproductions d’esquisses et de dessins réalisés par les internés évoquant de sombres moments de leur existence quotidienne. Et pour faire parler les lieux (dans des gares, à Nisko, à Vienne, à Prague et à Theresienstadt surtout), pour donner une sépulture aux morts, à nouveau il « filme les pierres comme un fou » (ce sont ses mots pour le tournage de « Shoah »), il fait parfois entendre des chants religieux ; et il se filme, seul, debout dans ce qui reste du ghetto, ce « lieu sinistre d’une inoubliable beauté », évoquant le supplice des condamnés, les conditions de la pendaison, unique punition en vigueur au camp, lisant à voix haute le dernier texte écrit par le deuxième doyen peu de temps avant son élimination.

Sûr de sa démarche, Claude Lanzmann ne craint pas la polémique : « le film montre clairement que ce ne sont pas les Juifs qui ont tué les leurs ; on y voit bien qui sont les vrais tueurs ». Dans la dernière séquence du film, les deux hommes sont de nouveau à l’écran, poursuivant leur échange sur la question des conditions nécessaires « pour juger » l’ancien chef d’un Conseil des Juifs et ce dernier remarque qu’il sera bientôt comme « un dinosaure sur une autoroute ». Un peu plus tard l’intervieweur, au terme d’un questionnement implacable, lui glisse : « vous êtes un tigre ! ». Tous deux s’éloignent, filmés de dos marchant sur une voie romaine et Claude Lanzmann pose le bras sur l’épaule de Murmelstein, dernier plan d’ensemble, tourné en 1975, que le cinéaste d’aujourd’hui a conservé, ultime signe d’une humanité partagée.

Samra Bonvoisin

« Le dernier des injustes », documentaire de Claude Lanzmann, sortie : 13 novembre 2013

Notes :

-Films de Claude Lanzmann disponibles en DVD

. « Shoah » -1985-, Whynot Productions (version intégrale / 9h) ; CNDP (extraits, version de 3h remontée par le cinéaste, destinée aux lycéens) ;

. « Un vivant qui passe » -1997- et « Sobibor : 14 octobre 1943 16 h » -2001-, accompagnés d’un entretien inédit entre Claude Lanzmann et Hélène Frappat, coédition Les cahiers du cinéma/Whynot Productions ;

. « Le dernier des injustes », France Télévision Distribution (disponible en février 2014).

-Ecrits de Claude Lanzmann

. « Shoah », texte intégral du film ; préface de Simone de Beauvoir, Fayard, 1985 ;

. « Au sujet de ‘Shoah’ », série de textes autour du film dont certains de Claude Lanzmann, Belin, 1990 ;

. « Un vivant qui passe : Auschwitz 1943, Theresienstadt 1944 », Mille et une nuits, 1997, réédition, collection Folio, Gallimard, 2014 ;

. « Sobibor, 14 octobre 1943 16 h », texte intégral du film, préface de Claude Lanzmann, postface d’Arnaud Desplechin, éditions Les cahiers du cinéma, 2001 ;

. « Le lièvre de Patagonie », mémoires de Claude Lanzmann, Gallimard, 2009.

-Autour de la notion de « banalité du mal » selon Hannah Arendt

. « Eichmann à Jérusalem -Rapport sur la banalité du mal » d’Hannah Arendt, collection folio histoire, Gallimard, 1ère édition 1966, réédition 2013 ;

. « Hannah Arendt », film de Margarethe Von Trotta, DVD Blaq out, 2013 ;

. Texte de Jeanne-Claire Fumet, consacré au film de Margarethe Von Trotta, publié dans l’Expresso du 15 avril 2013.